Politique
Entretien

Birmanie : "Je doute d’un raz-de-marée pour la LND"

La chef de l’opposition birmane Aung San Suu Kyi sur scène lors d’un des derniers meetings de campagne de la LND à Rangoun le 1er novembre 2015. avant les législatives du 8 novembre. (Crédit : Ye Aung Thu / AFP)
La chef de l’opposition birmane Aung San Suu Kyi sur scène lors d’un des derniers meetings de campagne de la LND à Rangoun le 1er novembre 2015. avant les législatives du 8 novembre. (Crédit : Ye Aung Thu / AFP)
Quelque 30 millions de Birmans sont appelés aux urnes le dimanche 8 novembre pour des élections législatives. A la tête du principal parti d’opposition, la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND), Aung San Suu Kyi a su déplacer les foules lors de ses meetings. Mais elle n’est pas la seule. Même le parti au pouvoir, l’USDP lié aux militaires, estime être bien placé pour l’emporter. Le politologue Renaud Egreteau, spécialiste de la Birmanie, décrypte les enjeux de ce scrutin et revient sur un processus de transition inédit depuis 2010.

Les chiffres clés du scrutin

32 millions d’électeurs « admissibles » (sur une population de 52 millions de personnes)
92 partis politiques, dont 60 partis ethniques
40.516 bureaux de vote
1171 sièges à pourvoir au sein des différents parlements
25% des sièges réservés aux militaires selon la Constitution de 2008.

Pour qui vote-t-on ?

La Chambre basse : Pyithu Hluttaw (Chambre des Représentants) : 440 membres.
La Chambre haute : Amyotha Hluttaw (Chambre des Nationalités) : 224 membres
La présidence du Parlement (Pyidaungsu Hluttaw) tourne entre les deux présidents de chambre à mi-mandat.
Les 14 parlements régionaux

ENTRETIEN

Docteur de l’IEP de Paris, Renaud Egreteau est chercheur au Woodrow Wilson International Center for Scholars de Washington DC. Politologue, spécialiste de l’Asie, ses travaux actuels tentent de décrypter les dynamiques du processus transitionnel en cours en Birmanie, en analysant plus particulièrement le renouveau parlementaire à l’oeuvre dans le pays depuis 2010. Il vient de co-éditer, avec François Robinne, l’ouvrage Metamorphosis : Studies in Social and Political Change in Myanmar aux Presses de l’Université nationale de Singapour.

