Economie
Reportage

Corée du Sud : les excuses de Samsung à ses ouvrières empoisonnées

Photo d'une ouvrière en Corée du Sud
Pour les ouvrières des usines Samsung en Corée du Sud, la défense des droits en matière d’accident du travail reste une gageure, dans la mesure où le premier syndicat indépendant date de 2014. (Crédit : Marc Vrin / Photononstop)
16 janvier 2015 : l’annonce fait la Une des journaux en Corée du Sud. Pour la première fois, Samsung Electronics reconnaît devoir des compensations aux familles de ses salariés décédés de maladies contractées dans ses usines de semi-conducteurs. Le géant mondial de l’électronique affirme dans le même temps qu’il présentera des excuses aux proches des disparus. Huit ans de lutte ont été nécessaires aux associations de défenses des victimes pour arriver à cette déclaration. La victoire des petites mains de la croissance coréenne, face au roi des « Chaebols », les conglomérats industriels et familiaux longtemps restés intouchables en Corée.
Monsieur Hwang se souvient encore de la couleur du ciel ce jour-là. Il se souvient aussi que la conversation s’était endormie, bercée par le bruit des roues du taxi sur l’asphalte. A force d’aller-retour entre la petite ville de Sokcho à l’extrême nord-est de la Corée du Sud, et l’hôpital de Suwon au sud de Séoul, ces trois heures d’autoroutes hebdomadaires avaient fini par former un moment particulier entre lui et sa fille. Un instant d’apaisement et de communion où le paysage sert de pansement aux âmes meurtries : les lagunes de la mer de l’Est, puis les sublimes monts escarpés de la chaîne de Taebaek, avant d’arriver dans les faubourgs d’une mégalopole baignée de collines.

Mais cette fois, c’était le retour de l’hôpital. Père et fille rentraient à la maison après une séance de traitements pour Hwang Yu-mi. La route pour effacer le temps et, autant que faire se peut, pour oublier le malheur. Hélas, à elles seules, les montagnes ne peuvent rien contre la leucémie. Nous sommes le 6 mars 2007. La jeune femme âgée de 21 ans, s’endort dans le taxi de son père pour ne plus se réveiller. Depuis deux ans déjà, elle luttait contre les mensonges de son employeur.

Recrutement au lycée

Hwang Yu-mi est devenue le symbole de la résistance à Samsung. Une petite main de la croissance tombée malade pour le miracle économique coréen et dont l’histoire a fini par éclater au grand jour. Au départ, tout commence par la venue de représentants du géant des écrans plats dans un lycée professionnel du nord-est de la Corée. De famille modeste, et sans les bonnes notes qui font la différence, Hwang Yu-mi sait qu’elle ne fera pas de grandes études, et qu’en tous les cas, elle ne rejoindra ni la faculté dont rêvait ses parents, ni même un BTS.

Et voilà que Samsung débarque au lycée ! Avec l’arrivée des costumes cravates dans la cour de récré, d’un seul coup l’horizon s’élargit. Le groupe Samsung, littéralement « trois étoiles » en coréen, fait partie des grands chaebols, ces conglomérats à qui la dictature sud-coréenne a confié le redressement économique du pays. La dictature terminée, l’économie redressée, les chaebols sont restés, à commencer par LG, Hyundai et, le plus puissant d’entre eux, Samsung. Des conglomérats avides de bras pour faire tourner leurs usines.

Ce jour là, les envoyés du groupe « Trois étoiles » vont recruter jusqu’à 30 % des élèves du lycée. Hwang Yu-mi en fait partie, pour la plus grande fierté de ses parents. Le groupe Samsung jouit alors d’une excellente image, les salaires sont bons et les avantages sociaux non négligeables. Une dizaine d’étudiants accompagnés de leurs professeur vont faire le grand voyage vers l’usine. Puis il faut déménager, à Suwon dans le sud de Séoul, rebaptisée par les riverains « Samsung city ».

Bains chimiques et manque de sommeil

En octobre 2003, Hwang Yu-mi embauche au centre de production Samsung Electronics de Giheung. Ici, 20 000 ouvriers produisent les semi-conducteurs présents dans 7 % des ordinateurs, des téléphones portables et autres appareils électroniques de la planète. Quatre semaines de formation, et la jeune femme se voit confier la fabrication des galettes de silicium nécessaires au fonctionnement des circuits intégrés et des transistors. Une centaine de personnes sont postées sur la chaine de montage et Yu-mi, 19 ans, fait partie des plus jeunes.

