Société
Reportage

Pakistan : comment être chrétien à Peshawar ?

La communauté chrétienne de Peshawar célèbre Noël dans l’Eglise de Tous les Saints le 25 décembre 2014. Le 16 décembre, une attaque des Talibans pakistanais avait fait 148 morts dont 132 enfants. Le 22 septembre 2013, deux attentats suicides à l’explosif avait visé l’Eglise de Tous les Saints : 127 morts et 250 bléessés (Crédit : CITIZENSIDE/MUSARRAT ULLAH/AFP)
La communauté chrétienne de Peshawar célèbre Noël dans l’Eglise de Tous les Saints le 25 décembre 2014. Le 16 décembre, une attaque des Talibans pakistanais avait fait 148 morts dont 132 enfants. Le 22 septembre 2013, deux attentats suicides à l’explosif avait visé l’Eglise de Tous les Saints : 127 morts et 250 bléessés (Crédit : CITIZENSIDE/MUSARRAT ULLAH/AFP)
La communauté chrétienne du Pakistan se trouve de nouveau dans la peur. Le 15 mars dernier, un attentat-suicide mené par deux Talibans contre deux églises de Lahore, tuait 14 personnes et en blessaient près de 80 autres. Depuis, la tension perdure. Le 2 juillet, toujours à Lahore, la police sauve un couple de chrétiens du lynchage en pleine rue après avoir été accusés de blasphème. Ces dernières semaines, des membres de cette minorité qui ne représente que 2 % de la population pakistanaise, ont décidé de se mobiliser : 16 jeunes chrétiens protègent, armes à la main, une demi-douzaine d’églises de Lahore.

Contexte

Cette vague de violence n’est qu’un retour du même. Il y a quatre ans à la même période, le 2 mars 2011, le ministre chrétien des Minorités, Shahbaz Bhatti, était assassiné pour sa position défavorable à la loi anti-blasphème. Deux mois plus tôt, le 4 janvier 2011, le gouverneur de la province du Pendjab, Salman Taseer, était tué par son garde du corps pour les mêmes raisons. L’affaire Asia Bibi, cette jeune paysanne chrétienne, mère de cinq enfants, condamnée à la pendaison pour blasphème, a déclenché une grave crise politique au Pakistan. Le gouvernement promettait des amendements à la loi pour calmer les esprits échauffés par son sort, mais les partis politiques religieux ont eu gain de cause.

Alors que l’histoire se répète tristement, nous avons décidé de republier ce reportage rarissime de Sylvie Lasserre (1), notre correspondante à Islamabad. Fin 2012, elle fut l’une des seuls journalistes occidentaux à pouvoir se glisser au coeur de la communauté des chrétiens de Peshawar, méprisés, oubliés, considérés comme « les plus pauvres d’entre les pauvres ».

Avant la messe - Christian Colony, Peshawar
Avant la messe - Christian Colony, Peshawar (Copyright : Sylvie Lasserre)

Ici, tout le monde l’appelle « doctor Sarah ». Sarah Safdar, la soixantaine élégante, souriante et courtoise, dirige le département de sociologie de l’Université de Peshawar. Un double mérite car elle est femme et chrétienne. Mais selon elle, les chrétiens ne sont victimes d’aucune discrimination : « Au Pakistan, c’est comme partout dans le monde, vous trouvez différents groupes sociaux économiques. Même chez les musulmans, vous avez une élite, des riches et des pauvres. » Et comme pour mieux enfoncer le clou, elle ajoute en baissant la voix : « Me croiriez-vous si je vous disais qu’ici, dans la province de Khyber Pakhtunkwa, il y a beaucoup de tolérance envers les chrétiens ? Beaucoup ! A Peshawar nous avons même une église et une mosquée mitoyennes, séparées par un simple mur ! N’est-ce pas le symbole de la tolérance ? » Est-elle réellement convaincue ou bien tente-t-elle de me convaincre ?

