Economie
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Corée du Sud : généalogie d’un miracle

La skyline de Seoul le long de la rivière Han le 4 février 2014
La skyline de Seoul le long de la rivière Han le 4 février 2014. (Crédit : AFP PHOTO / Ed Jones)
On évoque souvent le miracle de la rivière Han, aussi une parabole est-elle de rigueur pour raconter l’essor de la Corée.

La parabole de Mr Kim

Monsieur Kim est né à Séoul le 15 aout 1945, jour de la décolonisation de la Corée qui, quatre années plus tard, a été ravagée par une guerre fratricide entre le Nord et le Sud. Lorsqu’il fréquentait l’école primaire, les églises françaises faisaient la quête pour les petits Coréens qui mouraient de faim. Il terminait ses études secondaires, lorsqu’un général a renversé le régime corrompu. Nicolas Bouvier rapporte qu’un poète avait forgé le néologisme Armisère – armée plus misère – pour décrire la Corée où seules « l’armée et la flicaille mangeaient à leur faim ». Toutefois, lorsque Monsieur Kim a commencé sa vie professionnelle, la Corée du Sud était une économie dynamique et chaque année ses revenus croissaient de plus de 10 %. Il a pris sa retraite dans un pays démocratique, membre de l’OCDE ; ses petits-enfants jouissent d’un niveau de revenu trente fois plus élevé que lui à sa naissance.

La culture explique-t-elle ce miracle ?

Cet essor s’explique-t-il par l’addiction proverbiale des Coréens au travail ? Les premiers visiteurs occidentaux du Royaume de Corée au XIXème siècle critiquaient la paresse de ses habitants. Par la culture ? Un coup d’œil au Nord du 38ème parallèle qui sépare les deux Corées, montre qu’une même culture donne des résultats très différents !
L’histoire offre une meilleure clef d’analyse. Les deux Corées partagent l’héritage du royaume de Chosun né au VIème siècle, « une crevette entre deux baleines », qui a lutté pour maintenir son indépendance entre la Chine et le Japon. Après une tentative d’invasion japonaise au XVIème siècle, le royaume s’est isolé. Imposée au forceps par les Japonais trois siècles plus tard, l’ouverture du « royaume ermite » a suscité une première modernisation. Diplômés des universités japonaises, des jeunes Coréens ont fait souffler un vent de réforme ; des propriétaires fonciers ont investi dans l’industrie et créé la première chambre de commerce et d’industrie.
L’annexion de la Corée par le Japon en 1905 a mis un terme provisoire à ce processus. Décidé à en faire son grenier à riz, le Japon s’est opposé à l’industrialisation de sa colonie jusqu’au soulèvement nationaliste du 1er mars 1919. Son changement d’attitude répondait aux vœux des entreprises japonaises qui, confrontées aux premières mesures sociales, souhaitaient délocaliser dans cette colonie où les salaires étaient faibles et la protection sociale inexistante. Extrêmement répressive sur le plan culturel et politique, l’occupation japonaise (1905 – 1945) n’en a pas moins été « développante » et en 1940, le niveau d’industrialisation coréen était très supérieur à celui des colonies occidentales. Après les destructions de la guerre de Corée, le revenu par habitant était proche de celui du Ghana. Reconstruite grâce à l’aide américaine, la Corée du Sud a ensuite grimpé quatre à quatre l’échelle du développement.

Un succès Made in Washington ?

Conseiller du président Kennedy, Walt Whitman Rostow, l’auteur des Etapes de la Croissance économique (1960), a fait pression sur le gouvernement coréen pour qu’il adopte une stratégie de promotion des exportations à une époque où les bas salaires n’étaient pas considérés comme un « avantage comparatif ». On estimait alors que le différentiel de productivité entre pays pauvres et pays industrialisés était plus élevé que l’écart des salaires, aussi le coût du travail était plus bas dans les pays industrialisés. La Corée a démontré que ce postulat était erroné en exportant des perruques puis des chemises. Elle ne s’est pas limitée à exploiter ses avantages comparatifs, elle a engagé une stratégie de remontée des filières vers des produits plus élaborés contre l’avis de la Banque Mondiale qui a ainsi rejeté le projet sidérurgique de Pohang. Présente en Corée depuis 1955, la Banque avait conclu au début de la décennie 1960 à la nature incurable des faiblesses économiques coréennes.
Toutefois dans les années 1980, la Banque Mondiale a utilisé le succès coréen pour justifier les programmes de libéralisation qu’elle menait en Afrique, oubliant de préciser que la promotion des exportations ne signifiait pas l’ouverture à la concurrence internationale : la Corée exportait tout en pratiquant un protectionnisme sourcilleux. Dix ans plus tard, il a fallu l’insistance (et le financement) du Japon pour que la Banque Mondiale publie un ouvrage sur les « miracles asiatiques », qui reconnaissait le rôle de l’Etat dans ces succès.
Les Coréens se sont inspirés de l’expérience du Japon de l’ère du Meiji qui avait fait de l’industrie sa priorité. Il avait mené une politique inspirée de Friedrich List, lequel avait analysé l’industrialisation américaine du XIXèmes siècle ; son œuvre avait été traduite par Hirata Mosuke, diplômé d’une université allemande et plusieurs fois ministre. Le gouvernement japonais avait été conseillé par Pechne Smith, familier du « Système américain » développé par Alexandre Hamilton. Premier secrétaire d’Etat au Trésor (en 1792), ce dernier avait rédigé plusieurs rapports au Congrès dont un sur la manufacture, où il proposait de subventionner les industries naissantes jusqu’au moment où elles pourraient affronter la concurrence internationale, investir dans les infrastructures et promouvoir un système financier capable d’apporter des crédits aux entreprises locales. Il avait établi la « Society for Establishing Useful Manufacture » (SUM) et créé la ville de Paterson (New Jersey), berceau de la Révolution industrielle américaine : successivement la Ville de la soie, puis de la mécanique (Colt) et de l’aéronautique (frères Wright). Alexandre Hamilton s’était lui-même inspiré des écrits de Jacques Savary, inspecteur général des manufactures royales et architecte de la politique économique de Jean-Baptiste Colbert, ministre des Finances de Louis XIV !
L’Etat coréen s’est donc inspiré – via le Japon et l’Allemagne – de l’Amérique du XIXème siècle et non du « Washington consensus ».

