Société
Témoin - Siau-Lian-Lang, être jeune à Taïwan

 

Graines de tournesols (2) : l’escalade d’un conflit

Le mouvement de contestation prend de plus en plus d’ampleur à Taïwan
Le mouvement de contestation prend de plus en plus d’ampleur à Taïwan (Crédit : Hsiengo Huang / DR)
Le mouvement des lycéens contre la réforme des programmes d’histoire-géo et d’éducation civique jugée trop partisane et sinocentrée, est désormais au coeur de l’actualité politique taïwanaise. Le point sur les derniers développement de ce conflit en cinq mots-clés.

Occupation

Franchir la barricade, escalader le mur d’enceinte, pénétrer dans le bâtiment officiel et s’y barricader : le scénario est désormais bien rôdé. Comme d’autres manifestants l’ont expérimenté à Taïwan ces dernières années, les lycéens engagés dans la contestation contre les nouveaux programmes d’histoire-géo et d’éducation civique ont voulu marquer les esprits en « occupant » un lieu de pouvoir dont ils contestent tout à la fois la politique et l’absence de transparence démocratique.
Des lycéens escaladent les barricades d’un bâtiment officiel (Crédit : Hsiengo Huang / DR)
Dans la nuit du 23 au 24 juillet, quelques dizaines d’entre eux ont escaladé l’enceinte du ministère de l’Education, à Taipei, parvenant à pénétrer dans le bâtiment et à s’enfermer dans le bureau du ministre. La petite escouade a rapidement été délogée par la police qui a procédé à 33 interpellations, dont celles de 24 lycéens et étudiants (parmi eux, 11 mineurs) et de six autres manifestants, ainsi que de trois journalistes qui couvraient l’événement.
Une semaine plus tard, dans la nuit du 30 au 31 juillet, plusieurs centaines de lycéens franchissaient les grilles entourant le parlement, à Taipei, et prenaient brièvement position devant le bâtiment, demandant au président du parlement la convocation d’une session extraordinaire consacrée à la réforme des programmes scolaires. La même nuit, ils s’immisçaient une nouvelle fois dans la cour du ministère de l’Education, débutant une « occupation » qui durait encore le 5 août et dont les modalités rappellent par bien des aspects celle du parlement lors du « mouvement des tournesols », au printemps 2014 : répartition efficace des tâches, organisation de débats et de concerts, discours de personnalités venues apporter leur soutien, coordination en arrière-plan avec des associations, groupes civiques et partis politiques.
Des lycéens occupent la cour du ministère de l’Education à Taipei
Des lycéens occupent la cour du ministère de l’Education à Taipei (Crédit : Hsiengo Huang / DR)
Sur la forme, cela confirme l’émergence à Taïwan d’une nouvelle figure de la contestation. Celle-ci rappelle l’action menée à Hongkong par Scholarism (et son meneur Joshua Wong) et d’autres mouvements étudiants et citoyens contre la réforme « patriotique » des programmes scolaires et, plus récemment, contre le projet de réforme électorale. Mais cette forme d’action s’inscrit aussi dans un environnement proprement taïwanais, où les « occupations » de bâtiments officiels n’ont pas commencé avec le « mouvement des tournesols ». Dans les mois précédents cet événement, différents ministères, dont celui de l’Intérieur en août 2013, avaient en effet subi le même sort de la part de jeunes manifestants, à l’occasion d’autres mobilisations. En réalisant le même « exploit » que leurs « aînés » (alors même que les mesures de sécurité avaient été renforcées depuis quelques mois autour des bâtiments officiels), le petit groupe de lycéens à la pointe de la contestation contre la réforme des programmes a en quelque sorte sacrifié à un « rite de passage ». Celui-ci n’a toutefois rien d’anodin puisqu’il s’agit d’envahir des bâtiments officiels ou leurs abords, des actions dont la répétition, estiment certains, fragilise la démocratie taïwanaise.

Suicide

Elève du Lycée professionnel Juang Jing, à New Taipei, Lin Kuan-hua [林冠華] était l’un des porte-parole du mouvement lycéen contre la réforme des programmes d’histoire-géo et d’éducation civique. Il avait délaissé les cours à partir du mois de juin et avait fait partie des 33 personnes, dont onze mineurs, arrêtées le 24 juillet dernier pour avoir franchi le cordon policier et envahi le siège du ministère de l’Education. Placé en garde à vue une vingtaine d’heures, il avait été mis en examen et libéré sous caution.
Il a été retrouvé sans vie le 30 juillet, jour de son vingtième anniversaire, au domicile familial, vraisemblablement asphyxié par le monoxyde de carbone dégagé par du charbon qu’il avait fait brûler dans sa chambre. Si sa famille a indiqué que le jeune homme était psychologiquement fragile et que son décès n’était pas lié aux récents événements, le jeune homme avait toutefois confié à des journalistes l’intense pression qu’il avait subie ces dernières semaines. Sa mère a depuis publié une émouvante lettre ouverte où elle prend clairement la défense de son fils.
Le souvenir du jeune homme est très souvent évoqué par les lycéens engagés dans le mouvement, comme nous le voyons ici avec cette illustration diffusée sur les pages Facebook dédiée à la mémoire de Lin Kuan-hua (Crédit : DR)
Le suicide de Lin Kuan-hua a déclenché la radicalisation du mouvement, la mise en cause directe du ministre de l’Education, Wu Se-hwa [吳思華], et débouché sur l’occupation des abords du ministère par les manifestants.

