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Analyse

Elections au Sri Lanka : confirmation ou retour en arrière ?

Le Premier ministre sri-lankais Ranil Wickremesinghe présente son manifeste de campagne pour les législatives à des moines bouddhistes lors d'une cérémonie à Colombo le 23 juillet 2015. (Ishara S.KODIKARA / AFP)
C’est peut-être l’heure de vérité. Suite à l’élection présidentielle historique de janvier 2015, les parlementaires du Sri-Lanka se préparent à de nouvelles élections lundi 17 août, cette fois pour défendre leurs propres sièges. Le président Mathripala Sirisena qui avait créé la surprise en janvier en battant son ancien allié et chef d’Etat en poste, Mahinda Rajapakse, se retrouve conforté dans sa position, mais aussi en tant que chef de son parti. Ses engagements et les actions entreprises par son Premier ministre (un ancien rival de l’opposition) Ranil Wickremesinghe ont changé la donne politique. Reste que la bataille est loin d’être gagnée pour la majorité en place. Les élections législatives pourraient réserver des surprises.
C’était il y a tout juste quelques mois. Le « Ouf » de soulagement poussé par une grande partie de l’île-Etat au large de la pointe sud du sous-continent indien, s’était fait entendre jusqu’à Pékin. Symbole des changements en cours à la tête du pays, Basil Rajapakse, 64 ans, ancien ministre du Développement économique, et le plus jeune des frères du président sortant après les élections de janvier, a préféré mettre les voiles de peur de se faire rattraper par la patrouille. Sa fuite aux États-Unis, permise grâce à sa double nationalité sri-lankaise et américaine, a nourri les gazettes pendant des semaines.
De retour en avril, les caméras et les micros n’étaient d’ailleurs pas les seuls à l’attendre. Le cadet des Rajapakse a été accueilli à l’aéroport par les policiers suite à une plainte contre lui pour divers abus de biens publics. Depuis, il a été, avec deux autres suspects de haut rang, relâché sous caution. L’un d’eux n’est d’ailleurs rien de moins qu’un autre frère du président sortant : Gotabaya Rajapakse, ministre de la Défense jusqu’en janvier 2015. Lui aussi fait l’objet des soupçons de la commission de lutte anti-corruption (CIABOC). gé de 65 ans, l’homme aurait joué un rôle déterminant dans la défaite des rebelles du mouvement de libération de l’Eelam Tamoul (LTTE) en 2009.
Les enquêteurs l’accusent d’avoir reçu des pots-de-vins en échange de l’attribution de contrats, ce qu’il nie avec véhémence, tout comme ses partisans.
L'ancien président sri-lankais et candidat aux législatives, Mahinda Rajapakse lors du meeting de lancement de sa campagne électorale à Columbo le 28 juillet 2015
L'ancien président sri-lankais et candidat aux législatives, Mahinda Rajapakse lors du meeting de lancement de sa campagne électorale à Columbo le 28 juillet 2015. (Lakruwan WANNIARACHCHI / AFP)
A noter que Mahinda Rajapakse lui-même n’échappe pas aux soupçons. L’ex-président aussi nie en bloc. Il a fait l’objet des questions de la commission anti-corruption, les inspecteurs ayant eu toutefois la « prévenance » de l’entendre chez lui. L’enquête est toujours en cours.

Un come-back attendu

Poussé par les affaires qui touchent à son clan, Mahinda Rajapakse rêve d’une résurrection. Advienne que pourra, l’ancien président est une bête politique. Impossible de résister à la tentation de revenir sur scène, même si, comme d’autres ailleurs, ce dernier a annoncé dans la plus grande solennité son départ à la retraite après avoir perdu l’élection présidentielle en janvier. Le nom Rajapakse conserve il est vrai une certaine aura au sein d’une large part de l’opinion. Malgré la défaite électorale, l’ex-chef de l’Etat a ainsi reçu l’appui des Cinghalais, dont il fait partie et qui représentent la majorité dans ce pays, avec 47.5 % des votants.
Certains analystes sri-lankais voient ici un parcours similaire à un ancien président de la République en France : « Rajapakse a fait des progrès, explique ainsi Dayan Jayathillekar. Il bénéficie d’un certain soutien et notamment d’un grand nombre de supporters qui viennent l’écouter à chaque meeting. Il fait partie de ces hommes politiques populistes – comme on en connaît en Asie notamment, mais ailleurs aussi. Et il continue de rallier des personnes à sa cause, poursuit ce politologue et ancien diplomate. A titre de comparaison, cela me fait penser à ce qui se passe en Europe, avec la tentative récente de retour de l’ancien président Nicolas Sarkozy en France. »

