Politique
Expert – Asie Orientale, les racines du présent

L’Indonésie : un Etat-massacre ?

Des membres du Banser, le mouvement de jeunesse de la plus large organisation musulmane indonésienne Nahdlatul Ulama, organisent une manifestation anti-communiste le 30 septembre 2015 à Blitar dans l’est de Java afin de commémorer l’arrivée au pouvoir de Suharto. (Crédits : STR/AFP).
Des membres du Banser, le mouvement de jeunesse de la plus large organisation musulmane indonésienne Nahdlatul Ulama, organisent une manifestation anti-communiste le 30 septembre 2015 à Blitar dans l’est de Java afin de commémorer l’arrivée au pouvoir de Suharto. (Crédits : STR/AFP).
Le récent documentaire de Joshua Oppenheimer, The look of silence, a le grand mérite d’exhumer des violences terribles, et trop oubliées, que ce soit en Occident ou en Indonésie même. Il est centré sur les dialogues stupéfiants entre le frère d’un « disparu » de 1965 et des bourreaux non repentis – et prospères – de la région de Medan, au nord-est de Sumatra. Le film a cependant deux limites. D’une part, il ne précise pas l’espace de référence, volontairement sans doute, ce qui impliquerait que la situation décrite soit emblématique des massacres dans leur ensemble : une association criminelle entre militaires, gangsters et politiciens locaux. D’autre part, s’attardant sur la prééminence dans l’Indonésie actuelle des anciens bourreaux, de leurs complices et de leurs héritiers, il laisse entendre que rien n’aurait changé depuis les premiers temps de la dictature du général Suharto (1966-1998), et que la démocratie actuelle serait toute d’apparence.

Or, comme l’a récemment indiqué le politiste et historien Benedict Anderson, Medan, au cœur des plus grandes plantations d’Indonésie, et lieu d’intenses mélanges de populations, a fourni à un gangstérisme de type mafieux une place dans la politique qu’il n’a guère ailleurs dans le pays. Les partis religieux (singulièrement leurs organisations de jeunesse), c’est-à-dire dans la plus grande partie de l’Indonésie les mouvements musulmans – mais aussi les hindous à Bali, et les chrétiens dans quelques autres secteurs-, furent le plus souvent ceux qui tinrent le couteau, ou plutôt la machette ou le sabre de samourai, les Japonais ayant vingt ans plus tôt donné l’exemple. Quant à la situation politique actuelle, il est certes choquant que des massacreurs se pavanent dans les allées du pouvoir, et qu’ils continuent à inspirer l’histoire telle qu’on l’enseigne. Mais ce sont choses tristement banales ailleurs : les hautes administrations japonaise et allemande des années cinquante et soixante étaient remplies d’anciens cadres des régimes fascistes. Surtout, cela ne signifie pas que l’Indonésie vive toujours sous l’empire de la terreur. Contrairement aux craintes de la plupart, la sortie de la dictature suhartiste ne s’est traduite ni par le démembrement du pays, ni par des affrontements civils de très grande ampleur, ou très durables.

Aujourd’hui, relativement parlant, l’Indonésie constitue avec les Philippines la démocratie la plus fonctionnelle d’Asie du Sud-Est. Tout ceci relève sans doute de cet écoeurement devant la guillotine qui se fit jour en France en 1794, ou de la crainte de revoir des flots de sang qui assura à l’Espagne une sortie du franquisme réussie, à la fin des années soixante-dix. Même les bourreaux de 1965 hésitent désormais à recourir aux vieilles méthodes – ce dont le film atteste indirectement : Adi, le frère investigateur, se sent assez libre de les questionner de manière incisive.

Que sait-on sur 1965 ? Dans un pays ravagé par la gabegie et l’hyper-inflation, dirigé de manière erratique par un président Sukarno chancelant, et coupé de l’essentiel du monde au point – cas unique – d’avoir quitté l’ONU, un coup de force d’officiers relativement peu connus, le 30 septembre, prétendit prévenir la prise du pouvoir de généraux « réactionnaires », qui, arrêtés pour six d’entre eux, furent exécutés séance tenante. Quoiqu’en aient dit beaucoup, ce coup fut co-organisé par certains dirigeants du puissant parti communiste (PKI), dont son secrétaire-général Aidit. Il s’agissait de soumettre Sukarno (d’ailleurs immédiatement enlevé vers un camp militaire) à une autorité révolutionnaire, paravent provisoire des communistes.

Le président fut effectivement marginalisé, mais pas par les putschistes de gauche. Le général Suharto, commandant la garnison de Jakarta, mit fin au coup en quelques heures, et sans effusion de sang. On a dit que, mis au courant du projet, il en aurait tiré parti pour préparer une réaction rapide, mais aussi laisser exécuter ses rivaux de l’armée plus haut gradés que lui. S’ensuivirent quelques jours de flottement, que les communistes n’utilisèrent que pour supplier Sukarno d’intervenir à leurs côtés. Ne visant qu’à garantir son propre pouvoir, et surestimant son aura déclinante, le vieux dictateur livra le PKI aux militaires qui cherchaient leur revanche, sans pour autant regagner leur confiance.

