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Relation Chine - Japon : les ambiguïtés de la mémoire

Wanping. Un orphelin japonais de 1945 adopté par un couple de paysans chinois.
Wanping. Un orphelin japonais de 1945 adopté par un couple de paysans chinois. (Crédit : DR)
Il est bien connu que, dans les relations difficiles entre Chine et Japon, les questions mémorielles tiennent une place considérable. La parution de tel manuel scolaire d’inspiration révisionniste au Japon, une parole malheureuse de tel dirigeant nippon ont parfois suscité en Chine davantage d’indignation, voire de violences de rue, que bien des contentieux contemporains. On réclame au Japon des excuses toujours renouvelées, considérant – avec quelque raison – que les expressions passées de repentir étaient généralement entachées d’ambiguïté, voire d’insincérité. Les tensions mémorielles se sont focalisées autour de deux lieux d’atrocités : Nankin, l’ancienne capitale chinoise, dévastée après sa conquête de décembre 1937 ; et Pingfang, près de Harbin (Heilongjiang, Mandchourie), siège de la sinistre unité 731, qui menait des expérimentations sur des prisonniers et préparait des armes bactériologiques.
La visite de nombreux lieux de mémoire de la guerre en Chine (musées en particulier), répartis d’un bout à l’autre du pays, amène d’abord – on ne s’en étonnera pas – au constat d’une dénonciation systématique des crimes de guerre japonais. C’est bien sûr le cas dans les quatre grands mémoriaux centrés sur des forfaits particuliers : Shenyang (l’ancienne Moukden, en Mandchourie) où l’agression nippone commença le 18 septembre 1931 ; Pingfang, déjà mentionné ; Wanping (dans la banlieue de Pékin), lieu d’origine de la guerre sino-japonaise, le 7 juillet 1937 ; et Nankin. Ces lieux, particulièrement visités, à commencer par les scolaires, n’ont pas un discours très différent de celui des musées provinciaux ou municipaux, qui contiennent souvent une ou quelques salles consacrées au conflit, ou des plus rares musées qui lui sont entièrement consacrés, tel que celui de la Résistance du Nord-Est, à Harbin, ou celui de la Huitième Armée de Route (principale force de résistance communiste), dans la petite ville de Wuxian (Shanxi).
Partout, l’action de l’occupant nippon est décrite comme uniformément mauvaise, y compris son volet culturel et éducatif, important dans l’Etat fantoche du Manchukuo (1932-45) : à Shenyang, il est ainsi indiqué que « les impérialistes japonais ont mené une politique colonialiste autoritaire d’éducation et d’idéologie dans le nord-est de la Chine, s’efforçant de détruire la conscience nationale et l’esprit patriotique du peuple, et transformant le peuple chinois en esclaves coloniaux dociles ».
Au-delà de généralités partout présentes, les musées et mémoriaux s’efforcent de spécifier leurs condamnations en fonction des situations locales. Ainsi, toujours à Shenyang, le pillage des ressources et le travail forcé sont très présents:
« Pour voler les abondantes ressources de la Chine du Nord-Est en vue de leur agression, les envahisseurs japonais adoptèrent un système de travail forcé dans cette région. Un grand nombre de Chinois furent enlevés pour travailler dans les usines et les mines, et pour être utilisés telles des mules dans l’enfer du travail esclavagiste. »
A Nankin, c’est le massacre des civils qui est au centre, avec de nombreux témoignages individuels audiodiffusés (chose peu courante ailleurs). A Chongqing, l’accent est mis sur les souffrances causées par les bombardements aériens. Plus généralement, on constate une dualité d’approche : l’accent est mis soit sur les victimes (Nankin, Pingfang), soit sur les résistants (Wanping, Shenyang…), la plupart des lieux mêlant les deux éléments, mais avec des dosages variables. Les musées les plus anciens, ceux dont le mode d’exposition est le plus traditionnel, exaltent davantage des combattants hautement « héroïsés ». Les plus récents exposent les souffrances, avec une esthétique qui, à Nankin, évoque le musée juif de Berlin ou le mémorial de la Shoah de Yad Vashem (Jérusalem), bien davantage que la grandiloquence néoclassique des quelques monuments rescapés de l’ère maoiste. On relève semblables glissements du héros à la victime un peu partout dans le monde : les méandres de la mémoire chinoise n’échappent donc pas à l’universel.
