Culture
Entretien

Spéciale Vesoul : "Ningen", une histoire pleine d’humanité

Yoshino-san, le personnage principal du film Ningen
Yoshino-san, le personnage principal du film Ningen en pleine contemplation. (Crédit : D.R.).
La 22eme édition du festival international des cinémas d’Asie (FICA) de Vesoul a eu lieu du 3 au 10 février dernier. Asialyst revient durant toute la semaine sur le doyen des festivals de cinéma asiatique européens et l’un des quatre principaux festivals soutenus par le CNC (centre national du cinéma).
Cette année, le film Ningen, tourné au Japon en 2012 et recompensé de nombreux prix dans des festivals, était présenté dans la section : “Entre l’Orient et l’Occident”. Rencontre avec ses réalisateurs : la Turque Cagla Zencirci et le Français Guillaume Giovanetti.
Inséparables, ils ont réalisé depuis leur rencontre neuf films originaux, basés sur le voyage et la rencontre et entièrement tournés avec des amateurs à partir de leurs propres histoires mises en scénario. Tous leurs films ont à voir avec l’Asie.
Les réalisateurs Cagla Zencirci et Guillaume Giovanetti.
Les réalisateurs Cagla Zencirci et Guillaume Giovanetti. (Crédit : D.R.).
Pouvez-vous revenir sur la genèse du film ?
Cagla Zencirci (CG) : En 2008, nous avions tourné un court métrage intitulé Ata qui racontait la rencontre entre un Ouïghour et une Turque en France. Ce court a été bien reçu dans les festivals ; le grand prix d’un festival de Tokyo nous a même été décerné et nous avons été invités là-bas. Le jour de notre arrivée, une voiture nous a emmenés chez Panasonic – le sponsor du festival – qui désirait nous faire tourner un petit film. Quand nous sommes arrivés dans leurs locaux, nous avons été accueillis par une équipe de tournage et plein de matériel. Nous avons alors immédiatement commencé à tourner avec Yoshino-san, le patron de la société qui organisait ledit festival. Cette première collaboration a donné un 28 minutes – Six – qui a été présenté au Festival International du film de Locarno quelques mois plus tard.

Guillaume Giovanetti (GG) : Cela a été une excellente surprise et nous nous sommes dit que nous devrions poursuivre. Nous avons alors rapidement écrit un projet de long métrage où Yoshino-san pourrait jouer un rôle important et nous avons eu la chance d’être sélectionnés pour une résidence à la villa Kujoyama – l’équivalent de la villa Médicis en version japonaise – ce qui nous a permis de rester six mois à Kyoto en 2010.

