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Analyse

Épidémie de syphilis au Japon : quelles réponses ?

Une cliente face à un rayon de préservatifs multicors et "multi-packagés", au magasin Condomania spécialiste des préservatifs à Tokyo, le 30 Novembre 2004.
Une cliente face à un rayon de préservatifs multicors et "multi-packagés", au magasin Condomania spécialiste des préservatifs à Tokyo, le 30 Novembre 2004. (Crédit : YOSHIKAZU TSUNO / AFP )
À Tokyo, une vingtaine de cas de syphilis sont reportés chaque semaine depuis le début de l’année. C’est deux fois plus qu’en 2014 et cinq fois plus qu’en 2010. La tendance, constatée au niveau national, est plus forte dans la capitale cette année, qui concentre 40 % des cas contre 30 % les années passées. Quelles sont les raisons du développement de cette infection sexuellement transmissible ? Quelles sont les mesures prises ou envisagées pour limiter l’épidémie ?

Contexte

La syphilis est une maladie infectieuse causée par le tréponème pâle et transmise en général par des rapports sexuels. Les symptômes commencent en général à apparaître après une période d’incubation de trois à six semaines : des indurations, phénomènes de durcissement d’un tissu organique (stade 1) ; un gonflement des ganglions, des accès de fièvre et des rougeurs cutanées (stade 2) ; une apparition de gommes (stade 3) ; une paralysie générale (stade 4).

Le nombre de cas a considérablement diminué au Japon dans les années d’après-guerre, grâce au traitement à la pénicilline développé par l’Américain John Friend Mahoney en 1943, passant de 220 000 en 1948 à 40 000 en 1953, puis sous la barre de 1 000 cas chaque année depuis le début des années 1990. Mais après cette période de stabilisation, le nombre de syphilitiques n’a cessé d’augmenter depuis 2010. Durant les onze premiers mois de cette année, 2 340 malades ont été recensés dans le pays et 930 dans la capitale.

Une augmentation plus marquée chez les jeunes femmes

Le nombre de syphilitiques se multiplie plus rapidement chez les femmes, ayant presque quintuplé de 2010 à 2015. Selon l’Institut national des maladies infectieuses, si les hommes infectés ces dernières années sont surtout âgés de 25 à 44 ans, les femmes syphilitiques sont en majorité plus jeunes. Depuis le début de l’année 2015, la tranche d’âge des Japonaises de 20-24 ans connaît ainsi la plus forte progression : le nombre de cas a été multiplié par 2,7 en un an – contre 2 pour l’ensemble des femmes et 1,4 pour les hommes.
Chez les hommes, si la transmission se faisait principalement lors de relations homosexuelles en 2012 et 2013, l’infection se produit de plus en plus par des rapports avec des femmes. Celles-ci sont quant à elles toujours contaminées en grande majorité lors de contacts hétérosexuels. « Parmi les causes possibles, la tendance observée chez les homosexuels masculins se serait étendue aux femmes par l’intermédiaire des bisexuels, explique Yoshiyuki Sugishita, du Centre de santé de l’arrondissement tokyoïte de Chûô. Mais les détails restent inconnus, puisqu’il n’y a pas eu d’enquête épidémiologique précise à ce jour. »
De source très bien informée, le nombre de dossiers de syphilis féminine enregistrés dans les centres de consultation tokyoïtes où se rendent les femmes qui exercent dans l’industrie du sexe, serait en augmentation. Ce qui corrobore une annonce similaire, cette fois officielle, dans un colloque organisé en novembre dernier dans le département de Kawasaki.

L’éducation sexuelle au Japon

Il est certain que l’éducation et l’utilisation des préservatifs jouent un rôle important dans la prévention des infections sexuellement transmissibles (IST). Tout commence à l’école.
« Au primaire, dans les cours d’hygiène et d’éducation physique en quatrième année (10 ans), on enseigne les caractères sexuels secondaires, c’est-à-dire les changements du corps, l’apparition des premières règles, les premières éjaculations, la mue, la pilosité et la naissance de l’intérêt pour l’autre sexe, indique Michiaki Motohashi, spécialiste de l’éducation des jeunes et membre de la Société japonaise pour l’éducation sexuelle. Dans les mêmes cours au collège (13-15 ans), on apprend la création de la vie (union du sperme et de l’ovule), ainsi que la prévention contre les infections sexuellement transmissibles et le sida. Si on explique que le préservatif est le centre de la prévention des IST et du sida, on ne va cependant pas jusqu’à montrer la manière d’utiliser l’objet lui-même. »
Une étude récente, dont rend compte Takumi Itabashi dans la revue scientifique Japanese Journal of Medical Technology en 2014, indique ainsi que l’importance du préservatif est comprise par près de 90 % des lycéens et lycéennes interrogés à Tokyo. Il reste que 21,5 % des Japonais et 30,6 % des Japonaises ne se souviennent plus des méthodes de prévention des IST enseignées à l’école, selon une enquête de l’Association japonaise du planning familial menée en 2011.

