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L’Afrique, le défi de la criminologie taïwanaise

L’Afrique est l’un des nouveaux terrains d’enquêtes pour les criminologues taïwanais. (Crédit : DOELAN YANN / HEMIS.FR / AFP).
La criminologie à Taïwan n’est pas une science nouvelle : plusieurs générations de chercheurs se sont ainsi succédé jusqu’à aujourd’hui.
La première, celle des pères fondateurs des trois principales écoles : Chuen-jim Sheu (許春金) Tsai Dehui (蔡德輝), et Huang F. F. Y. (黃富源) a été formée aux États-Unis. Le professeur Huang avait d’ailleurs étendu le domaine de recherche à un éventail très large, pouvant inclure jusqu’à la psychologie ou la psychiatrie. Mais étant devenu ministre, ce sont les deux premiers qui ont conquis la grande majorité du monde universitaire local. Or, ceux ci ne se sont fondés et n’ont développé leurs travaux qu’à partir de la simple branche sociologique de la criminologie américaine (principalement E. Sutherland et D. Matza). Ainsi, d’une science à l’origine pluridisciplinaire, Taïwan a fini aujourd’hui par concevoir la criminologie comme principalement unidisciplinaire.
De cela s’en est suivi une dérive. Outre quelques rares îlots de résistance (tel le professeur Xie Wenyan 謝文彥), la criminologie est surtout enseignée comme une simple sous branche de la sociologie. De même, la méthodologie et l’éthique de recherche enseignées sont réduites à celle de la sociologie américaine.
Schéma théorique préalable au travail de terrain, échantillon humain préétabli, accord d’entretien à faire signer impérativement aux personnes sujets de la recherche… Tant de processus en sociologie qui ne sont applicables que dans des environnements que le chercheur contrôle déjà, sur une population qu’il maîtrise.
Tout ceci n’est pas un défi à Taïwan – et cela ne l’a même jamais été – puisque depuis le début, les universités enseignant la criminologie comptent parmi leurs étudiants un grand nombre de fonctionnaires travaillant à différents niveaux du système judiciaire (police, tribunaux, monde carcéral). Ainsi, pour ma seule promotion, on compte un directeur de prison, un commissaire, une directrice d’un bureau de travailleurs sociaux, et cinq fonctionnaires fort bien placés dans l’administration pénale.
On comprend alors que dans ce genre d’environnement, les chercheurs ont facilement accès aux administrations, telles les prisons : à savoir : un monde ultra disciplinaire composé de quatre murs sans issue. A l’intérieur de cette muraille, et comme l’exige l’éthique de recherche, on dit donner le droit aux détenus de refuser un entretien. Mais est-ce seulement possible quand ledit entretient est attendu par le ou la camarade de classe du directeur de l’établissement pénitentiaire en personne… Ce n’est pas le seul exemple. Ainsi, on leur explique également que, pour leur sécurité, ils doivent apposer leur signature sur un accord d’entretien pour assurer leur anonymat…
Dès le début de mes recherches de thèse en Afrique au sujet de la criminalité chinoise sur le continent noir, il m’a été demandé à chaque retour une conférence sur le sujet. Or, comme j’ai pu l’apercevoir en préparant ces conférences, ce qui intrigue les chercheurs de Formose, ce n’est pas tant la réalité du terrain africain, que les défis méthodologiques rencontrés. « Méthodologie en terrain difficile », « Réalité de l’application de l’éthique de recherche en zone non sécurisée » : voici le type de sujet que j’ai systématiquement eu à présenter. Car oui, au cours des mes recherches, il est vite apparu que personne ne vous signera un accord d’entretien, qu’aucun schéma théorique ne peut être établi à l’avance ; et surtout que vous ne saurez jamais à l’avance qui acceptera de vous parler.
Ainsi, quand bien même les pères fondateurs de la discipline ont imposé la sociologique made in USA comme principale vision valable de la criminologie, les dernières générations de chercheurs semblent eux prendre de plus en plus en considération les limites de cette méthodologie. Et en ce sens, l’Afrique y est conçue avant tout comme un sujet qui met au défi la méthodologie traditionnelle de la criminologie taïwanaise. Ce continent semble devenir une base pour ceux qui souhaitent ajouter de nouvelles branches et de nouvelles techniques scientifiques, telles celles inspirées de l’ethnologie.

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A propos de l'auteur
Albane Lahlou est titulaire d’un Master de philosophie chinoise (2004) et d’un master de criminologie (2008) ; et est actuellement en doctorat de prévention criminelle à l'Université Centrale de police de Taïwan. Pour ses divers travaux, elle a obtenu quatre prix d'honneur, dont deux en philosophie (2001, 2003), un en criminologie (2008), un en science policière (2014). Elle a par ailleurs publié 14 publications scientifiques dans des revues taïwanaises, et a présenté ses travaux lors de 7 conférences internationales en criminologie.
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