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, cette évolution n’est pas favorable à des relations sino-japonaises apaisées. Face à la Résistance du Peuple uni, la soldatesque nippone se montrait vile, mais finalement perdante, et son pouvoir de nuisance était largement minimisé. Mao n’évoqua jamais le massacre de Nankin dans ses écrits, il ne fit exécuter aucun criminel de guerre japonais après sa prise du pouvoir, et mit en sourdine les violences contre les civils chinois, pour mieux se rapprocher du riche Japon des années soixante, jusque et y compris de la droite alors (et toujours !) au pouvoir, dont les délégations en Chine comprenaient souvent des responsables de l’administration de temps de guerre.
Par contre, depuis 1982 (qui vit la première grande controverse autour des manuels d’histoire japonais, accusés par Pékin – et Séoul – de rosir les agressions du passé), la promotion des victimes a conduit à des descriptions au vitriol, où la légitime mise en valeur des atrocités commises se double souvent dans les musées d’une scénographie du sadisme, dont le succès paraît grand auprès des visiteurs chinois, qui s’y agglutinent. Par exemple, au mémorial de l’unité 731, la représentation hyperréaliste d’un détenu dont les membres sont consciencieusement transformés en glaçons.
Pingfang, Mémorial de l'Unité 731: un détenu attaché dans l'hiver mandchou a les bras aspergés d'eau qui gêle instantanément.
Pingfang, Mémorial de l'Unité 731: un détenu attaché dans l'hiver mandchou a les bras aspergés d'eau qui gêle instantanément. (Crédit : DR)
Au mépris des principes de l’honnêteté historique, les artefacts et témoignages authentifiés se mêlent à de nombreuses reconstitutions pour le moins hasardeuses, ou même à des extraits de films de fiction. Le tout, y compris les visions les plus traumatisantes (elles incluent également des photos probablement authentiques de corps torturés, violés, massacrés), est visité par les enfants des écoles, alors que des scènes aussi glaçantes, propres à susciter l’effroi et la haine davantage que la connaissance critique, ne figurent dans aucun des mémoriaux de la Shoah que j’ai pu parcourir. Qui plus est, les militaires japonais sont souvent (mais pas toujours) affublés de raciotypes qu’on dirait issus de la presse américaine de la guerre du Pacifique : quasi-nanisme, silhouette trapue, jambes arquées, démarche simiesque, laideur, myopie, grimaces. C’est en particulier le cas dans l’imposant « parc de sculptures » (ouvert en 2000) adjoint au mémorial de Wanping, où par contraste les combattants chinois sont grands, minces, beaux, leur nez aquilin.
On aurait cependant tort d’isoler ces mises en scène pour le moins discutables, et de ne pas voir que, simultanément, les lieux de mémoire chinois sont porteurs d’un discours beaucoup moins unilatéral, pour ne pas dire caricatural. Partout ou presque, le récit est guidé par un balancement entre ombre et lumière, que résume bien ce cartel de Wanping – probablement le plus « orthodoxe » des mémoriaux :
« Revenant sur les relations sino-japonaises des cent dernières années, on peut voir que les cinquante premières années furent une période d’agression contre la Chine, tandis que le dernier demi-siècle a vu le développement de relations amicales entre les peuples des deux pays. Mais les forces de droite au Japon n’ont jamais cessé leurs activités, qui se montrent même de plus en plus endémiques. Elles refusent de reconnaître l’histoire japonaise d’agressions, en publiant des manuels qui déforment l’histoire, en ignorant les vives protestations répétées des Chinois et des peuples d’Asie, et en allant se recueillir au sanctuaire de Yasukuni. (…) La réalité nous a enseigné que nous devions nous protéger contre la résurgence du militarisme impérial japonais, tout en demeurant engagés pour l’amitié sino-japonaise. C’est la responsabilité commune des deux peuples. »
Et la salle correspondante est surmontée d’une grande inscription : « Les peuples chinois et japonais devraient être amis pour toujours. » Même pour la période de la guerre, on insiste sur l’absence d’hostilité à l’encontre des civils japonais, ce qui se traduit aussi par la traduction très fréquente en japonais des panneaux et cartels de présentation.
Wanping. L'adoption d'orphelins japonais par des Chinois, et leurs expressions de gratitude.
Wanping. L'adoption d'orphelins japonais par des Chinois, et leurs expressions de gratitude. (Crédit : DR)
La plupart des musées exposent ainsi l’émouvante photo d’une jeune femme japonaise venant rendre hommage au vieux maréchal Nie Rongzhen, qui l’avait recueillie petite fille à la fin de la guerre, après la disparition de ses parents. Shenyang montre même une joyeuse statue d’un couple de paysans tenant par la main une enfant japonaise adoptée. Bien sûr, il n’est pas précisé que ces gestes d’humanité ont suivi le massacre à la fin de la guerre de nombreux civils japonais adultes installés dans le nord de la Chine ou en Mandchourie. Mais beaucoup d’autres scènes illustrent l’absence de haine et les possibilités de rapprochement. Hirohito, l’empereur des années de guerre lui-même, est représenté, âgé, aux côtés de Deng Xiaoping lors de la visite de ce dernier au Japon.