Renaud Egreteau, chercheur spécialiste de la Birmanie. (Crédit : DR)
Renaud Egreteau, chercheur spécialiste de la Birmanie. (Crédit : DR)
Ce scrutin est présenté comme le premier scrutin législatif démocratique depuis 1960. Vous êtes d’accord ?
C’est du moins le premier scrutin libre depuis 1960. Il l’est sûrement davantage que celui de 1990 (Aung San Suu Kyi était alors assignée à résidence), et la campagne électorale n’est pas autant contrôlée qu’elle ne l’avait été en 2010. Elle se déroule de façon relativement pacifique à l’exception de quelques violences rapportées dans les zones périphériques du pays et un cas d’agression à Rangoun.
Il subsiste aussi beaucoup moins de prisonniers politiques qu’en 2010 ou 1990. Il y a une liberté de parole, d’organisation de meetings et de conférences, qui n’existait pas lors des précédents scrutins. Les candidats peuvent faire campagne dans leur propre circonscription. Il règne une ambiance de compétition électorale relativement libre, à défaut d’être juste, qui n’était pas observable dans le passé.
Est-ce que les Birmans sont plus « mûrs » politiquement aujourd’hui ?
La maturité « démocratique » n’est pas encore là… Il faudra certainement attendre encore quelques années, voire une génération, pour que le paysage politique atteigne une certaine maturité dite « démocratique ». Cela ne veut pas dire que les Birmans ne s’intéressent pas au scrutin, et à la politique en général, mais on est encore très loin d’une société qui a conscience de l’ensemble de tous les enjeux politiques et même socio-économiques de ces élections.
Est-ce que les Birmans « croient » un peu plus à ces élections qu’en 2010 ?
Cela dépend à qui l’on parle. La jeunesse, à Rangoun, a beaucoup d’aspirations, est très impliquée. On le voit d’ailleurs dans les meetings. Ce sont les jeunes (urbains, éduqués, du centre du pays) qui portent la campagne des partis d’opposition, mais aussi du Parti de la solidarité et du développement de l’Union (USDP), le parti majoritaire soutenu par l’armée. Cela se trouve à travers l’utilisation – fait nouveau – des réseaux sociaux en Birmanie. Il y a beaucoup moins d’enthousiasme chez les personnes plus âgées… qui ont de la mémoire et accueillent donc le processus électoral avec un certain scepticisme ! Et aussi dans les zones ethniques, comme chez les Kachin, en plein conflit armé. Là-bas on sent même une certaine résignation : « A quoi bon ? »
Les populations ethniques… qui représentent une part importante de la population ?
Oui un gros tiers. Mais il existe aussi des populations ethniques dans le centre du pays qui semblent plus impliquées, ou pragmatiques. Je parle plutôt de celles qui vivent aux frontières, loin de la modernité et de l’effervescence de Rangoun, et dont les tensions avec l’armée birmane restent le quotidien.
Que peut-on attendre de la prochaine législature ? Un raz-de-marée pour la Ligue nationale pour la Démocratie (LND), le parti d’Aung San Suu Kyi ?
Ce n’est pas si sûr. Difficile de faire des prédictions avec un mode de scrutin uninominal majoritaire à un tour. Une voix de plus que son adversaire suffit pour remporter un siège. Il est fort probable que l’on assiste à un véritable éclatement des votes, mais du fait du mode de scrutin, il est possible aussi que le paysage politique ne soit pas si éclaté. Cela peut tourner à l’avantage de l’un des deux grands partis (USDP ou LND), mais je doute que l’on assiste à un raz-de-marée. De nombreux autres partis (bamar comme ethniques) quadrillent leur propre terrain, sont bien ancrés localement, et leurs meetings rencontrent tout autant de succès que ceux de la LND. Le scrutin semble donc assez ouvert.
Quel est le pouvoir du Parlement aujourd’hui ?
Il est difficile d’évaluer sa performance au bout de seulement 5 ans d’existence. Mais le simple fait qu’il existe et qu’il fonctionne, qu’il n’ait pas été une simple chambre d’enregistrement d’un exécutif autocratique comme cela était le cas dans les années 1970 et 1980 (la dernière chambre des Représentants élue fut dissoute en 1988), est en soi une bonne nouvelle. La Constitution garantit un pouvoir très large au président, à l’exécutif, mais le Parlement est parvenu à s’imposer comme une sorte de garde-fou politique. La majeure partie de l’activité parlementaire a été consacrée au contrôle et à la discussion des projets de loi formulés par les ministres et le président.
Un rôle de superviseur plutôt qu’un rôle d’initiateur…
Seules 10 à 15% des lois qui ont été adoptées depuis 2011 ont été proposées par les députés nationaux. Mais c’est assez commun dans un système présidentiel ; il suffit de comparer ces chiffres à ceux d’autres régimes présidentialistes à travers le monde – France comprise.
La chef de la LND, Aung San Suu Kyi, ne pourra pas devenir présidente, car la Constitution interdit à ce poste une personne mariée à un étranger et avec des enfants dotés de passeport non birman (article 59F). La LND a échoué à faire amender la Constitution de 2008. Quel rôle peut-elle jouer aujourd’hui ?
Tout dépendra du nombre de députés que son parti obtiendra au niveau national. Aung San Suu Kyi aura le choix entre deux ou trois options : les postes présidentiels lui sont effectivement fermés, mais si elle obtient suffisamment de députés à la chambre basse, elle pourra postuler au perchoir au mois de janvier prochain, l’un des postes les plus importants dans la structure institutionnelle de l’Etat birman.
Autre option : faire partie de l’exécutif en devenant ministre au sein du cabinet présidentiel – choix le plus simple – ou ministre des Affaires étrangères. Seuls les postes de chef de la diplomatie et de présidente de la chambre basse lui donneraient accès au Conseil de Défense et de Sécurité nationale, qui reste le cœur du pouvoir décisionnel étatique. Autour de la table de ce conseil, prévu par la Constitution de 2008, on retrouve aussi le président, le chef d’Etat-major de l’armée et son second, ainsi que les détenteurs des trois portefeuilles ministériels réservés à l’armée (Défense, Affaires frontalières, Affaires intérieures).