La Corée, la France et l’Allemagne

Aujourd’hui la Corée n’est plus un pays émergent, c’est la France moins la solidarité nationale. Cette définition lapidaire illustre le contraste entre ses performances économiques et ses déficiences sociales.
Evalué en termes de parité de pouvoir d’achat, le revenu des Coréens a rejoint le revenu français. La production manufacturière coréenne – mesurée par sa valeur ajoutée – se classe au 5ème rang mondial, derrière l’Allemagne, les Etats-Unis et la Chine, devant la France. Dans les années 1960, on dénonçait les bas salaires coréens : aujourd’hui la Corée est le pays où la densité de robots est la plus importante. Coréens et Français investissent autant d’euros dans la R&D, et cet effort mobilise 2 % du PIB français contre 4 % du PIB coréen. Alors qu’en 1995, les Coréens déposaient moins de brevets que les Français auprès de l’office américain (USPTO), vingt ans plus tard, ils en déposent deux fois plus.
La Corée qui consacre trois fois moins de sa richesse aux dépenses sociales que la France, affiche les plus mauvais indicateurs sociaux des pays de l’OCDE. La faiblesse du taux de chômage s’explique par la précarité de l’emploi. Les salariés réguliers sont moins nombreux que les non réguliers – travailleurs précaires, entrepreneurs individuels, journaliers -, dont la moitié n’est pas couverte par le régime d’assurance sociale. Les grands groupes recourent à des salariés non réguliers qui gagnent la moitié du salaire d’un travailleur régulier. Les inégalités se sont accrues et la part du top 1 % dans le revenu national est plus élevée qu’en France. La société vieillit plus vite que le Japon et la Chine et, faute d’une retraite suffisante, les Coréens âgés sont proportionnellement les plus nombreux à se suicider parmi les pays de l’OCDE.
Une fois n’est pas coutume, le rapport annuel (Article IV) sur l’économie coréenne du FMI a plaidé en 2013 pour une politique sociale plus inclusive, une réforme du marché de l’emploi et plus de transferts sociaux. L’Etat a les moyens de cette politique : sa dette est modeste et son budget excédentaire. La situation coréenne n’est pas sans analogie avec celle de l’Allemagne : les deux pays se caractérisent par une balance courante très excédentaire (respectivement 6,3 et 7,5% du PIB), une demande domestique en berne et un taux de pauvreté assez élevé (14% et 9%). Ces deux pays vieillissent rapidement, et si aujourd’hui les plus de 60 ans sont moins nombreux en Corée qu’en Allemagne (18% et 27 % de la population), en 2040, ils représenteront 37 % dans les deux pays.

POUR EN SAVOIR PLUS

Alice Amsden (1989), Asia’s Next Giant: South Korea and Late Industrialization, Oxford University.
Nicolas Bouvier (1990), Journal d’Aran et d’autres lieux, Editions Payot.
Ha Joon Chang (2002), Kicking Away the Ladder: Development Strategy in Historical Perspective: Policies and Institutions for Economic Development in Historical Perspective, Anthem Studies in Development.
Jean-Raphaël Chaponniere, Marc Lautier (2014), Economies émergentes d’Asie, Entre Etat et marché, Armand Colin.
Michael Lind (2012), Land of Promise, an Economic History of the United States, Harper Collins.
Studwell J.(2013), How Asia Works: Success and Failure in the World’s Most Dynamic Region, Grove Press.
Robert Wade (1990), Governing the Market: Economic Theory and the Role of Government in East Asian Industrialization, Princeton University Press.
World Bank (1993), The East Asian Miracle: Economic Growth and Public Policy, Oxford University Press.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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