Politique
Reportage

Taïwan : Kinmen, l’insoumise

Sur l’îlot taïwanais de Jiangongyu (archipel de Kinmen), accessible à marée basse, la statue de Koxinga fait face à la Chine communiste. (Crédit : Alexandre Gandil, janvier 2015)
Sur l’îlot taïwanais de Jiangongyu (archipel de Kinmen), accessible à marée basse, la statue de Koxinga fait face à la Chine communiste. (Crédit : Alexandre Gandil, janvier 2015)
À l’Est du détroit de Taïwan, il y a Taïwan. À l’Ouest, il y a la Chine. Mais il y a aussi (et encore) Taïwan… Quasi encastrés dans les côtes de la province du Fujian, les archipels de Kinmen, Wuchiu et Matsu dépendent du gouvernement de Taipei. Une localisation stratégique dont les habitants font les frais depuis 1949 : bombardements après la guerre civile, restriction des libertés individuelles jusqu’en 1992, ouverture déstabilisante du territoire et imbroglio identitaire. Enquête sur l’archipel le plus vaste, le plus peuplé, mais aussi le plus proche des côtes chinoises : Kinmen.
* « Zhonghua Minguo Fujian sheng Jinmen xian » 中華民國福建省金門縣. La République de Chine (Taïwan) préfère la romanisation « Fukien » à celle de « Fujian » (福建), et « Kinmen » à celle de « Jinmen » (金門). Aujourd’hui, Kinmen, Wuchiu et Matsu sont les seuls territoires constituant cette « province du Fukien de la République de Chine », qui elle-même ne représente que 0,15 % de la province historique du Fujian.
« Nous ne sommes pas Taïwanais. Nous appartenons au comté de Kinmen de la province du Fukien de la République de Chine*. Mais je ne peux pas dire non plus que nous soyons Chinois, car nous avons une histoire particulière. Et les contacts ont longtemps été rompus avec le continent. Une seule chose est certaine : nous sommes Kinmenois. » Plutôt confuse, la réponse de Huang Si-chi – infirmière au seul hôpital civil de Kinmen – lorsqu’elle doit répondre de son identité. Et pour cause. À elle seule, son île cristallise la question taïwanaise dans toute sa complexité.

Contexte

« Grenades dans la gueule d’un tigre », « pinces de crabe contre la Chine » ou encore « Grande muraille de la Chine libre » : les métaphores ne manquent pas pour désigner les archipels de Kinmen, Wuchiu et Matsu. Situés à quelques kilomètres seulement du continent chinois et 10 à 20 fois plus loin de Taïwan, le tiraillement entre leur appartenance politique et leur localisation géographique est né de la guerre civile chinoise.

Suite à la proclamation de République populaire de Chine par Mao Zedong le 1er octobre 1949, Chiang Kaï-chek replie à Taipei les institutions de son régime renversé : la République de Chine. Ce faisant, il décide de maintenir ses troupes sur une série d’îles et d’archipels au large de la Chine méridionale. Ces territoires devaient servir de ligne de défense à l’île de Taïwan – devenue le sanctuaire des nationalistes du Kuomintang (le parti de Chiang) – et de tremplins pour la reconquête du continent.

Cependant, les difficultés de ravitaillement depuis Taïwan, couplées à la détermination des communistes et à l’influence américaine, ont eu raison du contrôle nationaliste sur les îles et archipels du Zhejiang (au Nord) et du Guangdong (au Sud). Ne tenant plus que Kinmen, Wuchiu et Matsu dès 1955, Chiang Kaï-chek les proclame « zones expérimentales d’administration de champ de bataille » (zhandi zhengwu shiyanqu, 戰地政務實驗區) et finit de les transformer en « îles-forteresses » ultra-cloisonnées.

Oubliés du miracle économique des années 1970, Kinmen et Matsu ne s’ouvrent à Taïwan qu’en 1992 (levée de la loi martiale sur leurs territoires) et au continent chinois en 2001 (lancement des « trois mini-liaisons » : échange direct de marchandises, de courrier et de personnes entre les deux Chine). Les deux archipels passent ainsi de territoires du conflit ouvert à ceux de consolidation de la paix. Wuchiu en revanche, du fait de sa faible population (672 habitants fin 2014) et de sa superficie (2,6 km²), est resté replié sur lui-même, malgré un retour à l’administration civile.