Opinion publique fragmentée

Rajapakse a opté pour une candidature issue du United People’s Freedom Alliance (UPFA) dont Mathripala Sirisena est le chef, dans le centre-nord du pays. Sirisena ne veut pas que Rajapakse soit le candidat du parti pour le poste de chef du gouvernement, car il ne le voit pas comme un fédérateur, contrairement à Wickremesinghe. Ce dernier a réussi à créer une alliance plus ou moins solide, entre Cinghalais (bouddhistes), Tamouls (hindous), et Musulmans sri-lankais. Rajapkase en parlant à la foule, dit qu’il a compris, et qu’il cherche la réconciliation.
Charu Lata Hogg avec Chatham House à Londres pense qu’une fois qu’on a goûté à la politique, il est très difficile de faire autre chose. Pour cette spécialiste de la région, l’ancien président cherche aujourd’hui à remporter un siège au parlement, et pas un poste plus important : « Un siège au parlement, s’il le gagne, suffira à le protéger. Les soupçons de corruption continuent à peser, et les conclusions du rapport de la commission des droits de l’homme de l’ONU sont attendues pour septembre prochain sur d’éventuelles crimes de guerre qui ont marqué la fin de de la longue guerre civile en 2008. Étant donné qu’il était le leader du pays à l’époque, il n’aurait alors pas d’autre choix que d’y faire face. Pour lui, un siège de député serait très rassurant. Il pourrait ainsi bénéficier de l’immunité ou au moins de suffisamment d’influence politique pour éviter toute investigation directe. »
Par ailleurs, le retour de Rajapakse est un signe de la fragmentation de l’opinion publique au Sri Lanka. On ne peut pas un instant imaginer qu’il se présente pour perdre.

Plus qu’un simple changement de décor

Les législatives du 17 août et les différents candidats aux sièges de parlementaires ne sont pas seulement là pour le décor. On retrouve ici en arrière-plan du scrutin tout ce qui a été mis sous le tapis ces 30 dernières années : un amendement constitutionnel pour, entre autres, réduire les pouvoirs du président, une enquête sur la corruption dans les hautes sphères de l’ancien régime, de nouveaux rapprochements ou divisions politiques. Sans oublier l’enquête sur les éventuelles responsabilités des uns et des autres dans les atrocités qui auraient été commises par les deux côtés en conflit pendant la guerre civile, notamment vers la fin en 2009 où le gouvernement a été victorieux.
« C’est la première fois dans l’histoire du Sri Lanka que de telles affaires de fraudes et de corruption sont prises au sérieux et font l’objet d’enquêtes, remarque l’avocat J.C. Weliamuna, également président de Transparency International Sri Lanka. Toutefois, les supporteurs de l’ex-gouvernement Rajapakse ont répondu en lançant des accusations extravagantes à propos des enquêteurs. » Mahinda Rajapakse est d’ailleurs le premier à crier au complot. Lors du meeting annonçant son retour dans l’arène, il a demandé à ses accusateurs de « se regarder dans le miroir ». Des mots qui n’inquiètent pas plus que cela J.C. Weliamuna : « Les investigations seront menées à bien, assure l’avocat. La police est compétente et elle a plus de liberté pour mener ce genre d’enquête. »

Que reproche-t-on au clan Rajapakse ?

