Environnement
Expert – Les bruits verts de Tokyo

 

Japon : bataille ministérielle autour des centrales à charbon

Un employé de Tokyo Electric Power Co. (TEPCO) installe un nouveau compteur électrique dans le quartier de Suginami, à Tokyo le 1er juin 2012. (Crédit : Crédit Ryohei Moriya / Yomiuri / The Yomiuri Shimbun / AFP)
A une vingtaine de kilomètres de la ville de Nagoya, poumon automobiliste du pays du Soleil-Levant, une tour massive surplombe la mer ; et les pétroliers qui passent et repassent dans la baie de Chita pour pourvoir aux trois centrales thermiques de Taketoyo.
Ces centrales, capables de fournir régulièrement 1,1 million de kilowatts à cette région hautement industrialisée, datent toutes de 1972. Jugeant trop vieilles et surtout trop coûteuses ces centrales thermiques au fioul, l’opérateur d’électricité qui gère le site – Chubu Electric Power – entend les rénover pour en faire des centrales thermiques au charbon. La feuille de route est déjà fixée avec une mise en service prévue pour l’année 2021. Tout semblait prêt pour la construction, jusqu’à ce que le ministère de l’Environnement publie un avis contre ce projet en août dernier.
Le ministre Yoshio Mochizuki explique ce choix par le manque d’efforts réalisé par le secteur pour réduire l’émission des gaz à effet de serre ; d’autant que ces centrales au charbon vont rejeter dans l’air 6,4 millions de tonnes de CO2 au maximum par an. En gros, il s’agit pour le ministre d’un projet incohérent avec le bouquet énergétique présenté devant l’ONU le 17 juillet dernier en vue de la COP 21 à Paris dans lequel la part d’électricité produite par charbon est estimée à 26% à l’horizon 2030. En raison de cet avis, le projet de construction est, pour l’heure, bloqué.
Cette décision met en lumière les tensions existantes entre les ministères de l’Industrie et de l’Environnement. Et ainsi aujourd’hui au moins deux autres projets similaires sont suspendus par le « non » de Mochizuki ; et cela alors que le ministère de l’Industrie prévoit déjà la construction de 48 centrales thermiques au charbon d’ici 2027.

Le charbon, une ressource peu chère

Mais pourquoi autant d’investissement dans les centrales thermiques au charbon? Pour répondre à cette question, il faut retracer les changements de la politique énergétique nippone depuis l’accident de Fukushima lorsque le pays s’était vu contraint de fermer ses centrales nucléaires.
A l’époque, afin de combler le vide de production énergétique, le Japon a commencé à importer massivement du pétrole et du gaz naturel liquéfié (GNL), ce qui a fait exploser sa facture. La balance commerciale du pays est ainsi dans le rouge depuis 2011, avec un déficit qui a atteint 80 milliards d’euros pour l’année 2013. De plus, cette importation forcenée du pétrole et du GNL a fait augmenter de 30% le prix de l’électricité, ce qui constitue un lourd fardeau pour les entreprises japonaises. C’est donc une histoire de gros sous : Tokyo veut que le charbon soit sa source d’énergie principale (avec le GNL), car il coûte deux ou trois fois moins cher que le pétrole. Et c’est pourquoi la nouvelle politique énergétique japonaise instituée après Fukushima – et stipulée telle quelle en 2014 – voit dans le charbon et dans le nucléaire, les « sources d’électricité de base », qui mèneraient à l’amélioration du bilan commercial et de la croissance économique du pays.
Outre ces justifications d’ordre économique, il y a aussi des questions politiques. Tokyo entend en effet élargir son cercle d’influence par l’exportation de centrales thermiques au charbon, continuant alors une politique entamée depuis des décennies. Sur la liste des pays « clients », figurent une dizaine de pays – en grande partie asiatiques – comme l’Inde, l’Indonésie et le Vietnam. « Et si on faisait valoir davantage cette ressource ? » a ainsi proposé devant les dirigeants de ces pays le Premier ministre japonais à l’occasion de la Conférence sur le Futur de l’Asie, tenue en mai dernier. Et ce dernier d’ajouter : « car en Asie le charbon est abondant ». On comprend alors pourquoi les investissements de la Banque centrale Japonaise pour la coopération internationale dans ces projets d’exportation dépassent les 18 milliards d’euros entre 2007 et 2014, selon l’organisation environnementale, Kiko Network.

Les géants du secteur s’attendent aux innovations

Ces investissements massifs, tant au niveau domestique qu’international, ne seraient pas contradictoires, selon le gouvernement japonais, avec la politique énergétique qui vise tout de même à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 26% d’ici à 2030. Comme l’a déclaré Shinzo Abe, le problème de l’émission de CO2 « peut être résolu par l’innovation », notamment grâce à la technologie appelée « le cycle combiné à gazéification intégrée (CCGI) », qui permet de réduire de 15% l’émission de CO2 par rapport à la dernière génération des centrales.
Le hic, c’est que, même avec le CCGI, le niveau de CO2 émis resterait identique à celui des centrales thermiques au fioul, et beaucoup plus haut que les celles au GNL.
« Les scientifiques conviennent que, même si l’on prend en compte le développement potentiel de cette technologie, les émissions en CO2 des centrales thermiques au charbon ne pourront pas être inférieures à celles des centrales thermiques alimentées en GNL » explique Masayoshi Iyoda de Kiko Network.

Le charbon reste tout de même polluant ? Certes, cela a provoqué la résistance du ministère de l’Environnement, mais au niveau international, pas de problème. Car, « pour gagner la bataille de la concurrence sur les autres pays exportateurs, comme la Chine et la Corée du Sud, les technologies pour limiter l’émission des gaz à effet de serre sont souvent négligées afin de baisser le prix des centrales », glisse Takako Momoi, également de Kiko Network.

Au niveau domestique, la question n’est donc pas encore tranchée. Le ministre de l’Environnement, Yoshio Mochizuki, a ainsi appelé les opérateurs du secteur électrique à lui présenter, à nouveau, leurs objectifs en matière de réduction des gaz à effet de serre. Pour les opérateurs qui ne sont pas forcément en bonne santé économique, ce sont des décisions difficiles à prendre. Pour eux, l’embellie économique est à trouver dans le champ de l’innovation. Ils comptent notamment dans la technique dite du « captage-stockage géologique de CO2 », et l’amélioration des centrales thermiques au charbon par une nouvelle technologie appelée « Integrated coal Gasification Fuel cell Combined Cycle (IGFC) », qui permettrait de réduire de 25% l’émission de CO2 par rapport au système actuel. Or, pour l’heure, ces deux technologies-phare restent au stade expérimental et ce, au moins jusqu’en 2020…

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A propos de l'auteur
Yuta Yagishita, journaliste indépendant basé à Tokyo est un spécialiste des questions environnementales et politiques au Japon. Formé à l'ESJ Lille, cet admirateur de Hannah Arendt essaie d'être l'observateur le plus impartial de son pays natal qui ne cesse de vieillir. Il collabore notamment avec la revue ZOOM Japon.
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