Politique
Expert - Vue du Pacifique

Tokyo consolide son influence en Océanie

Photo du Premier ministre japonais Shinzo Abe (au centre) entourés des chef de gouvernement des îles du Pacifique
Le Premier ministre japonais Shinzo Abe (au centre) entourés des chef de gouvernement des îles du Pacifique lors du 7ème Pacific Island Leaders Meeting (PALM) à Iwaki (préfecture de Fukushima), dans le nord du Japon le 23 mai 2015. (Crédit : JIJI PRESS / AFP)
Pour la septième fois consécutive, le Japon a organisé sur son sol une rencontre associant ses plus hauts dirigeants et ceux des Etats et territoires insulaires du Pacifique (PALM 7). Cette nouvelle édition à l’invitation du Premier ministre Shinzo Abe s’est tenue les 22 et 23 mai derniers dans la ville d’Iwaki (préfecture de Fukushima). Institutionnalisé depuis 1997, aucun autre sommet des chefs d’Etat et de gouvernement Océanie + 1 n’est aussi ancien ou plus couru. Il ne manque pourtant pas de rival depuis le milieu de la dernière décennie.

Au fil des années, la République populaire de Chine, la Corée du Sud, l’Inde, Taïwan et la Thaïlande ont instauré leur sommet avec les plus hauts responsables océaniens. Mais aucun ne peut s’enorgueillir de regrouper à chacune de ses éditions tous les leaders des pays membres du Forum des îles du Pacifique. Signe du succès sans égal de la manifestation triennale japonaise, celle-ci a rassemblé cette année : cinq présidents de la République (Etats fédérés de Micronésie, Kiribati, Iles Marshall, Nauru, Palaos), huit Premiers ministres (Iles Cook, Fidji, Niue, Papouasie Nouvelle-Guinée, Samoa, Tonga, Tuvalu, Vanuatu) et un vice-Premier ministre (Salomon). A titre de comparaison, le deuxième forum Thaïlande-Etats insulaires du Pacifique (TPIF) qui s’est tenu à Bangkok les 30 et 31 mai derniers, n’a pu regrouper que deux chefs d’Etat (Kiribati, Nauru), trois Premiers ministres (Cook, Fidji, Tuvalu) et le prince héritier de Tonga. La Thaïlande avait pourtant adossé son deuxième sommet avec l’Océanie en moins d’un an à l’ouverture de la 71ème session du Conseil économique et social Asie-Pacifique des Nations Unies (CESAP), dont la présidence a été confiée en 2015 au Premier ministre fidjien. Quant à la Chine et à Taïwan, chacune des deux Républiques se disputant les faveurs diplomatiques des Etats insulaires, elles ne sont pas plus à même de rassembler sur leur sol tous les chefs d’Etat ou de gouvernement du Pacifique.

L’attractivité des rencontres avec le Japon repose sur l’attention portée à toutes les délégations, aux engagements financiers conséquents pris par Tokyo pour toute la région et à un large spectre de discussions, même si l’ordre du jour est invariablement dicté par la puissance invitante.

Afin de montrer toute son attention aux petits Etats insulaires et à leurs préoccupations, le premier ministre japonais a pris un grand soin de tous ses hôtes. Il a eu quinze minutes de tête-à-tête avec douze des chefs d’Etat et de gouvernement présents et a fait savoir urbi et orbi la tenue de ses échanges par autant de communiqués détaillés. Deux chefs de gouvernement ont bénéficié d’un traitement de faveur. Le Premier ministre papou Peter O’Neill a été reçu quarante minutes. Quant au Premier ministre fidjien F. Bainimarama, il a été mieux traité encore. Protocolairement, son entrevue avec Shinzo Abe a été la première accordée aux dirigeants océaniens lors du sommet PALM 7. Elle s’est en outre déroulée sur une heure et a été suivie d’un dîner. Mais au-delà du temps consacré à écouter ses visiteurs, le chef du gouvernement nippon a veillé à annoncer à douze des dirigeants présents de nouveaux concours financiers. Echelonnés de 100 millions de yens pour l’adaptation aux changements climatiques à Tuvalu à 27 milliards pour la construction d’un nouvel aéroport en Papouasie Nouvelle-Guinée, les aides au développement divulguées ont rappelé que le Japon est le partenaire économique et social de tous et son souci de la connectivité du Pacifique insulaire avec le reste du monde puisque nombre des nouveaux projets affichés visent à améliorer les infrastructures de transports, notamment maritimes (ex : Nauru, Salomon, Samoa, Vanuatu).