On présente aussi d’anciens criminels de guerre nippons revenus en Chine « s’excuser pour leurs forfaits », tête humblement inclinée. Quant aux origami (papiers découpés) commémoratifs laissés par des classes de jeunes Japonais, ils figurent en bonne place dans une salle du Mémorial de Nankin. On aura remarqué que, dans toutes ces scènes, les Chinois ont le beau rôle, et se placent eux-mêmes dans une relation empreinte de paternalisme. Et l’on ne se prive jamais de mettre en contraste ces « bons » Japonais repentis et les « mauvais » revanchards, au premier rang desquels l’inévitable Premier ministre Koizumi visitant Yasukuni, où sont inscrits (parmi bien d’autres) les noms des criminels de guerre nippons.
Origami déposés par des élèves japonais au Mémorial du massacre de Nankin.
Origami déposés par des élèves japonais au Mémorial du massacre de Nankin. (Crédit : DR)
Il est difficile de trouver une expression vraiment positive sur le Japon. Dans les musées municipaux qui accordent une large place aux relations avec l’étranger (principalement dans les villes de concessions, en particulier Tianjin et Guangzhou), on est surpris du nombre d’éloges adressés à l’esprit d’entreprise, la capacité modernisatrice, ou même la philanthropie des « impérialistes » occidentaux – mais cela ne concerne pas les Japonais, jamais mentionnés, sinon négativement. Des nombreux monuments ou temples élevés par le Japon sur l’actuel territoire chinois, un seul paraît avoir survécu : celui, peu affriolant (il a la forme d’un obus géant, et résulte de la fonte d’innombrables douilles), qui commémore sur une hauteur stratégique de Lüshun (l’ex Port-Arthur) la victoire nippone de 1904 sur l’adversaire russe tsariste. La Chine était alors neutre…
La guerre sino-japonaise est en réalité largement instrumentalisée, à la fois comme élément essentiel de légitimité du pouvoir communiste (quitte à exagérer l’efficacité de la résistance qu’il dirigeait) et comme preuve de la nécessité de l’unité nationale au service du renforcement de la puissance, qu’elle soit économique ou militaire. C’est ce que précise à l’issue de la visite le musée du Palais impérial du Manchukuo, à Changchun :
« Ce n’est notre but ni de critiquer l’histoire, ni d’allumer les flammes de la vengeance. Nous voulons simplement que ces gens qui déforment, glorifient ou même nient l’agression connaissent la vérité. Ces événements ne devront jamais être niés, surestimés ou oubliés. En même temps, une leçon historique devrait être assimilée : les pays faibles sont vulnérables à l’agression. Nous devons être vigilants face à la résurgence du militarisme japonais. On attend de nous que nous contribuions davantage à la prospérité et au développement de notre pays. Nous devons prendre l’histoire pour guide, et regarder vers l’avenir. Nous espérons sincèrement que les Japonais et les autres peuples du monde amoureux de la paix se tiendront par la main pour s’opposer à la guerre, lutter pour la paix, et travailler ensemble au nom de l’Humanité. »
La rhétorique est pesante, et peut justifier une grande agressivité dans les rapports avec le Japon aussi bien qu’encourager une vraie détente. Il reste que le discours officiel en direction des Chinois exclut la notion d’ennemi héréditaire et n’est pas fondé sur une opposition raciale ou même idéologique. Les nouvelles ne sont que trop fréquentes quant à la sévérité des actuelles contradictions entre Chine et Japon. Mais la porte n’est pas fermée à un compromis, voire une vraie réconciliation.

Jean-Louis Margolin

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A propos de l'auteur
Jean-Louis Margolin est maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université. Chercheur à l'Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA/CNRS), et initialement spécialiste de Singapour, il étudie les contacts commerciaux, culturels et coloniaux entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Il se consacre également à l’analyse des violences de masse en Asie orientale au XXe siècle, aux effets de la mondialisation dans cette partie du monde, ainsi qu’à l’émergence de Singapour, de Taiwan et de la Corée du Sud. Dernier ouvrage publié (avec Claude Markovits): Les Indes et l'Europe: Histoires connectées, XVe-XXIe siècle (Paris, Gallimard, Folio-Histoire, 2015).
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