Ces enquêtes viennent d’abord répondre à la souffrance des victimes d’une décennie de règne sans partage de Mahinda Rajapakse. Et c’est à ces victimes que s’est adressé son successeur, Maithripala Sirisena, lors d’un discours télévisé marquant ses 100 jours au pouvoir. L’ancien ministre de la Santé sous le gouvernement précédent affirmait en avril dernier qu’il « ferait tout pour lutter contre le gaspillage et la corruption ».
Mais ces investigations ne sauraient résoudre l’ensemble des problèmes du Sri Lanka, pays toujours en reconstruction depuis la fin de la guerre civile. Tout dépendra maintenant de la prochaine équipe issue des urnes. Voir Ranil Wickremesinghe confirmé en tant que premier ministre, pourrait ainsi changer pas mal de choses. Ce dernier a promis à au moins deux reprises depuis début juillet, d’agir en fonction des conclusions du rapport final de la commission onusienne sur d’éventuels crimes de guerre commis au Sri Lanka. Wickremesinghe s’est surtout engagé à ouvrir une nouvelle procédure dès septembre prochain, avec un nouveau bureau d’investigation chargé d’enquêter sur les milliers de disparus durant les 37 années de conflit.

On ne va jamais assez vite

Depuis le coup de tonnerre du mois d’avril et le vote des parlementaires qui ont adopté le 19ème amendement de la Constitution, les pouvoirs du président sont amoindris. Plus que deux mandats maximum possibles, contre trois auparavant. Impossible aussi désormais pour le Chef de l’Etat de dissoudre le parlement comme bon lui semble. L’une des réformes votées le 28 avril lui retire le droit d’organiser de nouvelles élections avant quatre ans et demi de mandat. Elle réduit également son mandat, tout comme celui du parlement, à cinq ans au lieu de six comme c’était le cas depuis 1978.
En surface, tout semble donc aller pour le mieux. Mais à l’examen des faits, le nouveau pouvoir conserve sa part d’ombre. Certaines des propositions de campagne et notamment l’amendement de l’article 19, ont dû être modifiées afin d’entrer en conformité avec la jurisprudence de la Cour Suprême, et pour qu’elles soient approuvées par les deux tiers de la chambre.

Calendrier électoral

Voici venu le temps d’élections très attendues. Le nouveau président les avait promises avant même d’être élu. Ce dernier souhaitait qu’elles aient lieu au mois de septembre, et c’est le nouveau (et ancien) Premier ministre Wickremesinghe qui a tenu a accéléré le mouvement. Le plus tôt sera le mieux, pensait-il. Le chef du gouvernement a hâte de voir son parti, l’UNP (United National Party – centre-droit) former la prochaine coalition avec ses alliés, de manière à pouvoir lancer des réformes en profondeur. Par ailleurs, le président Sirisena reste à la tête d’une alliance (United Freedom People’s Alliance – partis plutôt de gauche) encore en train de cicatriser des défaites précédentes.

Quel espoir pour les Tamouls ?

Soutien des réformes, la population tamoule continue à espérer un meilleur avenir dans le pays qui est aussi le leur. Même si la longue guerre menée par les séparatistes tamouls laisse, six ans après la fin du conflit, des blessures difficiles à effacer. Suren Surendiran en sait quelque chose, lui qui est le porte-parole de l’ONG internationale Global Tamil Forum à Londres, dirigée par un prêtre catholique, le Révérand Dr. S. J. Emmanuel. C’est avec une note d’espoir jamais entendue dans sa voix que Suren Surendiran parle aujourd’hui du nouveau climat au Sri Lanka : « Nous pouvons parler aujourd’hui au Sri Lanka. Comme en Europe, nous pouvons parler librement et sans crainte. Dans le Nord du pays, depuis l’arrivée au pouvoir du président Sirisena, cela va mieux car nous sommes sous la gouvernance civile d’un ancien diplomate. L’armée n’intervient plus dans la gestion de la province du Nord. C’est énorme pour les Tamouls ! La discrimination religieuse et les violences ne sont plus de mises contre tous ceux qui ne sont pas Bouddhistes, à savoir les Tamouls et les Musulmans. Cependant, toutes les promesses n’ont pas encore été tenues. Il reste à libérer tous les prisonniers politiques, et à rendre les terres confisquées aux propriétaires par l’armée. Il faut tenir ces promesses, car les Tamouls ont voté massivement pour Sirisena. »