« Dans cette province, il n’y a aucune discrimination contre les chrétiens. Je n’en ai pas trouvé ! Vraiment, je n’en ai pas trouvé ! »

Tout semble donc idéal pour les chrétiens de Peshawar… Et elle me recommande de rencontrer Humphrey Peters, l’évêque de la province de Khyber Pakhtunkwa. « Vous le trouverez à la cathédrale St John. Vous devriez aussi vous rendre à l’hôpital de la Mission, c’est un excellent hôpital ! »

Sarah Safdar, directrice du département de Sociologie de l’Université de Peshawar
Sarah Safdar, directrice du département de Sociologie de l’Université de Peshawar (Copyright : Sylvie Lasserre)
Hôpital de la Mission. Le lieu est désert. Des herbes folles s’échappent des dalles usées qui conduisent aux différents pavillons. D’anciens bâtiments décrépis, de part et d’autre d’une allée centrale. Au bout de l’allée, au sommet d’une volée de marches, une chapelle relativement imposante. La porte est fermée à clef. « Regarde ce lieu de culte ! s’exclame Imran, mon interprète. Des chiens et des ânes traînent autour ! Nous, les musulmans, nous ne laisserions même pas entrer un chien dans nos mosquées ! Nous le tuerions ! Même pas un tout petit chat ! Dans nos mosquées tout est nettoyé au moins dix mètres autour ! Comment peuvent-ils prier Dieu dans la crasse ? » Je tente de lui expliquer qu’à l’intérieur c’est sûrement propre et balayé mais il ne veut rien entendre. Quoi qu’il en soit, l’hôpital semble en décrépitude et l’on est loin des heures de gloire de l’époque coloniale britannique que montrent les vieilles photographies en noir et blanc affichées sur les murs de la mission. L’on croise enfin une infirmière qui nous indique que l’hôpital fonctionne toujours. En effet, dans la salle d’attente, une dizaine de patients indigents attendent pour les consultations de cardiologie et d’ophtalmologie. Cet hôpital à la dérive me laisse une impression amère.
Chapelle dans la Christian colony à Peshawar
Chapelle dans la Christian colony à Peshawar (Copyright Sylvie Lasserre)

« Ici, ce n’est pas comme dans le Pendjab où des églises ont été brûlées. »

Cathédrale Saint-John. L’évêque nous accueille dans son bureau, une grosse croix en argent en pendentif autour du cou, vêtu de gris, souriant, et un emploi du temps très chargé. Reçoivent-ils des menaces ? « Pour être très honnête, nous ne recevons que des lettres du genre : Embrassez l’islam sinon nous vous tuerons, etc. Mais des menaces directes, non. Excepté lors des affaires des caricatures et du saint Coran brûlé, durant lesquelles nous avons eu quelques problèmes. L’histoire des caricatures nous a causé beaucoup de tort, certains fanatiques ont lancé des pierres dans des églises mais ce n’est pas comme au Pendjab où des églises ont été brûlées. Ici, dans le Khyber Pakhtunkwa, cela se passe plutôt bien, la population n’est pas fanatique. Sans doute le système de santé et d’éducation que nous fournissons aux plus pauvres joue-t-il un rôle : nous sommes là depuis une centaine d’années, les gens nous connaissent. Personnellement, j’ai plus d’amis musulmans que chrétiens. Quand j’ai étudié à l’université, j’étais le seul chrétien. Bien sûr, il y a des fanatiques, mais ils ne nous attaquent pas. »
Je lui mentionne le piteux état de l’hôpital de la Mission : « C’est un gros problème ! admet Humphrey Peters. Nous sommes en train de le réhabiliter et j’ai bon espoir que d’ici deux à trois ans il sera redevenu très correct. Nos amis missionnaires de l’étranger nous ont beaucoup soutenus, mais il y a 25 ans, ils sont partis soudainement ! Personnellement, je ne veux pas être handicapé par les donations étrangères. Les étrangers viennent, fondent une ONG, et puis repartent, et les gens d’ici souffrent beaucoup. Je ne veux plus de cela car les pauvres continuent de venir frapper à notre porte et nous sommes incapable de leur fournir de l’aide. Heureusement, les gens d’ici sont très charitables. Nous pourrons bientôt tenir debout sur nos propres pieds ! »

« La peur est toujours là ! Tout peut arriver à tout moment. »