Si une place singulière a été donnée cette année aux chefs des gouvernements de la Papouasie Nouvelle-Guinée et Fidji, cela n’a fait que rappeler le statut de puissances régionales des deux pays. Mais le traitement privilégié accordé à F. Bainimarama montre aussi combien l’ex-militaire putschiste est aujourd’hui courtisé par tous les dirigeants asiatiques. En 2014, les Fidjiens ont accueilli les visites des présidents indonésien (août) et chinois (novembre), ou encore celle du Premier ministre indien Narendra Modi (novembre). En septembre prochain, ce sera au tour du chef du gouvernement thaïlandais, le général Prayuth Chan-ocha, de venir à Nadi où il sera l’invité d’honneur du troisième sommet du Forum de développement des îles du Pacifique (PIDF).

Au-delà du traitement réservé à chacun des leaders océaniens, Tokyo cherche à se distinguer de ses voisins et rivaux asiatiques en se montrant particulièrement en phase avec toutes les préoccupations vitales de ses interlocuteurs. A cette fin, une déclaration de 13 pages en 58 points a été adoptée lors du sommet PALM 7. La déclaration Fukushima-Iwaki 2015 a été préparée dès mars dernier avec la plus grande attention. Comme ses devancières (Okinawa- « Kizuna » en mai 2012, Hokkaido en mai 2009, Le partenariat d’Okinawa en mai 2006, L’initiative d’Okinawa en 2003), elle a été élaborée lors d’une réunion des hauts fonctionnaires avant d’être nourrie par les échanges entre les leaders, intitulés cette année : « Bâtir ensemble un avenir prospère ». En conclusion, pas moins de sept domaines de coopération prioritaires ont été retenus : (1) la gestion des catastrophes naturelles et la réduction des risques ; (2) la lutte contre le changement climatique ; (3) la protection de l’environnement ; (4) le renforcement des échanges humains ; (5) la promotion du développement durable ; (6) la gestion des océans, des espaces maritimes et des ressources halieutiques; et (7) le commerce, les investissements et le tourisme.

Afin de s’assurer que les axes de coopération arrêtés seront ultérieurement bien mis en œuvre, une conférence ministérielle de suivi sera organisée en 2016. De même, une réunion des ministres du Tourisme devrait se tenir d’ici la fin de l’année. Il est vrai que tous les pays et territoires insulaires souhaitent dynamiser leur industrie touristique, sans pour autant s’en remettre à la seule clientèle chinoise qui fréquente chaque jour un peu plus les pays de la région. Mais en instaurant des réunions régulières au niveau des ministres et/ou des hauts fonctionnaires, en adoptant un logo et un slogan particulier pour chaque sommet des chefs de gouvernement, le Japon s’engage sur la voie d’une institutionnalisation en profondeur de ses relations avec les Etats et territoires océaniens, qui va bien au-delà des pratiques déjà anciennes qui se sont traduites par l’invitation chaque année du président en exercice du Forum des îles du Pacifique (Palaos en 2014/2015) par le Gaimusho (ministère japonais des Affaires étrangères japonais), ou la participation depuis 1989 d’un vice-ministre des Affaires étrangères au dialogue dit post-Forum.

En accumulant les rencontres nippo-océaniennes, Tokyo investit sur l’avenir. A cette fin, il réunit des sommets de jeunes dirigeants comme le 25 mai 2012 à Miyakojima (Okinawa), des comités d’experts ou encore multiplie les « side-events » à l’occasion de chacun des sommets des chefs d’Etat et de gouvernement. Il est vrai que ces manifestations offrent l’avantage de donner plus d’échos médiatiques aux rencontres. Elles mettent en avant les savoir-faire nippons et permettent d’associer en nombre des acteurs de la société civile (entrepreneurs, ONG, universitaires) ; mais également des partenaires institutionnels (comme par exemple, les directeurs généraux de la Communauté du Pacifique et du Programme régional océanien de l’environnement en 2015, l’IRENA et l’Institut des sciences et technologies de l’université d’Okinawa en 2012) ou encore des Etats étrangers amis (Australie, France, Etats-Unis, Nouvelle-Zélande). Autant d’initiatives qui donnent de l’épaisseur et du lustre aux sommets Japon-Océanie. Certains spécialistes nippons du Pacifique encouragent Tokyo à aller encore plus loin encore. A l’instar du professeur Izumi Kobayashi (Osaka Gakuin University), le président de l’Association Japon-Iles du Pacifique, les experts japonais considèrent que le mécanisme PALM doit devenir un forum « permanent », se réunissant à tous les niveaux, à longueur d’année comme le fait déjà l’APEC pour développer les relations transpacifique.

