Culture
Témoin – un sémiologue à Taïpei

 

Cinquième trait

Victor Yu (Crédit : Ivan Gros)
Victor Yu (Crédit : Ivan Gros)

21 août 1978
« Ce qui me paraît le plus éloigné de, le plus antipathique à mon chagrin : la lecture du journal Le Monde et de ses manières aigres et informées »

Roland Barthes, Le Journal du deuil, Paris, Seuil, 2009, p. 209.

J’accompagne souvent Victor Yu dans ses parties de chasse urbaines. Il connaît bien Taïpei et m’aide à m’orienter dans ce labyrinthe de signes. On marche à l’unisson.
Chacun selon son tempo.
Lui, bardé de sa tripotée de Nikon F3 en bandoulière et moi, un carnet sous le bras et un crayon Faber Castel 2B entre les dents. Il shoote. Je croque.
J’étais en sa compagnie quand j’ai dessiné le pénitencier de Tu-cheng (土城) la semaine dernière. C’est un vieux complice et naturellement, je lui ai proposé de rencontrer mes étudiants pour qu’il leur expose sa pratique et qu’on la confronte un peu à la théorie. Un cours de « littérature appliquée au journalisme », ça ne pouvait pas le laisser indifférent…
Il a un peu pâli quand je lui ai annoncé le sujet sur lequel il allait plancher : « Les stratégies littéraires du journaliste : ligne éditoriale et liberté d’écriture ». Mais il ne s’est pas démonté : Et oui, c’est un professionnel de l’information écrite qui a expérimenté en freelance un grand nombre de médias taïwanais et il sait ce qu’il en coûte de franchir la ligne rouge…
J’ai beaucoup d’estime pour cette profession. D’autant plus que c’est assez commun, dans le milieu universitaire en particulier, d’en faire un portrait au vitriole. Roland Barthes n’échappe pas à la règle. Jusqu’à la fin de sa vie, il a manifesté une profonde antipathie pour la presse.
Pourtant, depuis les Mythologies jusqu’aux fragments posthumes du Journal du deuil, il n’a cessé de la lire et de puiser dans ses colonnes de quoi alimenter sa réflexion. La presse – le journal Le Monde compris – était sans doute un fabuleux réservoir de stéréotypes pour aiguiser sa critique contre un pouvoir établi. Pas étonnant que les journalistes à la fois humiliés et fascinés lui aient parfois rendu violemment la monnaie de sa prose.
Victor Yu n’est pas dupe du système pour lequel il travaille. Pour lui, l’info est un produit, le journal une entreprise médiatique et lui un ouvrier de l’information. Roland Barthes, happé par la mythologie ouvrière des années soixante-dix, aurait pu penser à cette analogie. Cela aurait adouci sa plume…
Bref, Victor Yu, ouvrier de l’information, s’adapte au patron qui l’emploie. Si celui-ci est un organe de presse gouvernemental, il sait quel cahier des charges il doit tenir. Sa liberté est mince. Il fait le job et parfois discrètement, d’un geste d’agacement rebelle, il force le trait. Son quotidien est rempli de cette geste minimaliste.
Récemment, il devait faire une news sur une énième commémoration de la guerre sino-japonaise. La ligne l’oblige à montrer le Japon sous un jour défavorable, à insister sur l’histoire commune qui lie Taïwan à la Chine – selon l’esprit nationaliste panchinois en vigueur autour du président appelant à une « intégration mutuellement bénéfique » (互利融合huli ronghe) – et qu’il vaut mieux taire par conséquent que Taïwan à cette époque était tout simplement japonaise !
Qu’à cela ne tienne, il opérera un léger déplacement ironique… propre à renverser les signes. Il aurait pu se contenter de rester neutre et d’écrire que la République de Chine avait les moyens de vaincre le Japon. Non, il a préféré écrire qu’elle avait les moyens de l’écraser !
La nuance est venimeuse.
L’ironie fera son effet et le poison agira à la lecture. Pour celui qui sait lire au-delà des lignes, toute la cérémonie sentira la fumisterie. Petite victoire quotidienne certes, mais qui permet de garder la conscience vive.
Je lui ai soumis un article de Guillebaud sur Albert Londres ; vous savez : « le reporter ne connaît qu’une ligne… celle du chemin de fer… ». C’était surtout un article qui évoquait le complexe que les universitaires avaient fait peser sur l’écriture des journalistes dans les années 70. On aurait très bien pu reconnaître Roland Barthes dans la figure de l’universitaire. Le journalisme depuis avait pris sa revanche et le grand reportage avait reconquis ses lettres de noblesse.
Mais en réalité, l’universitaire et le journaliste souffraient d’un même mal, celui de n’être pas des écrivains. Celui de n’être que des écrivants, aurait dit le sémiologue. Prose gouvernementale d’un côté, écriture académique de l’autre… On soigne notre frustration en fréquentant Asialyst
Aujourd’hui, traversée du vieux quartier de Shuang Lian (雙連). Il a dégainé son matos. Pas facile comme exercice : fixer, shooter, remercier. Je ne serais pas à l’aise avec un tel matériel. Mais en le regardant et en l’écoutant, on sent qu’il prend du plaisir, qu’il s’affranchit de la ligne, qu’il fait corps avec la grammaire de la rue, qu’il est à l’affût du trait de style, qu’il a le sens du punctum. Dans le marché, je laisse ouvert mon micro pendant qu’il photographie les commerçants et en profite pour improviser ce haïku…
Cliché à Shuang lian
Interviewer un journaliste
Et remonter le marché à contre-courant…

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A propos de l'auteur
Chercheur en littérature, Ivan Gros enseigne à l’Université Nationale Centrale de Taïwan (中央大學). Ses recherches portent actuellement sur le journalisme littéraire et la métaphorologie. Il collabore régulièrement dans les médias par des articles, des chroniques illustrées ou des croquis-reportages. Sa devise : "un trait d’esprit, deux traits de pinceaux". Cette série de regards est l'émanation d’un cours de littérature appliquée au journalisme en général et à la radio en particulier
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