Sur cette carte, on voit comment les nationalistes de Chiang Kaï-shek, qui contrôlaient tout un chapelet d’îles au large de la Chine méridionale, n’ont finalement maintenu leur présence que sur les archipels de Kinmen, Wuchiu et Matsu.

La Chine en partage

Cela fait peu de temps que Kinmen (au même titre que Wuchiu et Matsu) peut être considéré comme taïwanais. Les trajectoires historiques des trois archipels n’ont vraiment croisé celle de Taïwan qu’en 1949 ; et encore. À l’époque, les gouvernements de Pékin et de Taipei sont tous deux attachés à l’idée d’une Grande Chine dont Taïwan n’est qu’une province – mais leurs revendications territoriales diffèrent.
La Chine n’est pas la même pour Pékin et pour Taipei, d’un point de vue institutionnel comme territorial.
Kinmen n’appartient donc pas à la province de Taïwan, aux yeux des communistes comme des nationalistes. L’archipel côtier est rattaché au Fujian, tout comme Wuchiu et Matsu. Ce qui crée un imbroglio administratif, puisque le Fujian est la seule province à être divisée entre les deux Chine.
Les archipels de Kinmen, Wuchiu et Matsu exacerbent la division entre les deux Chine. Leur contrôle par Taipei les rend responsable d’une triple fracture : aux échelles de la province, de la préfecture et du district.
Le contrôle de Kinmen, de Wuchiu et de Matsu par le gouvernement nationaliste permet une quasi continuité territoriale entre les deux Chine. Taipei fait des trois archipels des « territoires de survie ». Car si la République de Chine en exil avait parfaitement épousé les contours de Taïwan, la création d’un État taïwanais indépendant aurait paru bien plus légitime que le régime de Chiang Kaï-chek et ses ambitions de reconquête de toute la Chine. En effet, séparée du continent par 150 km de mer, Taïwan sort à l’époque de 50 ans de colonisation japonaise (1895-1945). Intégrée dans le giron chinois seulement au XVIIe siècle, l’île demeure aux yeux de Mao comme de Chiang une région périphérique, au même titre que le Tibet ou le Xinjiang au Nord-Ouest.

Les archipels de Kinmen, Wuchiu et Matsu ont donc permis d’ancrer Taïwan au continent. Du fait de leur localisation géographique, ces trois territoires ont été instrumentalisés au service de l’idéologie pan-chinoise du Kuomintang et du Parti communiste. Des trois archipels, Kinmen est celui qui a le plus souffert de l’affrontement entre Pékin et Taipei – ce qui a profondément marqué l’identité de ses habitants.

La guerre civile en mémoire

Contrairement à Wuchiu et Matsu, Kinmen est le seul archipel encore aux mains de Taipei à avoir fait l’objet d’un débarquement communiste. Du 25 au 27 octobre 1949, lors de la bataille de Guningtou, les troupes de l’Armée populaire de Libération ont été défaites par les soldats nationalistes. Pour ses habitants, Kinmen devient alors une terre de résistance et de victoire face au « déferlement » maoïste.
La plage de Guningtou, au nord-ouest de Kinmen, où ont déposé les armes les derniers soldats communistes. (Crédit : Alexandre Gandil, janvier 2015)
La plage de Guningtou, au nord-ouest de Kinmen, où ont déposé les armes les derniers soldats communistes. (Crédit : Alexandre Gandil, janvier 2015)
L’archipel reste néanmoins la cible privilégiée des bombardements communistes lors des deux premières crises du détroit de Taïwan (1954-55 et 1958), puis un jour sur deux jusqu’en 1979. Proche des côtes chinoises (5 à 10 km), c’est le territoire nationaliste le plus facile d’atteinte pour le gouvernement de Pékin. Et si Mao Zedong refuse de l’envahir de nouveau, c’est justement pour éviter de confiner la République de Chine à Taïwan et de rompre le lien entre les deux Chine de manière trop évidente. Les bombardements n’étaient donc pas destinés à la reconquête de Kinmen et des autres archipels côtiers, mais à dissuader Washington de s’engager militairement aux côtés de Taipei dans la guerre civile chinoise.
A voir, Kinmen détruite par les bombardements dans un reportage anglais de 1955 :

Naissance d’une forteresse

Aussi vulnérable que stratégique, l’archipel de Kinmen a été entièrement cloisonné et soumis à un régime administratif particulier à partir de 1956, dit de « champ de bataille ». Tous les pouvoirs sont alors concentrés entre les mains d’un petit groupe de militaires.

