Economie
Expert – Le Poids de l’Asie

 

L’Inde profitera-t-elle du dividende démographique ?

Des employées de la Croix Rouge indienne recueillent des bébés abandonnés à Amritsar en Inde, le 9 juin 2015. (Crédit : NARINDER NANU / AFP)
Dans une dizaine d’années, l’Inde sera la première puissance démographique devant la Chine. D’ici là au sein de l’Union indienne, les populations des États du Sud et de l’Ouest auront commencé à vieillir, tandis que celles du Nord resteront jeunes.
Entre 1820 et 1900, alors que la population d’Asie du Sud-Est a doublé, celle de l’Inde a augmenté de moitié : le sous-continent a connu une succession de famines. En enquêtant sur celle de 1896 – 5 millions de victimes -, la Commission britannique l’a attribué à la surpopulation des campagnes, qui était une conséquence de la disparition de l’artisanat. Depuis, les historiens ont révélé un autre coupable : El Nino qui, en élevant la température de l’Océan Pacifique, a affecté les moussons à plusieurs reprises.
Au regard de cette évolution, la forte progression de la population indienne depuis l’indépendance a surpris : deux fois moins peuplée que la Chine en 1950, l’Inde la dépassera en 2030. Son accélération s’explique par l’écart entre les rythmes de baisse de la mortalité infantile – de 280 pour 1000 en 1950, à 125 en 1980 et 60 en 2015 – et de la fécondité (de 5,8 enfants en 1950, à 4,8 en 1980 et 2,8 en 2015) et l’allongement de l’espérance de vie à la naissance (de 36 ans en 1950, à 54 ans en 1980 et 67 ans en 2015).

Politique des naissances

Le premier plan indien a proposé une politique de planning familial que le Parti du Congrès avait évoqué avant l’indépendance. Dans les années 1960, cette politique, alors la plus ambitieuse au monde, n’a pas été mise en application par tous les États et a été combattue par les extrémistes hindous qui déclaraient que les musulmans (10 % de la population et 13 % actuellement) deviendraient majoritaires. Révélant une poussée démographique bien plus rapide que prévue, le recensement de 1971 a convaincu le gouvernement d’intervenir.
En muselant toute opposition, l’état d’urgence décrété par Indira Gandhi en 1975 lui en a fourni l’occasion. Son fils a dirigé le programme de contrôle des naissances qui, soutenu par les Nations Unies et la Banque mondiale, a porté les stérilisations – souvent forcées – à 8 millions en 1976. Arrivé au pouvoir en 1977, le parti Janata a mis un terme à ce programme et les gouvernements n’ont plus pris d’initiative sur ce sujet. Depuis 2000, son objectif est de ramener le taux de fécondité à 2,1 en 2045 pour stabiliser la population à 1,4 milliard.
Avec la réduction de la fécondité, le nombre de nouveaux nés diminue – plus rapidement dans le cas des filles, du fait d’un déséquilibre important des genres – alors que les personnes âgées sont assez peu nombreuses (9 % des Indiens ont plus de 60 ans à comparer à 16 % des Chinois). Aussi le rapport entre les inactifs (moins de 18 ans et plus de 60 ans) et les actifs baisse-t-il depuis 1965. Cette modification de la pyramide des âges, la transition démographique, s’achèvera vers 2040.

L’Inde capitalisera-t-elle sur sa jeunesse ?