Transparence

Comme lors du « mouvement des tournesols », l’un des leitmotivs des manifestants est d’exiger le respect et l’amélioration des procédures en place, de manière à permettre la transparence des processus de décision et, espèrent-ils, une meilleure prise en compte de l’opinion publique.
Le dialogue organisé pendant 2h30 le lundi 3 août à Taipei entre représentants de l’Alliance contre la réforme des programmes du lycée, dont des délégués lycéens, et le ministre de l’Education, Wu Se-hwa, a montré l’importance de cette revendication. Diffusée en direct en ligne, la rencontre intervenait après plusieurs jours de grande tension marqués par le suicide du jeune Lin Kuan-hua et l’occupation des abords du ministère.
Capture d'écran de la retransmission du dialogue entre les lycéens et le ministre de l'Education, le 3 août (Crédit : DR)
Les lycéens et plusieurs représentants des professeurs ont tenté de pousser le ministre dans ses retranchements en questionnant la composition de la commission ayant préparé la réforme (absence d’historiens et sélection de membres connus pour leur soutien à l’unification avec la Chine), la procédure de révision des programmes, ou encore l’absence de prise en compte d’une décision de la justice administrative imposant la publicité des débats. Le ministre a en substance répondu que seul le résultat importait et que les concessions déjà consenties (liberté donnée aux professeurs du choix des manuels, non inclusion des points controversés dans les sujets d’examens, promesse de revoir les points contestés) étaient suffisantes : pas question de retrait de la réforme dans l’immédiat.

QCM

Professeurs et lycéens critiquent donc la politisation des programmes scolaires. En exigeant des procédures plus transparentes, ils espèrent l’adoption de programmes fondés sur les connaissances scientifiques plutôt que sur telle ou telle idéologie. Revient ainsi, dans l’expression des lycéens, l’idée que les programmes doivent viser l’objectivité et qu’au fond, il n’existe qu’une seule réponse à chaque question posée.
Extraits d'un sujet d'examen à choix multiples pour l’entrée à l'université en 2014 (Crédit : DR)
Cette opinion peut toutefois sembler naïve, lorsqu’on a en tête la complexité de l’histoire taïwanaise et les profondes divergences de vues sur la question de l’identité nationale. Elle tient sans doute à la façon dont les connaissances des élèves sont vérifiées : en sciences humaines et sociales, les sujets d’examen d’entrée à l’université sont exclusivement constitués de questions à choix multiple où seule une réponse est admise.

Recours

Les rebondissements et drames des deux dernières semaines auront fini de donner à ce dossier une envergure nationale, les deux candidates à l’élection présidentielle, Tsai Ing-wen [蔡英文] pour le Parti démocrate-progressiste (DPP) et Hung Chu-hsiu [洪秀柱] pour le Kuomintang (KMT), s’interpellant à distance sur le sujet.
La première, aux côtés des 13 maires et chefs de districts DPP, a condamné les arrestations d’étudiants et attribué le pourrissement de la situation à l’incompétence du gouvernement ; la seconde a accusé l’opposition de manipuler les lycéens, appelé à l’ordre et au respect des procédures, tout en confiant qu’elle amplifiera, si elle est élue, la révision de programmes qu’elle juge « trop orientés vers l’indépendance de Taïwan ».
Sans avoir la même ampleur ni le même retentissement que le « mouvement des tournesols », l’action des lycéens contre la réforme des programmes place le gouvernement et la majorité en position délicate. Déjà affaiblis politiquement et électoralement, ils n’ont qu’un intérêt limité à faire davantage de concessions.
Dans ce contexte, le parlement et son président, Wang Jin-pyng [王金平], également membre du KMT mais en délicatesse avec son appareil et sa candidate, peut-il, comme l’an dernier, offrir une porte de sortie aux manifestants ? Ce scénario, évoqué ces derniers jours, semble perdre en consistance après le refus du groupe parlementaire KMT de suivre l’hypothèse lancée par Wang Jin-pyng d’une convocation du parlement en session extraordinaire.
Parce qu’elle recouvre des questions liées à l’identité taïwanaise et à la construction nationale, et parce que ses protagonistes sont particulièrement jeunes, l’action lycéenne contre la réforme des programmes devrait continuer à rythmer les prochaines semaines, sans qu’on perçoive pour l’instant l’issue du conflit.

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A propos de l'auteur
Après avoir travaillé en France et en Chine dans le domaine de la communication et des médias, Pierre-Yves Baubry a rejoint en 2008 l’équipe de rédaction des publications en langue française du ministère taïwanais des Affaires étrangères, à Taipei. En mars 2013, il a créé le site internet Lettres de Taïwan, consacré à la présentation de Taïwan à travers sa littérature.
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