Le dimanche suivant, direction l’église catholique où nous attend le révérend père John Wiyani (déformation de Jean Vianney, le curé d’Ars ?). Je suis curieuse de voir le mur-symbole de l’entente cordiale évoqué par Doctor Sarah. Le garde passe sa tête à travers un judas percé dans le haut portail blindé. Nous montrons patte blanche et il nous laisse pénétrer, la kalachnikov en bandoulière. John Wiyani, souriant et bonhomme, nous reçoit sur une pelouse au soleil. Derrière lui, le fameux mur, peint en blanc, haut d’environ deux mètres, qui ne laisse rien voir de la madrasa ni de la mosquée qui se trouvent de l’autre côté. Seuls dépassent deux minarets. Imran tente de s’approcher pour jeter un coup d’œil par-dessus. Le père l’arrête. Alors je m’enquiers : « Comment sont vos rapports avec vos voisins ? » « Nous sommes allés leur rendre visite, une ou deux fois, pour leur souhaiter l’Eïd. A part cela, nous n’avons pas de relations avec eux. Ils semblent être des gens biens. Mais je ne connais pas l’imam personnellement. »
La police garde l'église de la Christian Colony, Peshawar
La police garde l'église de la Christian Colony, Peshawar (Copyright : Sylvie Lasserre)
Les attaques suicides sont un fléau au Pakistan. Craignez-vous pour votre sécurité ? « Il y a quelques jours, des militants sont venus par ici. Nous ne savons pas ce qui s’est passé. Toutes les routes ont été fermées, ensuite la police est venue. Nous avons tous eu très peur. » Imran renchérit : « C’est la même chose pour nous ! A la mosquée, pendant la prière du vendredi, nous cherchons tous une place à l’écart… » Le père déplore : « Nous ne pouvons pas savoir qui est qui ! Si quelqu’un vient nous voir, comment être sûr qu’il ne cache pas de mauvais dessein, même s’il a l’air bien ? Nous faisons très attention, la police vérifie tout le monde à l’entrée. Mais la peur est toujours là. Tout peut arriver à tout moment. Mais Dieu est là pour nous aider et nous protéger. Que peut-on faire d’autre ? »
Le Père John Wiyani dans son église qui jouxte une mosquée à Peshawar
Le Père John Wiyani dans son église qui jouxte une mosquée à Peshawar (Copyright Sylvie Lasserre)
Une petite cloche sonne. Des corneilles craillent. Derrière l’église, récent édifice en briques rouges aux coupoles ourlées de blanc, le collège des Sœurs de la Présentation, l’un des plus réputés de Peshawar. Le prêtre nous invite à entrer dans l’église. Quelques décorations de Noël ornent encore les murs. « Nous venons juste d’enlever l’arbre de Noël ! », regrette le père John. Devant la croix, Imran me demande qui est l’homme crucifié. « Mais c’est Jésus-Christ ! Tu ne l’avais jamais vu ? » « Non ! » C’est la première fois qu’il entre dans une église. L’heure avance et John Wiyani, qui doit s’absenter, nous propose de le retrouver dans l’après-midi sur le campus de l’université où il donne une messe. Tandis que nous nous éloignons, Imran s’exclame : « Des images ! Ils prient devant des images ! C’est contre l’éthique ! »

Dans la madrasa voisine

Soudain retentit l’appel à la prière de la mosquée voisine. « Viens ! Tu vas voir la différence ! » Et nous nous dirigeons vers la mosquée Darwish Masjid. En silence, les jeunes talibs, emmitouflés dans leur chader, le tapis de prière roulé dans la main, montent les marches de la mosquée pour se rendre à la prière. Certains jettent un œil furtif vers moi. Les responsables de la madrasa acceptent ma venue mais : « Pas de photos ! Pas de visite de la madrasa ! » Un homme assis sur des coussins nous reçoit dans les locaux administratifs. Plongé dans la comptabilité de la madrasa, il semble dérangé par ma visite : « Nous avons mille étudiants, qui viennent de toutes les régions du pays. Nous enseignons aussi l’informatique, l’anglais et l’arabe. 700 élèves sont pensionnaires ici, nous leur fournissons le lit et le couvert gratuitement. »
Je m’enquiers des voisins chrétiens : « Ces vingt dernières années nous n’avons jamais eu de problème avec eux, ni avec la communauté chrétienne. L’islam est une religion de paix et nous essayons d’en promouvoir le véritable esprit. » Arrive l’heure de la prière, je dois donc prendre congé. Il répète, en guise de conclusion : « L’islam est une religion de paix, l’islam ne croit pas dans le terrorisme, nous haïssons le terrorisme, nous voulons promouvoir la paix et la tolérance sur la terre. » Un des imams de cette mosquée, Maulana Hasan Jan, leader religieux modéré, fut assassiné en 2007 par des inconnus pour avoir publié une fatwa contre les attentats suicides.