CZ : Nous étions arrivés à Kyoto avec un tout autre projet ; mais nous avons pu développer ce qu’est aujourd’hui Ningen grâce à Yoshino-san et à de fréquentes visites dans une clinique psychiatrique où deux patientes nous ont énormément inspirés. La découverte de cette clinique à Kyoto est d’ailleurs elle aussi le fruit d’une rencontre lors d’un festival de courts métrages. Notre court Six passait ce jour-là en même temps qu’un autre ; et celui-ci était d’une tonalité plus fantastique et avait été tourné par le gérant d’une clinique à Kyoto. C’est lui qui nous a ensuite invité.
Pouvez-vous revenir sur la trame du film et ses moments forts ?
GG : Le film suit un PDG d’une petite société japonaise. Il s’appelle Yoshino-san et il est confronté à une grave crise économique dans sa société. Il risque la banqueroute ; et sous la pression il commence à perdre la tête et à confondre des éléments de certains mythes japonais avec sa propre vie. Dans le film, il va essayer de lutter contre ses délires puis s’abandonner à cet état pour plonger dans les mythes japonais.
Parmi les mythes que vous évoquez, il y a celui du renard et du tanuki, le raton laveur.
CZ : Ce sont deux animaux magiques et spirituels qui peuvent prendre forme humaine pour voler des richesses. Les patientes de l’hôpital nous racontaient cette histoire et y avaient ajouté le fait que les deux tombaient amoureux. Nous nous en sommes largement inspirés.
GG : Nous travaillons toujours avec des non professionnels. Nous passons également toujours beaucoup de temps avec eux avant le tournage ; et c’est ce que nous avons fait à Kyoto. Nous n’avons d’ailleurs pas tourné le film pendant notre résidence mais plus tard, lorsque nous y sommes retournés.
Concernant la question des mythes, Yoshino-san et Ayukawa-san nous en ont évoqué un autre : celui de Izanami et Izanagi, une histoire d’amour très forte à la base de la création du Japon selon la mythologie shintô (et qui est comparable au mythe d’Orphée pour les occidentaux, ndlr). Quand ils font l’amour, des montagnes apparaissent dans la mer…
Vous arrivez à mêler des choses très archaïques, des mythes avec le Japon très contemporain voire undergroud. Ainsi, le film commence par une scène qui montre Yoshino-san montant sur scène avec une femme qui fait du pole dancing ; et il se poursuit avec lui le lendemain matin expliquant à tous ses employés que cette danseuse est en réalité une déesse parce qu’elle va au bout pour gagner de l’argent. Pouvez-vous nous parler de ce mélange ?
CZ : Ce mélange découle de notre façon de travailler. Mais le Japon aussi y est pour beaucoup : quand on commence à connaître le Japon, les clichés volent en éclat. Ainsi, par exemple, pour “sceller” notre contrat avec Yoshino-san, il nous a invité chez lui à une cérémonie à genoux sur des tatamis ! Et sur le contrat, était inscrit le fait que nous allions faire un film ensemble ; film qui allait passer à Cannes et avoir la palme d’or ! Chacun de nous avait son sceau pour parapher le contrat et Yoshida-san l’a signé avec son sang ! Je me suis demandée quel siècle on était !
Le Japon en soi mélange le contemporain et l’archaïque. Le traditionnel est toujours très présent même dans une entreprise très moderne. Nous l’avons senti tout de suite et nous avons voulu mettre cette coexistence entre ces deux mondes dans le film.

GG : Lorsque nous étions à Kyoto, nous passions un tiers de notre temps dans les bars, un tiers dans la clinique et le reste dans une forêt profonde près d’un sanctuaire shinto.
Tout ceci se retrouve dans le film.

Pouvons-nous parler du personnage de M. Lee ?
CZ : C’est un ancien danseur classique chinois qui est arrivé à 23 ans par bateau au Japon et qui se retrouve dans le quartier rouge de Shinjuku à Tokyo. Il ne connaît personne et commence pour survivre à distribuer des serviettes à des gens qui sortent des maisons closes. Comme il est très malin, il devient le protégé des yakuza et commence à avoir son propre lieu, un restaurant. C’est une véritable succes story ! L’année dernière, il s’est même présenté aux élections parlementaires pour le Kabukicho – le quartier rouge de Shinjuku. Il n’est pas encore élu mais il va y arriver !
C’est un personnage très attachant. Il est facile à cerner au départ, mais petit à petit on voit que ce n’est qu’une vitrine et que, derrière, il peut spontanément fondre en larmes, comme lorsqu’il parle de son ex-femme par exemple. C’est grâce à lui que la sauce a vraiment pris car c’est lui qui a fait comprendre au renard et au raton laveur que la chose la plus importante ce n’est pas l’argent mais l’amour.

GG : Pendant le tournage, lors de la première séquence, il prenait les choses à la légère. Mais au fur et à mesure, il a compris comment cela pouvait l’aider.