L’archipel, où des milliers de soldats sont envoyés, se métamorphose en forteresse : les littoraux sont minés, plantés d’infrastructures anti-débarquement, percés de blockhaus. Kinmen se replie sur lui-même. Les contacts avec Taïwan sont extrêmement limités, puisque les allers et venues entre les deux territoires sont soumis aux mêmes formalités administratives que pour se rendre à l’étranger.

De leur côté, les habitants de Kinmen se trouvent enrôlés dès 16 ans dans un système d’autodéfense civile (minfang ziwei tixi, 民防自衛體系). Participation aux exercices militaires, aux travaux d’excavation de tunnels, formation aux soins infirmiers… Le contrôle sur leur vie est total. Un couvre-feu est imposé à partir de 22 heures, et il est interdit de posséder certains objets tels qu’une radio ou, plus étonnamment, un ballon de basket – qui aurait pu servir de flotteur pour rejoindre la côte communiste, en cas de désertion. Le quotidien des habitants est encadré jusque dans leur propre maison, où ils n’ont pas le droit d’allumer la lumière les volets ouverts.

Installations anti-débarquement maritime (guitiaozhai, 軌條砦) sur l’île de Little Kinmen. (Crédit : Alexandre Gandil, janvier 2015)
Installations anti-débarquement maritime (guitiaozhai, 軌條砦) sur l’île de Little Kinmen. (Crédit : Alexandre Gandil, janvier 2015)

Le soutien aux militaires est effectué de bon cœur par les habitants de Kinmen. L’armée représente alors leur seule opportunité de développement économique en raison du cloisonnement de l’archipel, qui dispose d’ailleurs de sa propre monnaie – des dollars taïwanais frappés de la mention « Kinmen » (金門) ou « usage limité à Kinmen » (xian Jinmen tongyong, 限金門通用). La tante de Huang Si-chi raconte ainsi : « J’avais une boutique de chaussures de cuir que je vendais aux militaires. Toute l’économie était articulée autour de leurs besoins. »

Kinmen est alors la tête de pont de la lutte militaire et psychologique contre la République populaire de Chine. En 1960, face aux errements communistes du Grand Bond en Avant, Chiang Kaï-chek décide même d’en faire le « comté modèle pour [la mise en place des] Trois Principes du Peuple » – idéologie de Sun Yat-sen, le père de la République de Chine.

"La Chine est unie par les Trois Principes du Peuple", inscription propagandiste sur l’îlot de Dadan, faisant face au continent. (Crédit : Minsc sur zh.wikipedia GFDL ou CC-BY-SA-3.0, via Wikimedia Commons)
"La Chine est unie par les Trois Principes du Peuple", inscription propagandiste sur l’îlot de Dadan, faisant face au continent. (Crédit : Minsc sur zh.wikipedia GFDL ou CC-BY-SA-3.0, via Wikimedia Commons)

De 1949 à 1992, les habitants de Kinmen ont donc vécu en vase clos. Leur société s’est constituée en un microcosme particulier. Ce qui a profondément marqué leur identité locale, déjà façonnée par plusieurs facteurs historiques.

Les particularismes en héritage

L’administration de champ de bataille et la loi martiale, levées en 1992 à Kinmen, ont figé l’archipel dans le temps. Il est ainsi devenu le conservatoire, si ce n’est le sanctuaire, d’une culture régionale : celle du Fujian méridional – dite minnan (閩南). Le gouvernement local comme les habitants de Kinmen en sont très fiers, et tentent de mettre en avant leur patrimoine architectural ainsi que leurs us et coutumes. Ils considèrent les autres foyers de culture minnan comme « pervertis » par le communisme (sur le continent) ou le libéralisme (à Taïwan).
Les habitations traditionnelles de type minnan se reconnaissent notamment à leurs murs en briques rouges et à leur toit concave dit en "queue d’hirondelle" ou en "dos de cheval". (Crédit : Alexandre Gandil, janvier 2015)
Les habitations traditionnelles de type minnan se reconnaissent notamment à leurs murs en briques rouges et à leur toit concave dit en "queue d’hirondelle" ou en "dos de cheval". (Crédit : Alexandre Gandil, janvier 2015)
Autre source de fierté : la localisation géographique stratégique de Kinmen, qui remonte en fait à la dynastie Ming (1368-1644). En effet, dès 1387, le marquis Zhou Dexing fait construire des murs tout autour de l’île pour l’ériger en rempart contre les attaques de pirates japonais. Outre son rôle défensif, Kinmen devient également un point de contact entre l’Empire et le monde extérieur – l’Asie du Sud-Est en particulier. C’est d’ailleurs à partir de l’archipel que le marchand Koxinga a chassé les colons hollandais de Taïwan en 1661, pour y établir un sanctuaire de la dynastie Ming… Et de faire basculer l’île sous domination chinoise.

