Economie
Expert - L’Inde, marché extrême

Vossloh, une ETI pugnace qui réussit en Inde

Il a fallu dix ans à Vossloh Cogifer pour construire sa base industrielle en Inde. (Copyright : Vossloh Cogifer)
Il a fallu dix ans à Vossloh Cogifer pour construire sa base industrielle en Inde. (Copyright : Vossloh Cogifer)
Vossloh Cogifer est l’un des leaders mondiaux des « rails et aiguillages », que ce soit pour la grande vitesse, les trains classiques, les métros ou les tramways. Entreprise de taille intermédiaire (ETI), la société réalise un chiffre d’affaire de 460 millions d’euros et emploie 2 500 personnes dont 500 en France.

Vossloh-Cogifer, c’est vraiment du « high-tech ferroviaire ». Plusieurs exemples : les voies sur lesquelles le TGV a roulé à 578.4 km/h lors du record du monde de vitesse le 3 avril 2007 ; ou encore les voies très spéciales qui supportent les lourdes charges des fusées Ariane sur la base de Kourou en Guyane. C’est aussi une entreprise fortement internationalisée : 85 % du chiffre d’affaire est réalisé hors de France, la société exploite 36 sites de production dans le monde et compte des filiales dans 23 pays.

Qu’en est-il de l’Inde ? Michel Testard a demandé à Hubert Treger, directeur de Vossloh Cogifer en Inde de nous raconter l’expérience de son entreprise dans ce pays.

Hubert Treger, directeur de Vossloh Cogifer en Inde. (Copyright : Vossloh Cogifer)
Hubert Treger, directeur de Vossloh Cogifer en Inde. (Copyright : Vossloh Cogifer)

Pérégrination indienne

Pourquoi l’Inde ?

Nous avons pensé qu’un pays d’1,1 milliard d’habitants à l’époque (maintenant 1,3 milliard !), avec un réseau de chemins de fer important mais vétuste et des besoins énormes en développement urbain, allait forcément se développer.

Comment vous êtes-vous développé en Inde ?

Nous avons commencé à explorer le marché en 2003 et vite compris que nous devions acheter une société indienne pour acquérir une capacité industrielle locale et avoir accès aux grands clients indiens, les Indian Railways et les autorités urbaines. En 2005, nous avons pris le contrôle à 100% d’une fonderie indienne qui se trouve dans la ville de Raipur/Bilhai, dans l’Etat du Chhattisgarh, au centre-est de l’Inde. La société fabriquait des cœurs d’aiguillages classiques pour les Indian Railways, ce qui est une technologie ancienne. Notre idée était de passer au cœur soudé, qui permet de supporter des vitesses et des charges à l’essieu bien plus importantes. Bref, nous faisions le pari que cette nouvelle technologie s’imposerait vite en Inde avec les besoins énormes de modernisation du réseau. Nous avons mis en place nos méthodes de production industrielle et les équipements nécessaires pour faire des cœurs d’aiguillages soudés, tout en gardant la ligne de production classique. Ce faisant, nous avons considérablement augmenté la productivité de l’usine, et les effectifs qui étaient de 700 personnes sont aujourd’hui de moins de 500 pour un chiffre d’affaire de 10 millions d’euros.

RDSO: Research Designs and Standards Organisation, service des Indian Railways.
Et puis nous sommes allés faire tester et référencer notre nouvelle technologie auprès du centre de Recherche (RDSO) des Indian Railways à Lucknow, qui est aussi le centre de certification. RDSO, c’est le sésame des Indian Railways : un Etat dans l’Etat avec des compétences techniques certaines, mais un peu anciennes, et surtout une formidable tradition bureaucratique, héritée du Raj Britannique et amplifiée par des années de statu quo. Il nous a fallu expliquer pourquoi passer à des cœurs soudés qui valent trois plus chers que les coeurs traditionnels ! Dans un pays où le prix est le premier et dernier critère, cela fut très compliqué. Nous sommes passés par un processus très, très long. Il nous a fallu plusieurs années pour obtenir notre référencement auprès du RDSO. Et le premier appel d’offre pour des cœurs modernes est sorti en 2012, soit 7 ans après notre arrivée ! Victoire ? Non, encore une illusion ou Maya indienne ! L’appel d’offre n’a jamais abouti, il a été annulé parce que nos concurrents indiens ont fait des offres surréalistes qu’ils ne pouvaient tenir.

Qu’avez-vous fait de l’usine durant tout ce temps ?

Nous avons utilisé notre base indienne pour fabriquer des cœurs au manganèse soudés à destination des autres sociétés du groupe. Parce que la production en Inde nous a donné un avantage de coût substantiel par rapport au prix de revient européen. Aujourd’hui, nous continuons à fabriquer des cœurs classiques pour les Indian Railways, une activité peu rentable, et nous sommes fournisseur des autres entités du groupe pour les cœurs soudés. En Inde, nous avons jusqu’à présent pu exploiter cet investissement pour quelques projets de métro, en attendant que le fameux marché des cœurs soudés s’ouvre, ce qui va forcément arriver… mais quand ?