Au cours des 200 dernières années, l’impact de la démographie sur la croissance a été successivement considéré comme négatif, positif et neutre. Marqué par la famine d’Irlande (1741), Malthus a estimé que l’écart entre la progression arithmétique de la production agricole et géométrique de population, susciterait régulièrement des crises. Son diagnostic était erroné – ce sont les guerres et non les régulations malthusiennes qui rendent compte de l’évolution de la population – et ses prévisions ne se sont pas réalisées.
Un siècle plus tard, Ester Boserup voyait dans la croissance démographique un facteur de développement car elle inciterait les paysans à intensifier l’agriculture. Depuis quelques années, les démographes attribuent plus d’importance à la transformation de la pyramide des âges. L’attitude vis-à-vis de la croissance démographique a également évolué en Inde où après avoir redouté ses conséquences, les Indiens espèrent capitaliser sur le dividende démographique.
De quoi s’agit-il ? Avec la transition démographique, les parents dépensant moins pour leurs enfants épargnent et investissent davantage ; ce qui stimule l’économie jusqu’à ce que les cohortes les plus nombreuses arrivent à l’âge de la retraite.
La transition démographique a été une période de forte croissance dans les pays d’Asie de l’Est. Cela n’a rien de mécanique. Il faut en effet que l’économie crée des emplois productifs. Cela avait été le cas en Corée, à Taïwan et en Chine où la transition démographique a fort heureusement coïncidé avec la mise en œuvre de stratégies industrielles créatrices d’emplois ; le « dividende démographique » aurait ajouté entre 1 et 2 points à la croissance de ces pays. Cela n’a été le cas ni en Amérique Latine, où le ratio de dépendance a diminué aussi rapidement qu’en Asie dans les années 1980, qui a été une décennie perdue ; ni au Maghreb, où la transition démographique des années 2000 s’est accompagnée de la montée du chômage des jeunes, qui a été la toile de fond des Printemps arabes.
L’Inde profitera-t-elle du dividende ?

L’Inde plurielle

Peut-on parler de l’Inde, ou faut-il parler des Indes ? L’Union Indienne rassemble une trentaine d’États dont le plus peuplé est l’Uttar Pradesh (200 millions), devant le Maharastra (112 millions) et le Bihâr (100 millions). La pluralité des structures familiales (matrilinéaires au Sud et patrilinéaires au Nord) expliquerait la coexistence de plusieurs régimes démographiques dans ce continent.
Encore élevée dans l’État du Bihâr – 4 enfants par femme dans les zones rurales, un taux proche de l’Afrique subsaharienne – la fécondité a fortement diminué au Kerala. Une baisse attribuée à la matrilinéarité qui renforce le rôle de la femme, à l’influence du christianisme, à la gestion des gouvernements communistes, à l’importance de l’émigration – un cinquième de la population active travaille au Moyen-Orient – et aux campagnes de vasectomie engagées dès 1971.
Comme le montre le graphique ci-dessous, dans les États du Sud et de l’Ouest, le taux d’alphabétisation des femmes, souvent associé à un âge plus élevé au mariage, est bien corrélé avec la fécondité : au Karnataka, où il est de 68 % (et 82 % en zone urbaine), le taux de fécondité approche le seuil de non-remplacement ; tandis que dans les États du Nord, l’âge précoce au mariage et l’illettrisme expliquent une forte fécondité.

Le basculement vers le Nord

La transition démographique s’achève dans les États de l’Ouest et du Sud où depuis les années 1960, l’augmentation rapide des actifs potentiels (15-60 ans) a coïncidé avec une croissance économique plus élevée qu’au Nord. Parmi les nombreux facteurs ayant contribué à la bonne performance des États du Sud – histoire, qualité de la gouvernance, structure agraire -, le dividende démographique aurait eu un impact substantiel selon Mody et Aiyar.
Cette séquence se reproduira-t-elle au Nord où la croissance s’accélère depuis dix ans ? Le précédent du Sud est de bon augure pour l’avenir, sachant toutefois qu’il n’y a rien de mécanique. Selon les projections 2001-2026, les États du Nord où le niveau de formation est aujourd’hui le plus faible, assureront la moitié environ de la croissance de la population indienne entre 2001 et 2026, et ce pourcentage augmentera ensuite.

Références

Jay Winter, Michael Teitelbaum, 2013, The Global spread of fertility decline, Yale University Press, 344 pages.

Shekhar Aiyar et Ashoka Mody, The Demographic Dividend : Evidence from the Indian States, FMI, document de travail 11/38.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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