Pour tenter de comprendre les fureurs sanguinaires qui se déchaînèrent alors, on ne saurait négliger l’énorme peur suscitée par le PKI, et pas seulement chez une clique de possédants réactionnaires. Le parti, profondément infiltré dans l’appareil d’Etat, constituait des milices armées (théoriquement destinées à lutter contre la Malaysia), occupait des terres (autant celles de ses adversaires politiques que celles des riches), terrorisait les intellectuels libéraux, prônait la proscription du rock’n roll et des Beatles et suivait aveuglément une Chine maoïste en pleine radicalisation. Il avait déjà obtenu l’interdiction du petit parti socialiste et des musulmans réformistes du Masjumi. Dans ce contexte, l’assassinat des généraux fut interprété comme le déclenchement d’une lutte à mort : jusque là, depuis l’indépendance de 1949, il n’y avait pas eu d’éliminations physiques à ce niveau. Tout ceci n’excuse en rien les atrocités incommensurablement pires qui s’ensuivirent. Mais on aimerait parfois que les intellectuels progressistes occidentaux aient un regard un peu moins unilatéral.

Les massacres commencèrent, à grande échelle, après l’enterrement des généraux, le 8 octobre. Ils prirent très vite l’allure d’un pogrom géant : pas de planification, pas de sélection uniforme des victimes, participation populaire importante, durée localement courte des tueries – et quasi-absence de réaction d’un PKI désorienté, puis désorganisé. L’armée (pourtant elle-même divisée) eut certes l’initiative, fournit des listes de personnes à éliminer, arma, encadra et protégea les assassins. Mais ceux-ci, pour l’essentiel, furent de pieux musulmans (relevant généralement d’un soufisme considéré comme modéré), des étudiants, des paysans hindous… Le facteur religieux fut primordial : les communistes furent pourchassés comme « athées », dans un pays où l’adhésion à une religion est obligatoire, et reste inscrite à l’état civil. Dans certaines zones (comme à Aceh, bastion de l’islam rigoriste), des familles entières furent massacrées. Le plus souvent, cependant, les tueries se concentrèrent sur les hommes, s’en tenant parfois aux cadres, incluant parfois les simples militants, voire les sympathisants (à Bali en particulier). Les villes furent moins ensanglantées que les campagnes, ce qui indique que le poids de l’Etat allait dans le sens d’un ciblage plus étroit des victimes.

Le massacre s’étala sur un semestre environ, mais avec des calendriers très variables suivant les lieux. Le paroxysme des violences coïncida souvent avec la « tournée » des commandos parachutistes du colonel Sarwo Edhie – beau-père de l’ex-président SB Yudhoyono. Quelque 1,5 millions de communistes furent arrêtés, et pour des centaines de milliers d’entre eux emprisonnés, souvent pour de longues années, en particulier dans l’île concentrationnaire de Buru, dans les lointaines Moluques. Cela suffit cependant à montrer qu’il est incorrect d’user du terme génocide, puisque la plupart des communistes ne furent pas promis à la mort.

Sukarno, qui paraît n’avoir rien fait pour arrêter le bain de sang, découvrit un peu tard à quel point il était devenu dépendant de l’appui intéressé du PKI : il fut facilement privé de son pouvoir exécutif par Suharto en mars 1966, puis destitué l’année suivante. Une nouvelle dictature commençait, certes marquée par l’anticommunisme, l’amitié avec les Etats-Unis, l’ouverture aux investissements occidentaux et japonais – mais le pays avait déjà suivi cette voie au début des années cinquante. Ce qui différa fut la fréquence du recours à une violence massive (en particulier contre les Timorais, à partir de 1975), ainsi que l’étendue de la corruption et du clientélisme.

Les zones d’ombre demeurent importantes, malgré la multiplication des recherches depuis 1998, et les conclusions d’une commission officielle d’investigation, en 2012. On ignore en particulier le nombre même approximatif des morts de 1965 ; le chiffre le plus souvent retenu d’un demi-million (0,5% de la population d’alors) n’apparaît cependant pas invraisemblable. La plupart des régions n’ont pas fait l’objet de monographies sérieuses.
On mesure mal la part décisionnelle de l’état-major de l’armée, et en particulier de Suharto. On conserve une vision impressionniste des modalités concrètes du massacre, dont on perçoit seulement qu’elles varièrent beaucoup (ce qui plaide pour une large part d’initiative locale) et qu’elles furent marquées de rites relevant de la magie ou de la sorcellerie. Par contre, l’intervention si souvent dénoncée de masterminds américains ou britanniques semble sans fondements sérieux. On a beaucoup évoqué la fourniture de listes de noms, mais le PKI, parti légal, était facile à cibler. Quelques équipements de télécommunication furent fournis, mais les armes (blanches) du massacre furent toutes locales. Que les dirigeants occidentaux se soient réjouis est avéré, qu’ils aient ensuite aidé financièrement Suharto à consolider son régime n’est pas un secret, mais dans le contexte d’une Guerre Froide régionalement très chaude (guerre du Vietnam), tous les coups étaient alors permis – de part et d’autre.

Nous n’avons heureusement plus semblable complaisance pour le crime de masse.

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A propos de l'auteur
Jean-Louis Margolin est maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université. Chercheur à l'Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA/CNRS), et initialement spécialiste de Singapour, il étudie les contacts commerciaux, culturels et coloniaux entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Il se consacre également à l’analyse des violences de masse en Asie orientale au XXe siècle, aux effets de la mondialisation dans cette partie du monde, ainsi qu’à l’émergence de Singapour, de Taiwan et de la Corée du Sud. Dernier ouvrage publié (avec Claude Markovits): Les Indes et l'Europe: Histoires connectées, XVe-XXIe siècle (Paris, Gallimard, Folio-Histoire, 2015).
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