« Nous n’avons que des jobs de balayeurs ! »

Deux heures plus tard, sur le campus de l’Université de Peshawar. Sur une place, des enfants poursuivent une poule avec une baguette. Un policier souriant est assis au soleil, une kalachnikov sur les genoux. « C’est notre policier ! », me lance fièrement un gamin. Celui-là m’explique : « Je suis employé par le gouvernement provincial pour assurer leur sécurité. Ici vivent plus de 400 familles. Tous chrétiens ! » Nous nous trouvons dans la « colonie chrétienne » de l’université, qui comporte une église et deux chapelles. Près de 99 % des chrétiens qui vivent là sont employés au nettoyage du campus.
Des maisonnettes peintes en blanc, collées les unes aux autres. Pas de jardins. Dans les ruelles étroites sèche du linge. De joyeux cris d’enfants retentissent. Des poules caquettent. Au bout de l’allée principale, l’église, discrète. Une étoile de papier mâché fichée au sommet d’un long mat de bois signale la chapelle. Apparaît John Wiyani, en soutane blanche, toujours souriant. Des chants de femmes s’élèvent pour célébrer l’arrivée du prêtre. Une cinquantaine de paires de chaussures sont posées à l’entrée de la chapelle. Comme les chrétiens d’Orient, les chrétiens du Pakistan se déchaussent avant d’entrer à l’église. Les talons d’une jeune fille retardataire claquent sur la dalle.
La messe dans la “colonie chrétienne” à Peshawar
La messe dans la “colonie chrétienne” à Peshawar (Copyright Sylvie Lasserre)
Un homme en civil s’approche d’Imran. Il se plaint du fait de n’avoir pas été informé de notre venue. J’explique que nous avons été invités par le père John. Mais il répète : « Nous n’avons pas reçu d’information ! » Des voitures de police commencent à arriver de toutes parts. Imran me dit : « Va à la messe, reste cinq minutes, ne prends plus de photos et on part ! » Je pénètre dans l’église. A gauche, les femmes, assises en tailleur avec leurs saris et leurs foulards colorés. A droite les hommes, beaucoup moins nombreux. Un petit poêle, l’église est joliment colorée par les décorations de Noël qui n’ont pas encore été retirées. L’office commence. Le père s’adresse aux fidèles à l’aide d’un micro. Amen ! répond l’assistance. Panne d’électricité, donc de micro. Je ressors.

Des gamins me courent derrière, pour me montrer leur quartier : « Chicken ! » Soudain, alors qu’Imran s’éclipse pour traiter avec les agents de la sécurité, un jeune homme s’approche de moi. Très vite, comme pour ne pas perdre une seconde, il murmure :

« C’est très difficile pour nous ici ! Nous sommes complètement opprimés. Ils nous rabaissent. Nous n’avons que des jobs de balayeurs. S’il y a une bagarre, c’est toujours le chrétien qui a tort. S’ils blasphèment, ils ne sont pas inquiétés. Mais nous nous le sommes. »
Il fait allusion à Asia Bibi, cette jeune femme chrétienne, pauvre, mère de cinq enfants, condamnée à être pendue pour blasphème. Son cas est toujours en jugement, alors que sa famille est menacée de mort. « 98% des musulmans ne souhaitent pas de bons emplois pour les chrétiens, poursuit le jeune homme. Même pas 1% des chrétiens occupent de bons postes ! Durant le régime des mullahs, ils ont aboli l’alcool. Mais regarde : nous sommes trop pauvres pour pouvoir en acheter ! Les musulmans boivent plus que nous ! En cachette ! » Imran revient. Le sujet de conversion reprend un tour anodin.
un agent de sécurité garde en permanence l’église catholique de Peshawar (Copyright Sylvie Lasserre)
Je retourne vers le policier. « Nous avons reçu des instructions très précises pour assurer la sécurité de ces gens, car depuis un an, l’Université de Peshawar reçoit des menaces », m’explique-t-il. Un hélicoptère passe au-dessus de nos têtes. On ne s’entend plus parler. « L’administration de l’université a émis des vignettes spéciales pour les voitures des résidents du campus. C’est pourquoi nous vérifions chaque véhicule qui circule sans motif. » 359 policiers sont déployés ici, soit autant que pour un district provincial, qui comporte en moyenne 300 000 habitants. C’est dire la sensibilité du campus. A présent, un véritable attroupement de policiers, de voitures de police et de curieux se tient à deux pas de l’église où se déroule toujours la messe. A cause de notre présence. Il est grand temps de filer…
125 000 chrétiens vivent dans la province de Khyber Pakhtunkwa, dont ils représentent moins d’1% de la population totale. 80% d’entre eux occupent des emplois subalternes. Le diocèse de Peshawar les présente sur sa brochure comme « les plus pauvres d’entre les pauvres ».