Ballet diplomatique

Sur le front diplomatique, et surtout sur le front économique, la discrète révolution sri-lankaise n’est pas non plus passée inaperçue.
Signe concret de cette nouvelle reconnaissance internationale, le secrétaire d’Etat américain s’est rendu au Sri Lanka à la fin du mois de mai dernier, soit cinq mois mois à peine après le victoire de Sirisena. La dernière visite officielle d’un secrétaire d’Etat américain remontait à Colin Powell, 11 ans en arrière. Beaucoup ont vu dans ce voyage d’Etat un signe de confiance adressé au nouveau pouvoir par Washington. « John Kerry et l’administration américaine considèrent qu’il s’agit d’un nouveau départ, explique Michael Kugelman, du Woodrow Wilson International Centre for Scholars à Washington. Ils cherchent à rééquilibrer et approfondir les relations avec l’Asie, y compris avec ces pays qu’ils ont peut-être négligés ces dernières années. »
Le secrétaire d'Etat américain John Kerry reçu par le président sri-lankais Maithripala Sirinesa à Colombo le 2 mai 2015. (SRI LANKA PRESIDENTIAL OFFICE / ANADOLU AGENCY / AFP)
En attendant, si la famille Rajapakase conserve des réseaux tentaculaires au sein de la société et un soutien loin d’être anecdotique dans la population, les anti-Rajapakse sont également légions. Avocats, Tamouls (indépendantistes ou non d’ailleurs), minorité musulmane et démocrates en général, tous applaudissent des deux mains face aux changements.
« La situation s’améliore mais nous devons rester vigilants, explique ainsi un avocat victime de persécutions sous l’ancienne présidence. Il faut continuer à pousser le président et le gouvernement à respecter leurs promesses, et les droits et libertés inscrits dans la constitution ».

Vers une réconciliation durable ?

Au-delà des clivages traditionnels, ces élections promettent aussi une redistribution des cartes. Les nouvelles alliances et composantes politiques inter-ethniques ou religieuses, font que l’opposition en tant que telle est moins clairement définie. Paikiasothy Saravanamuttu décrypte le paysage politique au Sri Lanka depuis plus d’une élection. « Si le parti de Sirisena et de Rajapakse, l’UPFA, ne sort pas largement en tête de cette élection, je ne doute pas qu’un certain nombre des élus de ce parti, se ralliera sans équivoque à Sirisena. »
Est-ce une chance pour une vraie réconciliation ? Charu Lata Hogg n’est pas totalement convaincue : « On verra bien, estime cette spécialiste du pays. Aucun leader politique n’a encore proposé un projet réellement crédible pour démilitariser le Nord, pour négocier un accord avec les minorités ethniques, pour répondre aux crimes de guerre, ni de véritable réforme du système de justice ou de la police. Certains disent que Sirisena n’est pas libre d’agir, qu’il hésite à engager des réformes pour satisfaire les minorités au point où il aurait repoussé le vote cinghalais. La coalition de Wickremesinghe, aussi large qu’elle soit, ne suffit pas à laisser présager d’une réconciliation à long terme. »
La seule chose acquise est donc la tenue d’élections, malgré quelques mois de retard. L’enjeu majeur de ce scrutin à la proportionnelle demeure la mise en place d’un gouvernement et d’un parlement légitimement élus, et avec une majorité suffisante pour mener à bien la petite révolution démocratique, dont a cruellement besoin ce pays meurtri par tant d’années de conflit.
Par Rosslyn Hyams

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A propos de l'auteur
Rosslyn Hyams est une journaliste spécialisée sur l’Asie depuis plus de 25 ans avec une expérience sur le terrain notamment en Chine (et Hong Kong), à Taïwan et en Inde. Elle travaille notamment à la rédaction anglophone de Radio France Internationale, sur l’actualité en Asie-pacifique, et sur la culture internationale. Parmi les personnalités de la scène culturelle asiatque qu’elle a interviewées : le comédien-metteur en scène indien, Naseeruddin Shah, le comédien Irfan Khan, le réalisateur-producteur Anurag Kashyap, ou encore le romancier sri-lankais Romesh Gunesekera. Elle a contribué lors de sa carrière à plusieurs chaînes de radio et de télévision internationales (BBC, CBC, DW, etc.). Par ailleurs, elle a traduit de l’anglais une des pièces de théâtre du dramaturge contemporain indien, Girish Karnad.