Taïwan : Kinmen, l’insoumise
Contexte
« Grenades dans la gueule d’un tigre », « pinces de crabe contre la Chine » ou encore « Grande muraille de la Chine libre » : les métaphores ne manquent pas pour désigner les archipels de Kinmen, Wuchiu et Matsu. Situés à quelques kilomètres seulement du continent chinois et 10 à 20 fois plus loin de Taïwan, le tiraillement entre leur appartenance politique et leur localisation géographique est né de la guerre civile chinoise.
Suite à la proclamation de République populaire de Chine par Mao Zedong le 1er octobre 1949, Chiang Kaï-chek replie à Taipei les institutions de son régime renversé : la République de Chine. Ce faisant, il décide de maintenir ses troupes sur une série d’îles et d’archipels au large de la Chine méridionale. Ces territoires devaient servir de ligne de défense à l’île de Taïwan – devenue le sanctuaire des nationalistes du Kuomintang (le parti de Chiang) – et de tremplins pour la reconquête du continent.
Cependant, les difficultés de ravitaillement depuis Taïwan, couplées à la détermination des communistes et à l’influence américaine, ont eu raison du contrôle nationaliste sur les îles et archipels du Zhejiang (au Nord) et du Guangdong (au Sud). Ne tenant plus que Kinmen, Wuchiu et Matsu dès 1955, Chiang Kaï-chek les proclame « zones expérimentales d’administration de champ de bataille » (zhandi zhengwu shiyanqu, 戰地政務實驗區) et finit de les transformer en « îles-forteresses » ultra-cloisonnées.
Oubliés du miracle économique des années 1970, Kinmen et Matsu ne s’ouvrent à Taïwan qu’en 1992 (levée de la loi martiale sur leurs territoires) et au continent chinois en 2001 (lancement des « trois mini-liaisons » : échange direct de marchandises, de courrier et de personnes entre les deux Chine). Les deux archipels passent ainsi de territoires du conflit ouvert à ceux de consolidation de la paix. Wuchiu en revanche, du fait de sa faible population (672 habitants fin 2014) et de sa superficie (2,6 km²), est resté replié sur lui-même, malgré un retour à l’administration civile.

La Chine en partage


Les archipels de Kinmen, Wuchiu et Matsu ont donc permis d’ancrer Taïwan au continent. Du fait de leur localisation géographique, ces trois territoires ont été instrumentalisés au service de l’idéologie pan-chinoise du Kuomintang et du Parti communiste. Des trois archipels, Kinmen est celui qui a le plus souffert de l’affrontement entre Pékin et Taipei – ce qui a profondément marqué l’identité de ses habitants.
La guerre civile en mémoire
Naissance d’une forteresse
L’archipel, où des milliers de soldats sont envoyés, se métamorphose en forteresse : les littoraux sont minés, plantés d’infrastructures anti-débarquement, percés de blockhaus. Kinmen se replie sur lui-même. Les contacts avec Taïwan sont extrêmement limités, puisque les allers et venues entre les deux territoires sont soumis aux mêmes formalités administratives que pour se rendre à l’étranger.
De leur côté, les habitants de Kinmen se trouvent enrôlés dès 16 ans dans un système d’autodéfense civile (minfang ziwei tixi, 民防自衛體系). Participation aux exercices militaires, aux travaux d’excavation de tunnels, formation aux soins infirmiers… Le contrôle sur leur vie est total. Un couvre-feu est imposé à partir de 22 heures, et il est interdit de posséder certains objets tels qu’une radio ou, plus étonnamment, un ballon de basket – qui aurait pu servir de flotteur pour rejoindre la côte communiste, en cas de désertion. Le quotidien des habitants est encadré jusque dans leur propre maison, où ils n’ont pas le droit d’allumer la lumière les volets ouverts.
Kinmen est alors la tête de pont de la lutte militaire et psychologique contre la République populaire de Chine. En 1960, face aux errements communistes du Grand Bond en Avant, Chiang Kaï-chek décide même d’en faire le « comté modèle pour [la mise en place des] Trois Principes du Peuple » – idéologie de Sun Yat-sen, le père de la République de Chine.

Les particularismes en héritage
Les liens avec l’Asie du Sud-Est deviennent d’autant plus intenses à partir de la fin du XIXe siècle. Face à la série de catastrophes naturelles qui frappe alors le sud de la Chine, certains habitants de Kinmen décident d’émigrer en Indonésie et en Malaisie – où la colonisation européenne représente une opportunité économique. Une diaspora kinmenoise se constitue alors dans les pays voisins. Elle permet à l’archipel de s’enrichir financièrement, mais aussi culturellement et techniquement : les individus émigrés dispensent à leurs proches les savoirs acquis dans leur pays d’accueil. Finalement, Kinmen doit sa modernisation à ses propres habitants, plutôt qu’au pouvoir central.
Taïwan en grippe
Cependant, les Kinmenois ne se reconnaissent pas dans cette République de Chine taïwanisée. D’abord, ils n’ont jamais entretenu de lien suffisamment puissants avec Taïwan pour s’en réclamer. Ils considèrent d’ailleurs les politiques de Lee Teng-hui et de Chen Shui-bian comme contraires aux idéaux de Chiang Kaï-chek, pour lesquels ils se sont battus. Les résultats des élections présidentielles – au suffrage universel direct depuis 1996 – en sont le révélateur. Les habitants de Kinmen votent pour les candidats dont le programme est le plus apte à défendre l’héritage de Chiang.

Par la suite, ce mépris s’est transformé en ressentiment. D’après Liu Ming-feng, directeur du Centre sur les Relations internationales et les Affaires continentales de l’Université de Kinmen, les habitants de l’archipel ont jalousé le miracle économique taïwanais des années 1960-70. Ils ont donc décidé de s’ériger en un contre-modèle conservateur face au libéralisme économique, synonyme selon eux d’individualisme et de valeurs décadentes. Un processus favorisé, toujours selon Liu Ming-feng, par l’organisation clanique de la société kinmenoise (zongzu shehui, 宗族社會).
Ainsi, lorsque leur archipel s’est ouvert officiellement aux échanges avec la Chine continentale en 2001, les habitants de Kinmen ont profité de cette occasion pour contredire le centre taïwanais et nouer des liens privilégiés avec le comté de Xiamen qui leur fait face. Plusieurs projets d’infrastructure sont à l’étude, tels que la construction de ponts autoroutiers, ou d’un réseau d’approvisionnement en eau et en électricité.

Vent du changement ?
Malgré tout, le vent du changement souffle sur les plus jeunes générations. Nées dans un environnement démocratique, sur un archipel ouvert aux deux rives du détroit, elles ont l’occasion d’effectuer librement leurs études supérieures sur l’île de Taïwan, d’y voyager, d’y résider. Elles disposent donc, contrairement à leurs aînées, de solides facteurs d’identification à Taïwan.
Les jeunes dépasseront-ils les déterminismes historiques et géographiques ? Ce n’est pas impossible. D’autant que le discours indépendantiste taïwanais change, lui aussi. Ses nouvelles figures considèrent que l’identité taïwanaise est autant fondée sur les valeurs démocratiques que sur l’histoire et la culture. Dès lors, Kinmen et le reste des archipels côtiers sous contrôle de Taipei auraient toute leur place dans une République de Taïwan indépendante. Chose encore inimaginable pour les gens de Kinmen.
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