Les liens avec l’Asie du Sud-Est deviennent d’autant plus intenses à partir de la fin du XIXe siècle. Face à la série de catastrophes naturelles qui frappe alors le sud de la Chine, certains habitants de Kinmen décident d’émigrer en Indonésie et en Malaisie – où la colonisation européenne représente une opportunité économique. Une diaspora kinmenoise se constitue alors dans les pays voisins. Elle permet à l’archipel de s’enrichir financièrement, mais aussi culturellement et techniquement : les individus émigrés dispensent à leurs proches les savoirs acquis dans leur pays d’accueil. Finalement, Kinmen doit sa modernisation à ses propres habitants, plutôt qu’au pouvoir central.

Une habitation de type occidental à Kinmen, qui témoigne de l’influence européenne exercée indirectement par la diaspora. (Crédit : Alexandre Gandil, janvier 2015)
Une habitation de type occidental à Kinmen, qui témoigne de l’influence européenne exercée indirectement par la diaspora. (Crédit : Alexandre Gandil, janvier 2015)

Enfin, l’administration des dynasties Ming et Qing (1644-1911) a compté plus de 40 Kinmenois lauréats des concours mandarinaux – un taux de réussite bien supérieur à la moyenne de l’Empire d’après Lee Wen-liang, actuel membre du gouvernement local. Dès lors, les habitants de Kinmen se représentent leur archipel comme un territoire d’exception dont le rayonnement est à la fois politique, culturel et économique. D’où l’émergence d’une forte identité locale, qui concurrence l’identité chinoise et, a fortiori, l’identité taïwanaise.

Taïwan en grippe

Au fil des décennies, la légitimité du gouvernement de Pékin se renforce au détriment du gouvernement de Taipei. La fiction d’une République de Chine en exil est de plus en plus difficile à tenir pour le Kuomintang. Au tournant des années 1990, le nouveau président Lee Teng-hui (1988-2000) entame alors la démocratisation et la « taïwanisation » du régime – un processus accentué par son successeur Chen Shui-bian (2000-2008). La situation à Kinmen se normalise avec la levée de la loi martiale, la fin de l’administration de champ de bataille et des restrictions à la liberté de circulation.

Cependant, les Kinmenois ne se reconnaissent pas dans cette République de Chine taïwanisée. D’abord, ils n’ont jamais entretenu de lien suffisamment puissants avec Taïwan pour s’en réclamer. Ils considèrent d’ailleurs les politiques de Lee Teng-hui et de Chen Shui-bian comme contraires aux idéaux de Chiang Kaï-chek, pour lesquels ils se sont battus. Les résultats des élections présidentielles – au suffrage universel direct depuis 1996 – en sont le révélateur. Les habitants de Kinmen votent pour les candidats dont le programme est le plus apte à défendre l’héritage de Chiang.

En 1996 et 2000, les habitants de Kinmen ont voté pour des dissidents conservateurs du Kuomintang (KMT), car les candidats investis par le parti étaient issus de son aile réformiste. Le Parti démocrate progressiste (DPP), hostile au gouvernement de Pékin et promoteur d’une identité taïwanaise, enregistre toujours ses scores les plus bas à Kinmen et à Matsu.
En 1996 et 2000, les habitants de Kinmen ont voté pour des dissidents conservateurs du Kuomintang (KMT), car les candidats investis par le parti étaient issus de son aile réformiste. Le Parti démocrate progressiste (DPP), hostile au gouvernement de Pékin et promoteur d’une identité taïwanaise, enregistre toujours ses scores les plus bas à Kinmen et à Matsu.
Les habitants de Kinmen se méfient du Parti démocrate-progressiste (DPP). Ils craignent que leurs membres ne proclament une République de Taïwan indépendante, de laquelle leur archipel serait exclu. Il faut dire que, de manière générale, les Kinmenois n’ont pas une image très favorable des Taïwanais.
*「鳥不語,花不香,男無情,女無義」 (Niao bu yu, hua bu xiang, nan wu qing, nü wu yi)
« Les oiseaux n’y chantent pas, les fleurs n’y sentent rien, les hommes y sont insensibles, les femmes y sont injustes »* : voilà le proverbe qu’emploie Lee Wen-liang pour illustrer ce que les habitants de Kinmen pensent de Taïwan. Ces représentations datent de la dynastie Qing. À l’époque, l’archipel connaît son âge d’or et Taïwan, ancien repaire de pirates japonais, est progressivement intégrée à l’Empire. L’image d’un décalage flagrant entre les deux rives du détroit a persisté jusqu’à aujourd’hui : à l’Ouest, un foyer de prospérité intellectuelle et de raffinement culturel, et à l’Est, un territoire de « délinquants » et de « criminels ». « Ce ne sont pas les Taïwanais qui méprisent les Kinmenois, résume le grand-père de Huang Si-chi, mais les Kinmenois qui méprisent les Taïwanais. »