Aux dernières arrivées, les tâches les plus ingrates : c’est le temps des 3-8, des bains chimiques et du manque de sommeil. Théoriquement, il faut porter un masque, seulement ici la chaleur est suffocante, alors le masque reste au vestiaire, raconte la jeune femme dans son journal intime. Heureusement, il y a aussi la camaraderie. Vingt-quatre machines sont réservées aux bains chimiques, avec un tandem sur chacun des postes. Le binôme de Hwang Yu-mi s’appelle Lee Su-kyong. Elle aussi finira par attraper la « maladie Samsung ».

Photo d'ouvrières en habit de sécurité
Ces ouvrières de Samsung ont un costume de protection haute sécurité, mais cela n’a pas toujours été le cas jusque dans les années 2000 comme en témoignent les ouvrières exposées aux vapeurs toxiques des bains chimiques. (Crédit : Marc Vrin / Photononstop)

Contexte

« J’achète Carrefour, je mange Carrefour et je chie Carrefour », se moquait le magasine satirique Fluide Glaciale dans les années 1990, dénonçant les dérives de la société de consommation en France. En Corée du Sud, le croquis de l’humoriste irait bien plus loin. Une famille coréenne peut aujourd’hui rouler dans une voiture Renault Samsung Motor, rentrer dans son appartement Samsung Engineering, choisir un plat cuisiné CJ group (ancienne filiale de Samsung) dans un frigo américain Samsung Home, et le consommer devant un immense écran plat, vous l’aurez deviné, Samsung Electronics. La crise économique de 1997, suivie par la faillite de Daewoo en 1999 et la fuite de son PDG en France, a poussé les grands groupes sud-coréens à recentrer leurs activités et à se séparer de certaines de leurs filliales. Les Chaebols restent néanmoins des empires familliaux et industriels ultra-puissants qui ont la main sur de nombreux secteurs. En 2012, les 10 premiers conglomérats, dont LG, Hyundai et Samsung, représentaient 80 % de l’économie coréenne selon le journal Hankyoreh. Régulièrement critiqués pour leur emprise sur l’économie qui asphyxie les petites entreprises, leur influence politique serait telle qu’elle pourrait aller jusqu’à menacer la démocratie et la justice sociale dans le pays.

Samsung République

Difficile de faire reconnaître une maladie professionnelle à un employeur qui a toujours refusé la présence de syndicats dans ses usines. Un mur est plus tendre que le cynisme d’un empire industriel. Lorsque sa fille découvre sa maladie, M. Hwang se heurte au mutisme et au mensonge de son employeur. Yu-mi a pourtant vu tout de suite que quelque chose clochait à l’usine de Giheung. L’ouvrière avec qui elle travaillait en arrivant, a démissionné suite à une fausse couche. D’autres collègues évoquent des règles douloureuses et irrégulières. Et puis surtout, il y a tous ces maux de têtes, ces hauts le cœur qui sont mis sur le compte de la fatigue et que l’on rapporte tous les soirs à la maison.

« Il ne faut pas longtemps pour briser une vie, affirme Kwon Hyong-eun, porte-parole de l’association Banolim, mais il faut beaucoup d’énergie pour en faire reconnaître la cause. Au départ, Samsung a accusé la famille de mensonge, estimant que leur fille n’avait jamais travaillé sur la chaîne de fabrication des semi-conducteurs, mais qu’elle était affectée à la production d’étiquettes autocollantes ». Banolim a été fondée en 2007 pour venir en aide au père de Hwang Yu-mi plongé dans le désespoir. Deux ans plus tôt, les médecins ont annoncé que sa fille était atteinte de leucémie. Greffe de moelle épinière, opérations et traitements n’y feront rien. L’année suivante, son binôme Lee Su-kyong est hospitalisé pour les même raisons. Elle va mourir deux mois plus tard. Et la DRH de l’usine qui continue à jouer les étonnées :

« Votre fille est malade, mais cela n’a rien à voir avec l’entreprise ! »

Un circulez, il n’y a rien à voir qui est loin de dissuader le père de la jeune fille, bien au contraire. D’autant que ce dernier a retrouvé le journal intime de Yu-mi. Il sait pour les bains de vapeurs toxiques, il sait aussi qu’à l’épreuve des faits, cette histoire d’étiquettes autocollantes ne tient pas une minute : sa fille a bien travaillé sur les bains de silicium.

Monsieur Hwang court alors les institutions pour faire valoir ses droits. Peine perdue, on ne touche pas aux sacro-saints chaebols ! Devant autant d’entêtement, l’inspecteur du travail jette son dossier par terre. Il bafouille de colère : « Comment une aussi grosse entreprise pourrait-elle mentir ? » Il est vrai qu’il faut un certain applomb pour s’attaquer à ce que les Coréens appellent la « République Samsung » tant les ramifications du groupe au sein de la société sont importantes.