Vous avez aussi fait une deuxième acquisition assez tôt, je crois ?

*fameuse capitale des Nizams d’Hyderabad (Golconde, le diamant dit KohiNoor).
Oui, nous avons pris 51% d’une petite société qui se trouve à Hyderabad*, la capitale du Deccan, aujourd’hui une métropole de 9 millions d’habitants. Cette société – dont nous avons acquis 100% depuis en raison de difficultés avec nos minoritaires indiens – produit des aiguillages, elle compte 150 personnes et réalise un chiffre d’affaire d’environ 2 millions d’euros. Ici encore, notre idée était d’apporter une nouvelle technologie, avec des aiguilles forgées à âme épaisse, au lieu des classiques aiguilles en rails conventionnels encore communément utilisées en Inde. Ici aussi, nous avons longtemps attendu pour répondre à un appel d’offre qui est sorti en 2012 et a été aussitôt annulé par les Indian Railways ! Notre usine est donc restée peu active pendant un long moment, car il était hors de question pour nous de réexporter en Europe des pièces venant de là-bas et usinées en Inde. La lumière d’espoir est enfin venue avec les métros ! Nous avons remporté nos premiers succès avec des aiguillages importés pour les métros de Bombay et Delhi, et récemment nous avons livré à Delhi et Calcutta des aiguillages fabriqués localement. Nous avons maintenant devant nous tous les projets de métros en Inde !

Et puis, vous avez fait une troisième acquisition…

Oui, cette fois pour les moteurs d’aiguillage, afin de compléter notre gamme de produits. Là aussi nous avons pris une participation majoritaire de 60% au départ. Cela ne s’est pas trop bien passé : c’était le même partenaire que dans la première acquisition ! Nous avons donc pris le contrôle à 100% en 2011.

Quel est le bilan aujourd’hui, après donc environ 10 ans en Inde ?

Aujourd’hui, nous avons trois usines détenues à 100%, environ 600 personnes et un chiffre d’affaire qui atteindra 13 millions d’euros cette année, 16 millions d’euros en 2017. Nous avons créé une plateforme industrielle performante qui va nous permettre de répondre à la croissance des trois grands segments de marché ferroviaire en Inde : les métros, les corridors de fret et la modernisation des réseaux interurbains – classiques et un jour à grande vitesse. Aujourd’hui, notre fonderie fonctionne à 50% pour l’Europe et le monde, tandis que 95% des aiguillages et moteurs sont à destination locale. Notre ambition est d’accompagner la modernisation des Indian Railways ainsi que les villes indiennes en métros et tramways. Vaste programme pour trente ans ! Mais c’est vrai, nous avons mis dix ans à créer cette base industrielle !

L’usine Vossloh Cogifer en Inde. (Copyright : Vossloh Cogifer)
L’usine Vossloh Cogifer en Inde. (Copyright : Vossloh Cogifer)

Business model

Comment pourriez-vous caractériser votre modèle économique dans l’environnement Indien ?

Nous avons créé en Inde une base de production industrielle performante qui nous permet d’offrir des produits supérieurs à la moyenne du marché. La plupart des entreprises indiennes du secteur font du moyen de gamme sur des technologies anciennes. Nous faisons plutôt du haut de gamme (et un peu de moyen) sur des technologies modernes, avec une qualité supérieure. Nous avons aujourd’hui 40 % du marché des coeurs soudés et 30% du marché (accessible) dans les aiguillages. Au fur et à mesure que les technologies modernes vont s’imposer, notre position devrait s’améliorer face aux entreprises indiennes, seules une partie d’entre elles étant capables de monter en gamme.

Vous avez des concurrents en haut de gamme ?

Oui, notre concurrent autrichien habituel, la société VAE-VKN, et HEI qui est une entreprise Indienne. Mais le principal risque à l’avenir, ce sont les pays asiatiques dont la Chine !

Encore les Chinois ? Quels risques, comment allez-vous les contrer ?

Le risque des Chinois, c’est qu’ils viennent faire en Inde du “quasi haut de gamme” à des prix nettement inférieurs aux nôtres. Quelle peut être notre réponse ? Faire un produit vraiment indien, c’est-à-dire un peu plus frugal que les nôtres, fabriqué à 100% en Inde. Quand nous avons commencé à fabriquer ici, nous avions encore 100 % de composants importés d’Europe : nous étions trop chers. Aujourd’hui, nous sommes compétitifs, parce que nous sommes descendus à 50% environ de composants importés. Pour faire face aux Asiatiques et à la concurrence locale, il nous faudra inventer des produits plus frugaux avec 80% de composants locaux et une fabrication à 100% en Inde. Donc, notre modèle économique va encore évoluer d’un haut de gamme produit en Inde à un milieu de gamme plus compétitif, encore plus indien.