Par la suite, ce mépris s’est transformé en ressentiment. D’après Liu Ming-feng, directeur du Centre sur les Relations internationales et les Affaires continentales de l’Université de Kinmen, les habitants de l’archipel ont jalousé le miracle économique taïwanais des années 1960-70. Ils ont donc décidé de s’ériger en un contre-modèle conservateur face au libéralisme économique, synonyme selon eux d’individualisme et de valeurs décadentes. Un processus favorisé, toujours selon Liu Ming-feng, par l’organisation clanique de la société kinmenoise (zongzu shehui, 宗族社會).

Ainsi, lorsque leur archipel s’est ouvert officiellement aux échanges avec la Chine continentale en 2001, les habitants de Kinmen ont profité de cette occasion pour contredire le centre taïwanais et nouer des liens privilégiés avec le comté de Xiamen qui leur fait face. Plusieurs projets d’infrastructure sont à l’étude, tels que la construction de ponts autoroutiers, ou d’un réseau d’approvisionnement en eau et en électricité.

Carte : désormais, le bras de mer séparant Kinmen de Xiamen est plus un espace d’échanges que d’affrontement.
Autre signe d’intégration, les Chinois continentaux n’ont plus à faire de demande de visa pour aller à Kinmen – ce qui leur reste obligatoire pour se rendre sur l’île de Taïwan). En fin de compte, la frontière fixée par la guerre civile chinoise est progressivement gommée.

Vent du changement ?

Depuis quelques années, Kinmen a recouvré son rayonnement économique. Le comté est l’un des moins dépendants aux aides financières du gouvernement central, qui n’ont représenté que 25,7 % de son budget en 2014. La plupart de ses recettes proviennent de la vente de l’alcool local : la liqueur de Kaoliang (Gaoliang jiu, 高粱酒). Elle représente plus des trois-quarts du marché des spiritueux taïwanais et a financé près de la moitié du budget du gouvernement local en 2010. Cette réussite conforte les habitants de Kinmen dans leur vision de l’archipel : celle d’un territoire à part, voire exceptionnel.

Malgré tout, le vent du changement souffle sur les plus jeunes générations. Nées dans un environnement démocratique, sur un archipel ouvert aux deux rives du détroit, elles ont l’occasion d’effectuer librement leurs études supérieures sur l’île de Taïwan, d’y voyager, d’y résider. Elles disposent donc, contrairement à leurs aînées, de solides facteurs d’identification à Taïwan.

Les jeunes dépasseront-ils les déterminismes historiques et géographiques ? Ce n’est pas impossible. D’autant que le discours indépendantiste taïwanais change, lui aussi. Ses nouvelles figures considèrent que l’identité taïwanaise est autant fondée sur les valeurs démocratiques que sur l’histoire et la culture. Dès lors, Kinmen et le reste des archipels côtiers sous contrôle de Taipei auraient toute leur place dans une République de Taïwan indépendante. Chose encore inimaginable pour les gens de Kinmen.

Par Alexandre Gandil
(Nota Bene : cette enquête est tirée d’un mémoire de recherche écrit par l’auteur et intitulé « L’identité taïwanaise à l’épreuve de ses marges : le cas des archipels de Kinmen et Matsu », consultable ici.)

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A propos de l'auteur
Doctorant en science politique au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), Alexandre Gandil consacre ses recherches à la construction du politique dans le détroit de Taiwan. Anciennement doctorant associé à l'Institut de Recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM, 2016-2019) puis à la fondation taïwanaise Chiang Ching-Kuo (depuis 2019), il est passé par le Dessous des cartes (Arte) avant de rejoindre la rédaction d'Asialyst. Il a été formé en chinois et en relations internationales à l'INALCO puis en géopolitique à l'IFG (Université Paris 8).