Aucun des personnages ne semble pouvoir être mis dans une boîte. Il y a aussi l’histoire de l’épouse de Yoshino-san
CZ : Nous cherchions qui allait être le renard, et personne ne rentrait dans la case sauf elle. A force de la côtoyer, nous avons vu sa curiosité et également, sur le visage de Yoshino-san, le désintérêt qu’il avait face à la participation au tournage de sa femme qui est cofondatrice et comptable de la compagnie.
Pouvez-vous revenir sur votre méthode de tournage ?
GG : Nous mettons tout en place pour tourner une séquence afin que l’inattendu arrive ; parce que c’est dans cet inattendu-là que nous sculptons la matière du film. Nous faisons de la fiction, mais il y a des spontanéités qui peuvent se perdre, donc nous n’allons pratiquement jamais au-delà de cinq prises. Tout ceci pour éviter que les acteurs jouent au lieu d’être.
Dans le film, il y a une troisième partie très onirique
GG : Dans cette partie, Yoshino-san s’abandonne à sa maladie. A ce moment là, nous avons pu montrer des aspects plus traditionnels. On est dans un sanctuaire shinto. On voit une médium qui parle avec des morts, un onnagata (soit un homme jouant un personnage de femme, ndlr) – qui normalement joue dans le théâtre kabuki – monter sur une scène de théatre . Nous avons voulu ces décalages. Cela afin que le spectateur fasse l’expérience de Yoshino-san d’être dans l’étrangeté et dans un environnement très spirituel.
Ce film est votre neuvième film.
CZ : Je suis turque et Guillaume est français. Notre rencontre a fait germer l’idée que nous pouvions faire des films ensemble. Notre premier film, Une Route de la soie (2004) était d’ailleurs un documentaire sur les toilettes de la route de la Soie. Il a été pris au festival de Films de Femmes de Créteil.

GG : Tous nos films ont un rapport avec l’Asie ; même ceux que nous avons tournés en France. Ata (2008) par exemple se passe en Allemagne et raconte la rencontre entre une urbaniste architecte turque et un ouïghour lorsqu’elle rend visite aux jardins ouvriers de Berlin. Egalement, notre premier long métrage Noor (2012) a lui été tourné au Pakistan.

CZ : Noor raconte l’histoire d’un membre de la communauté des transgenres qui ne veut plus l’être et qui va essayer d’aller trouver des fées sur un lac pour leur demander de changer. C’est un road movie moderne (disponible en dvd, ndlr).

Tous vos films mettent en scène un certain rapport occident et orient
CZ : Nos films naissent des rencontres que nous faisons. Et, vu notre situation : Est-Ouest, homme et femme, nous arrivons très souvent à côtoyer des exemples extrêmes d’une société – ceux qui sont exclus.
C’est à partir d’eux que nous écrivons nos histoires, parce que les extrêmes sont un bon moyen de comprendre la société. Vous savez ce que la société exclue, et donc vous avez une idée claire de ce que la société est.

GG : En Asie, nous allons chercher des choses que nous n’avons pas ici et qui nous intéressent. En plus, le rapport avec l’étranger y est très simple : on arrive dans un village et on termine dans la maison de gens qui nous donnent leur lit ! C’est quelque chose qui nous fait plaisir et qui nous permet de trouver la matière de nos films.

CZ : Je pense que nous avons la bonne distance au sujet, au pays. C’est ainsi que l’on peut voir ce qui ne va pas, en étant à l’intérieur, sans être dans le quotidien.

GG : Nous ne voulons surtout pas donner un point de vue extérieur. Il faut s’immerger complètement auprès des habitants pour ne pas dire de bêtises !
CZ : Grâce à sociabilité de Guillaume et à son talent pour les langues, nous pouvons rencontrer les locaux et ainsi arriver au cœur du pays, de ces traditions.

Par Anne Garrigue

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A propos de l'auteur
Ecrivain-journaliste résidant à Paris depuis 2014, Anne Garrigue a vécu et travaillé près de vingt ans en Asie de l’Est et du Sud-Est (Japon, Corée du Sud, Chine et Singapour). Elle a publié une dizaine d’ouvrages dont Japonaises, la révolution douce (Philippe Picquier), Japon, la fin d’une économie (Gallimard, Folio) , L’Asie en nous (Philippe Picquier), Chine, au pays des marchands lettrés (Philippe Picquier), 50 ans, 50 entrepreneurs français en Chine (Pearson) , Les nouveaux éclaireurs de la Chine : hybridité culturelle et globalisation ( Manitoba/Les Belles Lettres). Elle a dirigé les magazines « Corée-affaires », puis « Connexions », publiés par les Chambres de commerce française en Corée et en Chine.