Enveloppes de billets

Août 2014, des cris de joies et des pleurs devant la Cour suprême à Séoul. Voilà sept ans que M. Hwang et les militants de l’association Banolim se battent pour faire reconnaître les « cancers Samsung ». Un an auparavant, la même Cour suprême reconnaissait que le décès de Yu-mi était lié à un accident du travail. Mais l’institution chargée de verser les compensations, la Korea worker compensation and welfare service, refuse la plainte. M. Hwang en a vu d’autres après tout, toutes ces années ont été un long combat contre l’indifférence et le harcèlement des agents du conglomérat.

Le père de Hwang Yu-mi se souvient notamment de cette interview accordée au journal de la ville de Suwon. Le journal gratuit est distribué devant les portes de l’entreprise. Immédiatement, les cerbères de l’usine récupèrent tous les exemplaires. Samsung dispose d’une armée d’avocats qui font tout pour faire traîner la procédure. Et si cela ne suffit pas, les cadres du groupe proposent de l’argent. Mais en échange, il faut se taire ! M. Hwang refuse.

Fin octobre 2006, nouveau rendez-vous avec un représentant Samsung. Ce dernier lui tend une grosse enveloppe avec 5 millions de wons à l’intérieur, moins de 5 000 euros. M. Hwang froisse les billets de rage, il a besoin d’argent pour payer les soins de sa fille. Le 8 août 2014, les larmes reviennent. Mais cette fois, pour la première fois, ce sont des larmes de joie. La victoire a pourtant un goût amer. La Cour suprême lui a en effet donné raison en appel. Le « cancer Samsung » de sa fille est désormais reconnu, mais les cinq autres plaignants dont les parents de Lee Soo-kyong (décédée en 2006 d’une leucémie) sont déboutés. Parmi la petite foule présente devant le tribunal, des militants des droits de l’homme, des bénévoles de l’association Banolim et même un documentariste. Un film a été tiré de l’histoire de sa fille ainsi qu’un manwha, une bande dessinée coréenne. Le parfum des hommes de Kim Su-bak, traduit en français, recevra le Prix tournesol au Festival d’Angoulême.

Secret de fabrication

Comme leurs concurrents de ce qu’on appelait autrefois les quatre dragons asiatiques, dans les années 1990 et 2000, les grands groupes sud-coréens ont fait le sale boulot qui rapporte. Fabriquer des trucs aussi polluants que les semi-conducteurs, ne pouvait se faire que dans les usines du Taïwanais Foxconn en Chine ou dans celles des géants de l’électronique sud-coréens dont Samsung en Corée du Sud. Depuis, le lien entre les semi-conducteurs et certaines maladies notamment chez les femmes a été reconnu, sauf par les fabricants. Samsung a adressé des excuses à ses salariés qui ont développé des cancers, mais n’a pas reconnu sa responsabilité dans cette affaire.

Photo d'une passante devant une publicété Samsung en Corée
Dans les années 1990 et 2000, Samsung, comme son grand rival Apple via le Taiwanais Foxconn, a fait construire ses smartphones au prix de la santé de ses ouvriers. (Crédit : AFP PHOTO / JUNG YEON-JE)

« Le processus de fabrication des semi-conducteurs est très dangereux, explique Lee Jong-ran, avocat à Séoul. Mais comme ce sont des industries dites propres, sans fumées, on a l’impression que cela n’a aucune conséquence sur la santé ». Et les secrets de fabrication sont ici aussi bien gardés que la recette du Coca-Cola. Le géant de l’électronique a toujours refusé de donner la liste des produits chimiques qu’il utilise. Dans son journal intime, Yu-mi parlait de chaleurs suffocantes et de problèmes pour respirer sur son poste. Depuis, le nettoyage a été fait. Avant la visite de l’inspection du travail, un système de recyclage de l’air a été installé dans l’usine de Giheung.

« Il est très difficile d’établir des preuves de la maladie du travail, confie encore Lee Jong-ran. Toute réclamation doit se faire dans les trois ans, or certains cancers surviennent dix ans après. Aujourd’hui, 327 ouvriers ont porté plainte, dont 217 uniquement pour Samsung Electronics. La plupart des malades sont atteints de leucémie ou de cancer du cerveau. »

Aujourd’hui, le combat n’est pas fini pour le papa de Yu-mi et les bénévoles de l’association Banolim. Les militants veulent désormais faire reconnaître les maladies liées aux écrans d’ordinateur et de télévision produits par le Chaebol. Et si les normes de sécurités se sont améliorées à Samsung City en Corée, rien ne dit que ce soit le cas dans les filiales du groupe à l’étranger. Qu’en est-il notamment de l’usine Samsung de Xi’an en Chine, ouverte en 2014 ? Nous avons posé la question au service de presse du conglomérat par email. Nous attendons toujours sa réponse.

Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.