Je pense qu’il serait plus judicieux pour elle de prendre la présidence de la chambre basse et de s’affirmer ainsi à la tête du pouvoir législatif. Elle aurait beaucoup plus de marge de manœuvre politique qu’au sein d’un gouvernement, qui de toute façon comprendra trois généraux d’active ; lesquels n’auront pas forcément les mêmes orientations politiques qu’elle.
Revenons-en aux partis ethniques, qui représentent plus des deux tiers des partis enregistrés. Quel rôle vont-ils jouer dans ces élections ?
Ces partis sont très nombreux mais ne sont souvent candidats que dans quelques circonscriptions. Moins d’une dizaine ont une véritable assise électorale couvrant plusieurs districts à l’échelle de l’Union. En règle générale, ils semblent mettre toutes leurs forces dans la conquête des sièges des parlements régionaux. Leur objectif est d’obtenir la présidence de l’une des chambres locales, de pouvoir être en position de former un gouvernement régional en négociant avec le pouvoir central la nomination d’un « chief minister » dans leurs rangs, mais aussi de conquérir l’un des 29 ministères régionaux réservés par la Constitution aux minorités ethniques.
A l’échelon national, la LND ne devrait pas avoir à combattre trop de candidats appartenant à de petits partis « ethniques ». Seule une dizaine de partis a pu développer des réseaux électoraux potentiellement menaçants pour la LND. Parmi eux, très peu sont en effet prêts à faire alliance sans concession avec Aung San Suu Kyi, à l’exception notable de la SNLD (Ligue des nationalités Shan pour la démocratie) de Khun Htun Oo, allié historique depuis 1990. Si la LND n’obtient pas assez de sièges le 8 novembre, le parti d’ASSK ne pourra donc pas imposer seul son choix pour les présidents des chambres nationales et la présidence. Les tractations, les marchandages des deux ou trois mois à venir, seront donc très intéressants à suivre.
Au mois d’août, l’un des piliers de l’ancien régime, Shwe Mann, a été évincé du poste de président de l’USDP. Il existe donc des luttes de pouvoir au sein même de ce parti soutenu par l’armée ?
Ces querelles intestines ont toujours existé, entre factions de l’armée et clans de politiciens. Mais elles apparaissent aujourd’hui de manière plus visible car la censure a été relâchée et l’élite dirigeante s’affiche prête à jouer le jeu de la compétition électorale. Cela dit, Shwe Mann, bien qu’évincé, n’est pas encore mort politiquement. Les élections montreront si l’USDP a réussi, ou non, à s’appuyer sur ses réseaux locaux de clientèle pour contrer la popularité de la LND et celle des partis ethniques. Si ce n’est pas le cas, va-t-il se morceler à son tour ?
Certaines franges du clergé bouddhiste appellent à voter pour l’USDP. Quelle est leur influence ?
Le groupe Ma Ba Tha est minoritaire, marginal, mais très visible. Il est proche de tous les partis politiques pro-bouddhistes et nationalistes, pas seulement de l’USDP. On retrouve son influence dans l’ensemble du paysage politique bamar bouddhiste. Ces moines, très médiatisés, ont influencé la campagne en plaçant la défense de la religion au cœur de celle-ci. Les partis qui ont une plateforme séculariste, notamment ceux qui ont un héritage socialiste, n’osent clairement pas se mobiliser contre ce mouvement qui impose une forte politisation de la religion. Ils risqueraient de perdre leur électorat bouddhiste local.
La position de la LND n’est d’ailleurs pas très claire à ce sujet…
Tous les partis sont dans une position délicate car on ne peut pas développer un discours d’opposition frontale aux bonzes, même minoritaires, sans se tirer une balle dans le pied. Surtout dans ce contexte de transition caractérisé par une levée inattendue de la censure et le développement tous azimuts des médias et des réseaux sociaux, à travers lesquels les messages de cette frange radicale du bouddhisme birman circulent facilement.
Peut-on encore imaginer un retour de la dictature en Birmanie ? Est-ce qu’un retour en arrière est envisageable ?
L’acteur central de la politique birmane reste l’armée. La stabilité du pays dépend de la position et du bon vouloir de ses chefs. Si elle souhaite revenir en arrière, très peu de forces peuvent s’y opposer. Mais pour l’instant, l’armée a obtenu ce qu’elle souhaitait ! Elle a rédigé une Constitution, adoptée en 2008, qui lui assure la tutelle du pays et de ses institutions. Cette Constitution, visiblement, tient toujours bien. On l’a vu en juin dernier : plusieurs propositions d’amendement ont échoué devant le Parlement. Ce texte garantit à l’armée ce qu’elle souhaitait sans ambages depuis le début des années 1990 : un pied dans l’ensemble des institutions de l’Etat birman.
Au sein de l’exécutif, trois ministères clés sont sous le contrôle des militaires; sur le plan législatif, 25% des sièges lui sont réservés dans l’ensemble des chambres. Et puis la Constitution garantit aussi une immunité à l’ensemble de son personnel. Au sein du champ politique birman, l’armée a donc la place qu’elle veut et ce système apparaît bien verrouillé. Même en cas de victoire de la LND le 8 novembre, je ne crois pas à l’éventualité d’un coup d’Etat post-électoral comme en 1988. A la limite, si le pays était confronté à un véritable chaos post-élections, l’armée pourrait organiser un « coup constitutionnel » (comme en 1958), ce qui est prévu par la Constitution de 2008. Sans pour autant abroger la Constitution ou dissoudre le Parlement.
Propos recueillis par Marie Normand

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A propos de l'auteur
Marie Normand est journaliste à RFI. Elle a été correspondante en Thaïlande et en Birmanie pour RFI, Radio France, Ouest France et de nombreux autres médias francophones. Elle a ensuite réalisé plusieurs reportages en Afghanistan pour France 24. Un de ses reportages en Birmanie a reçu en 2010 le Prix Varenne de la radio et le 2eme Prix Bayeux des correspondants de guerre.