Afin de densifier les relations intra-Pacifique au travers de la coopération nippo-océanienne, Tokyo a besoin de s’appuyer sur les acteurs infra-étatiques. Ainsi, pour développer les relations économiques bi-régionales, le Japon cherche à associer plus étroitement les entreprises privées au sommet des chefs d’Etat et de gouvernement. C’est pourquoi, en amont du sommet PALM 7 a été orchestré un Forum commercial et de promotion des investissements à Tokyo, le 21 mai dernier. Mis sur pied par l’organisation japonaise du commerce extérieur (JETRO), il s’est appuyé sur le Pacific Island Centre instauré en 1996 et installé dans les locaux de l’université Meiji par le Japon et ses partenaires océaniens. Au-delà d’intérêts mercantiles bien compris, les événements commerciaux ont aussi une vocation très politique. Il s’agit de souligner que le Japon n’est pas en passe de devenir un partenaire économique de second rang alors que la République populaire de Chine rogne les parts de marché et s’installe dans les pays insulaires comme un des premiers contributeurs en matière d’aide au développement et d’investissement.

Plus que jamais, les sommets PALM visent à contrer de facto le développement de l’influence chinoise dans le Pacifique. En contrepoint de la politique de Pékin, Shinzo Abe a insisté sur les valeurs démocratiques partagées entre les participants au sommet d’Iwaki, la générosité japonaise et son souci de synergie avec les donateurs multilatéraux. Le Premier ministre a également souligné la fiabilité de son pays. En mai 2012 à Nago (Okinawa), il avait été convenu que le Japon offrirait 500 millions de dollars sur trois ans à ses partenaires océaniens. Le contrat a été rempli. Les Etats et territoires du Pacifique peuvent donc considérer que les nouveaux engagements à hauteur de 55 milliards de yens (452 millions de dollars) pour les trois prochaines années seront eux aussi respectés à la lettre. Il n’en demeure pas moins que l’engagement financier de 2015, aussi conséquent soit-il, est en retrait de près de 10 % par rapport à celui qui fut pris en 2012 lors de la rencontre PALM 6. Pour « compenser » cet effet négatif, le Premier ministre a précisé que le Japon offrirait 4 000 bourses de formation d’ici la rencontre PALM 8 en 2018. Il a également valorisé les engagements environnementaux de son gouvernement comme ceux énoncés lors de la troisième Conférence mondiale des Nations Unies sur la réduction des risques de catastrophes (Sendai, 14 au 18 mars 2015).

Pour convaincre ses partenaires que le Japon est bien à leurs côtés, Shinzo Abe construit un nouveau récit politique. Il vante la « Pacificité » de son pays dans sa dimension irénique et océanienne. Il a ainsi fait inscrire dans le communiqué final du sommet PALM 7 la nécessaire résolution pacifique des différends internationaux ou encore la promotion de la coopération dans les domaines de la sûreté et de la sécurité maritime. Autant d’arguments mobilisés pour critiquer implicitement les actions maritimes de la Chine et légitimer un soutien océanien à une réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies assurant un siège de membre permanent à Tokyo.

La « Pacificité » nippone est également énoncée pour attester que le Japon et les Etats insulaires ont un océan commun, source de défis et justifiant par exemple de voir le 5 novembre – ainsi que le propose Tokyo – reconnu comme une « Journée mondiale du tsunami ». Abe marque publiquement avec force que les Japonais comme les Océaniens sont des citoyens du Pacifique, qu’ils sont des « insulaires » comme le martèle le slogan adopté lors du sommet PALM 5 en 2009. Pour preuve de cette proximité, le Premier ministre convoque jusqu’à la géographie en rappelant que les Etats insulaires sont géographiquement moins éloignés du Japon que la Californie. Il évoque aussi une psyché insulaire commune qui justifierait un combat conjoint pour préserver les ressources de pêche, notamment au travers de la Commission des pêches du Pacifique central et occidental (WCPFC), ou encore en coopérant étroitement avec les organismes compétents de la sous-région tels l’Agence des pêches du Forum (FFA), le Secrétariat de la Communauté du Pacifique (SPC) et le Programme régional océanien de l’environnement (SPREP).