Allez-vous jusqu’à réimporter en Europe des produits fabriqués en Inde ?

Oui, au minimum les cœurs d’aiguillage comme on l’a vu plus haut, sous réserve que le marché indien prioritaire nous en laisse la capacité.

Et les futurs produits plus frugaux « anti-chinois » seront-ils bons pour l’Europe aussi ?

Oui, car en Europe aussi on cherche à baisser les prix, et l’exemple de Renault – la Logan et la Kwid ! – pourrait faire école dans d’autres secteurs dont le nôtre.

Les enseignements du voyage

Qu’avez-vous appris en Inde ?

Nous avons appris avec le temps, malgré les difficultés, à nous adapter à un marché très difficile, où les prix sont très bas et les autorités publiques très lentes à la décision, avec des changements de position fréquents. Nous avons su adapter nos méthodes industrielles en Inde et pour cela, il faut dire que les Indiens sont flexibles et apprennent vite. Notre usine de Bilhai est devenue un fleuron du groupe : après l’avoir mise aux normes européennes, nous avons remporté le challenge de qualité interne annuel « 5 S » du groupe Vossloh en 2013. D’autres actions de progrès sont en cours ; la dernière en date concerne la productivité avec l’application des principes du ‘lean manufacturing’.

Quelles ont été les plus grosses difficultés ?

Une première difficulté pour nous – Européens rationnels – c’est la mentalité indienne. Les Indiens vivent dans l’instant présent, avec une grande fluidité dans un flux de priorités changeantes. Mon expérience est qu’il est très difficile de leur demander d’anticiper, de planifier. Deuxième difficulté : les salaires montent plus vite que l’inflation déjà élevée, ce qui donne des augmentations supérieures à 10% par an et nous oblige à faire des gains de productivité importants et continus.

Troisième difficulté : la bureaucratie est omniprésente et touche à tout. Les entreprises étrangères sont souvent la cible des autorités fiscales, parfois de manière carrément abusive. Enfin, le risque de la corruption, même si nous arrivons à l’éviter dans les appels d’offre, continue de menacer tous les aspects de la vie de l’entreprise. Il faut être très vigilant et très ferme sur ce qui touche à l’éthique.

Quelles ont été les clés de vos progrès ?

J’en donnerais cinq : (1) patience et ténacité dans le temps : l’Inde est une sorte d’Himalaya au long cours, un voyage qu’il est vain de commencer si l’on n’est pas engagé pour durer et tenir ; (2) soutien constant de notre direction, qui suit et comprend nos enjeux, et nous rend visite plusieurs fois par an ; (3) des investissement significatifs dans le temps : acquisitions, modernisation des usines, soutien d’experts, formation des équipes locales, etc ; (4) apprentissage et flexibilité : nous avons dû nous adapter pour comprendre le marché, nous adapter encore face à une situation non prévue – le retard dans la modernisation du marché ; (5) Vigilance de tous les instants sur la marche des opérations face aux surprises quotidiennes de la vie en Inde. Il faut s’avoir s’entourer des bons experts, avocats, fiscalistes et d’autres encore.

Est ce que le jeu en vaut la chandelle ?

Oui, à condition de ne pas tiédir. Il faut être prêt à s’investir totalement, s’adapter en permanence et surtout ne pas perdre patience. Mon prédécesseur Alain Raban me disait : « Quand on vient dans ce pays, si on n’a pas la patience, il faut l’apprendre ; quand on l’a, on risque de la perdre ! » Ce mot illustre toute la complexité indienne. Mais le potentiel du marché Indien est énorme. Ne pas nous y intéresser pourrait nous laisser des regrets plus amers que la déception née d’efforts infructueux.

Sur ce parcours, quelles erreurs avez-vous faites et que feriez-vous de différent ?

On débarque en Inde dans un océan de complexité culturelle, administrative et d’affaire ! Comprendre les règles du jeu, frapper aux bonnes portes est essentiel, et démarrer avec un partenaire indien facilite en principe cette phase initiale. Mais le choix de ce partenaire est crucial ! Il arrive fréquemment que le partenaire « idéal » au début devienne un handicap, voire un danger pour votre développement ! En Inde la notion de gagnant-gagnant est une idée encore mal partagée, on risque vite de devenir le perdant ! Je conseillerais donc une extrême vigilance dans le choix du partenaire, et de prévoir la suite : car une fois établi dans le marché, voler de ses propres ailes est préférable, tout en gardant bien sûr les compétences locales nécessaires.

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A propos de l'auteur
Ancien consultant international, diplômé de l'École des Ponts et Chaussées et de l'INSEAD, spécialiste de l'Inde, Michel Testard est aujourd'hui peintre et essayiste. Il expose à New Delhi auprès de la galerie Nvya. Le suivre sur Instagram et voir son site. Son mail : [email protected].
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