L’évolution des pratiques sexuelles

Une étude, commandée par l’Association japonaise du planning familial et réalisée par l’entreprise nippone Jex dans les 47 départements en décembre 2013, rend compte de l’évolution des pratiques. La première expérience sexuelle est ainsi bien plus précoce chez les femmes, 51 % des Japonaises étant à ce moment-là âgées de moins de 20 ans, contre 37,7 % des Japonais. La pratique a davantage évolué s’agissant des femmes, puisque 37,6 % des Japonaises et 32,5 % des Japonais de la génération précédente avaient perdu leur virginité avant leur majorité. Dans la tranche d’âge de 20 à 29 ans, les femmes qui ont des relations sexuelles en dehors de leur couple sont plus nombreuses (37,9 %) que les hommes (27,5 %), ces derniers adoptant cependant davantage cette pratique à partir de 30 ans.
Tandis que les Japonais, tous âges confondus, considèrent avant tout le préservatif comme un moyen de contraception, ils n’y ont pas toujours recours pour se protéger des IST. D’après une enquête de l’Association japonaise du planning familial réalisée en 2011, 87,9 % des femmes pratiquaient le sexe oral sans protection. Par ailleurs, 11,1 % des Japonaises et 21,4 % des Japonais n’utiliseraient pas toujours le préservatif avec des partenaires irréguliers. « Au Japon, l’utilisation et la décision de mettre ou non un préservatif sont fortement entravées par la gêne, souligne Masataka Higuchi, professeur à la faculté de psychologie de l’université Sophia. Il s’agit d’une préoccupation vis-à-vis du jugement de leur partenaire chez les hommes, et d’un manque de clarté dans les directives chez les femmes. »

Campagnes de sensibilisation et mesures de prévention

Document de prévention contre la syphilis, diffusé par le ministère japonais de la Santé en novembre 2015.
Document de prévention contre la syphilis, diffusé par le ministère japonais de la Santé en novembre 2015. (Crédit : Ministère japonais de la Santé)
Le ministère de la Santé, de l’Emploi et de la Protection sociale mène des campagnes de sensibilisation, notamment en diffusant des affiches. En novembre dernier, il a ainsi publié une brochure de deux pages, intitulée « La syphilis des femmes en pleine augmentation ! ». « L’utilisation appropriée du préservatif permet de réduire le risque », indique la brochure. La forme compte également : un fond rose, une fleur d’abricotier remplissant le cercle du symbole féminin ainsi qu’une goutte noir, en lien avec le terme japonais baidoku (« syphilis »), composé des caractères « abricot » et « poison ».
Les 31 centres de santé publique du département de Tokyo, dont les trois quarts sont répartis dans chacun des 23 arrondissements de la métropole, proposent des tests de dépistage de la syphilis et de trois autres infections vénériennes (VIH, chlamydiose et blennorragie), gratuitement et anonymement. « Actuellement au Japon, de plus en plus de gens passent ce test en l’envoyant par voie postale », indique Yoshiyuki Sugishita. Depuis la promulgation de la loi de contrôle des maladies infectieuses en avril 1999, les médecins par ailleurs sont tenus de signaler tout cas confirmé de syphilis dans les sept jours auprès du centre de santé publique le plus proche. Les centres envoient ensuite un rapport au ministère ainsi qu’à l’Institut national des maladies infectieuses. En outre, face à l’augmentation subite du nombre de cas, le centre de test et de conseil sur le VIH de Minami Shinjuku propose également depuis le mois d’avril 2015 un test de dépistage de la syphilis chaque mercredi et dimanche, en plus de celui du VIH.
D’après une source sûre, puisqu’un grand nombre de médecins n’ont jamais été mis en présence d’un syphilitique au Japon, certains cas passeraient au travers des mailles. Ce qui pose un problème sérieux, surtout chez les femmes enceintes infectées qui peuvent transmettre la maladie à leur enfant : 10 cas de syphilis congénitale ont ainsi été relevés depuis le début 2015. Pour compléter les actions éducatives classiques, il serait pertinent de collaborer avec les associations médicales et de pratiquer le dépistage précoce, d’autant plus qu’il existe des cas asymptomatiques, qui contaminent leurs partenaires sans le savoir. Une découverte dès le premier stade de la maladie augmenterait par ailleurs les chances de guérir plus rapidement en évitant l’apparition des symptômes plus graves.
« À Tokyo, on réalise des tests et on assure des conseils et une diffusion d’informations, mais il n’est pas prévu de visite médicale pour les partenaires comme cela peut être pratiqué à l’étranger ni de traitement dans les centres de santé publique », déplore Yoshiyuki Sugishita. L’absence de recherche des contacts, qui existe cependant pour d’autres maladies infectieuses comme la tuberculose, pose donc problème, tout comme le traitement des malades des premiers stades. Alors qu’une seule injection de pénicilline est pratiquée en Europe, les syphilitiques au Japon doivent boire cet antibiotique par voie orale pendant deux à quatre semaines. Autant d’obstacles à surmonter pour limiter l’épidémie.
Par Jean-François Heimburger

Le sida progresse aussi chez les jeunes Tokyoïtes

Tokyo est le département japonais qui recense le plus de nouveaux sujets séropositifs (infectés par le virus d’immunodéficience humaine, VIH) et sidéens (malades ayant développé la forme aiguë de l’affection causée par le virus). En 2014, 1 520 nouveaux cas ont été recensés dans le pays et 512 dans la seule capitale nippone (96 % d’hommes), parmi lesquels 29 % étaient âgés de 20 à 29 ans. Jamais autant de jeunes Tokyoïtes d’une vingtaine d’année n’avaient été concernés depuis 1989, année où le gouvernement métropolitain a commencé ce recensement. Selon le comité sur le sida, qui dépend du ministère japonais de la Santé, un tiers des nouveaux patients en 2012 ne savaient pas qu’ils étaient séropositifs avant l’apparition des symptômes, ce qui justifie la nécessité d’améliorer le système de dépistage précoce du VIH.

J-F. H.

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A propos de l'auteur
Jean-François Heimburger est journaliste indépendant et chercheur associé au CRESAT (laboratoire de l’Université de Haute-Alsace). Spécialiste du Japon, il est auteur de l’ouvrage "Le Japon face aux catastrophes naturelles" (ISTE Éditions, 2018).