Enfin, Shinzo Abe relève une « Pacificité » par la construction d’institutions conjointes de coopération à l’image du Fonds communautaire pour l’environnement du Pacifique (PEC) instauré en 2009. Ce dernier fournit une aide au développement permettant aux Océaniens un meilleur accès à l’eau potable ou aux énergies renouvelables, assurant une transition énergétique plus rapide et permettant aux pays du Pacifique de devenir des « îles hybrides ». Si ces aides peaufinent l’image solidaire du Japon, elles n’évitent pas à Tokyo de devoir faire face à son passé, comme d’ailleurs dans toute l’Asie-Pacifique.

Alors que cette année est commémorée le 70ème anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale, le gouvernement nippon n’hésite pas à revenir sur les pages d’histoire en partage. Le Premier ministre a ainsi remercié ses invités d’aider le Japon au rapatriement sur le sol de la mère patrie des dernières dépouilles des soldats tués lors de la guerre du Pacifique. A ce titre, il a salué également l’accueil chaleureux accordé à l’Empereur Akihito et l’Impératrice Michiko lors de leur visite d’Etat à Palaos les 8 et 9 avril dernier. Il est vrai qu’en se rendant sur l’île de Peleliu, le couple impérial a rendu hommage à toutes les victimes des furieux combats de 1944 (10 000 soldats japonais et 1 700 Américains tués en deux mois). L’hommage sans accroc était d’autant plus exceptionnel que le couple impérial voyage à l’étranger extrêmement rarement. En se rendant à Palaos, il effectuait seulement son deuxième voyage dans le Pacifique (après celui de Saipan en juin 2005) et le premier sur le sol d’un Etat souverain océanien. Un geste commémoratif mais également tourné vers l’avenir. Les chefs d’Etat micronésiens l’ont parfaitement compris puisqu’à Koror, au côté du président T. Remengesau et son épouse, se trouvaient les couples présidentiels des Etats fédérés de Micronésie et des îles Marshall. Autrement dit, les partenaires les plus proches du gouvernement de Taipei ont tenu à marquer ensemble par-delà l’Histoire leur attachement à leurs relations avec le Japon. Mais pour consolider un peu plus encore son influence au sud de l’équateur, Tokyo va devoir poursuivre inlassablement ses efforts, à commencer par celui d’étoffer son réseau diplomatique sous-régional. Celui-ci est sous-dimensionné par rapport à celui de Pékin, un déséquilibre que le Japon souhaite manifestement résorber en commençant par ouvrir une nouvelle ambassade aux îles Salomon.

Tokyo va aussi mobiliser d’autres instruments de son soft power notamment sportifs pour pérenniser durablement son influence. Au titre de son programme le « Sport de demain », il exporte déjà dans le Pacifique ses experts en judo et entend bien faire de la coupe du monde de rugby 2019 qui se jouera sur son sol, un atout incomparable.

En jouant de sa diplomatie environnementale, de sa situation géographique dans le Pacifique, de son aide au développement ou encore de sa diplomatie sportive ou éducative, le Japon mobilise des instruments d’influence les plus divers. Mais à Paris, on relèvera qu’ils ne sont pas sans rappeler ceux auxquels la France a elle aussi recourt. Le quatrième sommet France-Océanie depuis 2003, annoncé le 5 juin par le Premier ministre Manuel Valls en amont de la COP21, reprendra donc probablement bon nombre des axes nippons de coopération énoncés lors du sommet PALM 7 du mois de mai.

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A propos de l'auteur
François Guilbert est chroniqueur depuis la fin des années 1980 des questions internationales et de sécurité en Asie-Pacifique. Après avoir longuement résidé en Asie du Sud-Est et en Eurasie, il travaille aujourd'hui en Océanie.
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