Société
Témoin - Siau-lian-lang, être jeune à Taiwan

Graines de tournesols

Capture écran d’un slogan.
Capture écran d’un slogan lycéen contre la réforme des programmes scolaires : "Contre le lavage des cerveaux par les livres scolaires. Cet été, notre combat". (Crédit : Pierre-Yves Baubry)
Ils ont à peine 18 ans. Certains étudient dans les meilleurs lycées de Taiwan, des établissements d’où est issue l’élite de la République de Chine, mais la plupart vivent en province, à Hsinchu, Taichung, Tainan ou Kaohsiung. Depuis quelques semaines, ils ont pris la tête de la contestation contre la réforme des programmes de sciences humaines et d’éducation civique censée s’appliquer dans tous les lycées à partir du mois d’août.
La mobilisation, lancée en début d’année par des professeurs d’histoire et divers groupes civiques et politiques, est maintenant relayée par les élèves eux-mêmes. Ces dernières semaines, elle s’est étendue comme une trainée de poudre, au point que près de la moitié des quelque 500 lycées que compte le pays étaient, au début du mois de juin, touchés à des degrés divers par le mouvement. Dans la presse, les leaders lycéens expliquent avec une grande maturité les raisons de la mobilisation (on lira avec intérêt la série d’entretiens publiée par le quotidien en langue anglaise Taipei Times). Comme pour le « mouvement des tournesols » l’an dernier, c’est autant le contenu de la réforme que contestent ces jeunes que l’opacité qui a, selon eux, présidé à sa conception.
Capture écran de Facebook.
Capture écran Facebook de mobilisations de collégiens taïwanais. (Crédit : Pierre-Yves Baubry)
Quel est le point culminant du pays ? Quelle est sa capitale ? Quelles sont ses frontières ? Dans la plupart des Etats, la réponse à ces questions sembleraient évidentes. Ici, elle donne lieu à débat, selon que l’on parle de Taïwan ou de la République de Chine, le nom officiel du pays dont la constitution a été adoptée en 1946 alors que le gouvernement nationaliste de Chiang Kai-shek (蔣介石) détenait encore le contrôle d’une bonne part de la Chine continentale. A Taïwan, après 1945 et le départ des Japonais, l’histoire enseignée au collège et au lycée a ainsi longtemps été celle de la Chine. A la faveur de la démocratisation, un changement d’optique a pu être opéré dans les années 1990, consistant à enseigner l’histoire sous une perspective taïwanaise. Une tendance confortée par l’arrivée au pouvoir du Parti démocrate-progressiste en 2000. Le retour aux affaires du Kuomintang en 2008, a entraîné un léger mouvement de balancier, sans toutefois remettre en cause l’essentiel du contenu des programmes… jusqu’à ce que le ministère de l’Education charge un comité d’universitaires – parmi lesquels des spécialistes de philosophie chinoise mais aucun historien – d’effectuer « des ajustements mineurs » visant à « rendre les programmes conformes à la constitution de la République de Chine ».
Dans la nouvelle version du programme d’histoire de Taïwan, les « populations aborigènes » deviennent les « groupes ethniques aborigènes », le « gouvernement de Taiwan par le Japon » est renommé « colonisation japonaise de Taiwan », la « restitution de Taiwan à la République de Chine » se change en « glorieux retour de Taiwan à la République de Chine » (les modifications apportées au programme d’histoire de Taïwan peuvent être consultées en chinois ici et leur traduction anglaise a été proposée ici). Avec des changements portant sur un tiers de la section consacrée à l’histoire taïwanaise, et l’absence remarquée, dans les nouveaux programmes d’éducation civique, de références à la Terreur blanche et à l’Incident du 28 février 1947, le ministère a d’emblée fait face à une levée de boucliers. Il a même été condamné en justice pour avoir refusé de rendre publiques les délibérations du comité de révision des programmes. La réforme reste toutefois sur ses rails.
Membre le moins populaire de tout le gouvernement (un sondage de Taiwan Indicators Survey Research le créditait en mai de seulement 6,5% d’opinions favorables), Wu Se-hwa (吳思華), le ministre de l’Education, doit désormais compter avec la mobilisation des lycéens eux-mêmes. Sur Facebook, vecteur éprouvé des mobilisations étudiantes, les arguments des opposants à la réforme sont relayés sur des dizaines de pages et de groupes locaux. Des sit-in sont organisés, des pétitions signées, et les lycéens viennent de se doter d’une coordination nationale. « Dans le souci d’écouter les lycéens », le ministre a annoncé l’organisation, du 9 au 14 juin, de quatre forums à Taipei et en province. A l’issue du premier forum, il a toutefois été pris à partie par des lycéens et les trois forums suivants ont été annulés. A la place, le ministre a répondu sur la chaîne YouTube du gouvernement à des questions présélectionnées mais qui reflétaient les interrogations suscitées par la réforme. Wu Se-hwa a pu en éclaircir certains aspects et a appelé à « respecter les différents points de vue ». Il a en outre annoncé plusieurs concessions : les anciens manuels pourront continuer à être utilisés, les points faisant débat ne figureront pas aux examens et les changements apportés aux programmes feront l’objet d’une nouvelle concertation à partir du mois de juillet.
A Taïwan, les vacances scolaires n’empêchent pas les mobilisations de la jeunesse de perdurer : il y a deux ans, c’est en plein mois de juillet qu’un ministre de la Défense avait dû démissionner sous la pression d’immenses manifestations réagissant à la mort d’un jeune appelé du contingent. Le gouvernement entend donc éviter l’émergence d’un « mouvement des tournesols » junior.

L'Expression

反黑箱 Fan Heixiang, « anti-boîte noire » : l’expression a été popularisée l’an dernier pendant le « mouvement des tournesols », lorsque le gouvernement était accusé d’avoir négocié en secret avec la Chine l’Accord sur le commerce des services entre les deux rives. « Boîte noire » désigne depuis dans le débat public tout processus de décision manquant de transparence.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Après avoir travaillé en France et en Chine dans le domaine de la communication et des médias, Pierre-Yves Baubry a rejoint en 2008 l’équipe de rédaction des publications en langue française du ministère taïwanais des Affaires étrangères, à Taipei. En mars 2013, il a créé le site internet Lettres de Taïwan, consacré à la présentation de Taïwan à travers sa littérature.
[asl-front-abonnez-vous]