Impossible amendement de la loi anti-blasphème

4 janvier 2011. Je regarde les journaux télévisés du soir. Stupeur : Salman Taseer, le gouverneur du Pendjab, vient d’être assassiné par un de ses gardes du corps ! Son assassin, Mumtaz Qadri, aussitôt arrêté, explique ainsi son geste : Salman Taseer militait en faveur de l’amendement à la loi anti-blasphème. Sujet brûlant, car suite à la condamnation d’Asia Bibi, le gouvernement envisage de modifier la loi.
Les jours qui suivent, les partis religieux du MMA (Muttahida Majlis-e-Amal, coalition des partis politiques religieux du Pakistan) s’emparent de l’affaire – à des fins politiques bien entendu – et organisent des manifestations aux quatre coins du pays pour protester contre le projet d’amendement. Les journaux télévisés montrent de véritables marées humaines déferlant dans les rues de Karachi, Peshawar, Mansera, Lahore… Et… quelques jours plus tard, le gouvernement bat en retraite. Le projet est purement et simplement abandonné. La rue a crié trop fort.
Capture d’écran de la télévision pakistanaise montrant les manifestation contre tout amendement à la loi anti-blasphème dans les rues de Karachi au Pakistan
Capture d’écran de la télévision pakistanaise montrant les manifestation contre tout amendement à la loi anti-blasphème dans les rues de Karachi au Pakistan
Maulana Fazal-ur-Rehman, chef du parti religieux JUI (Jamiat Ulema-e-Islam) et figure de proue de toutes ces manifestations, est un homme très occupé ces jours-ci. Il accepte malgré tout de me recevoir et me donne rendez-vous à Islamabad, dans la zone rouge où il habite un appartement mis à sa disposition par le gouvernement. Les dispositifs de sécurité pour y accéder sont à leur maximum depuis l’assassinat du gouverneur du Pendjab. Comme nous sommes annoncés, on nous laisse finalement passer. Le frère du mullah, qui lui sert de secrétaire, nous reçoit et nous fait patienter. Maulana Fazal-ur-Rehman entre, son éternel turban jaune sur la tête, vêtu d’une élégante tunique blanche ornée de broderies. On nous sert le thé. Son téléphone sonne sans relâche. Je lui fais remarquer que sa cote de popularité a monté ces derniers temps, sans doute grâce au projet d’amendement à la loi anti-blasphème. « Que voulez-vous ! Pourquoi le gouvernement nous a-t-il offert une telle opportunité ? », me répond-il avant de partir d’un long éclat de rire, savourant ostensiblement son succès.
Sa position par rapport à l’affaire Asia Bibi ? « Nous avons une loi dans le pays et elle doit être appliquée équitablement pour tous, musulmans comme chrétiens. Des charges ont été émises contre cette femme et la Cour l’a jugée. D’après notre juridiction, elle peut encore faire appel auprès d’une deuxième cour, puis auprès de la Haute Cour et enfin de la Cour suprême. Si l’une de ces cours l’acquitte, très bien. Mais la procédure doit être appliquée de la même manière pour tous les citoyens. »
Maulana Fazl ur Rahman, chef du parti politique religieux JUI (Copyright : Sylvie Lasserre)

« Nous n’avons jamais refusé de membres non musulmans. »

Fazal-ur-Rehman tient à me prouver qu’il n’a aucun préjugé envers les chrétiens : « Une représentante du JUI à l’Assemblée provinciale du Baloutchistan est chrétienne. Nous avons aussi un membre du JUI hindou. Lorsque nous étions au gouvernement de Pakhtunkwa, il y avait des chrétiens, des hindous et des sikhs à l’Assemblée provinciale. Nous n’avons jamais refusé de membres non musulmans. Nous traitons les citoyens du Pakistan de manière égale ! », ajoute-t-il en riant à nouveau, avant de poursuivre : « La politique adoptée par le Pakistan après le 11 septembre a créé ici de graves difficultés, tant économiques que sécuritaires. Il faut reconsidérer ces mesures et éviter l’utilisation de la force ! C’est le dialogue qui doit résoudre ces problèmes. Et la négociation avec les militants ! C’est la seule manière ! C’est comme aujourd’hui, les Américains veulent commencer à dialoguer avec les Talibans !! » Il éclate à nouveau de rire avant de poursuivre : « Nous, depuis le premier jour, c’est ce que nous préconisons ! Vous ne pouvez pas résoudre les conflits globaux par la force. Le dialogue est la seule solution. »
Contrairement au gouvernement en place, qui reçoit une aide financière très importante des Etats-Unis et travaille main dans la main avec son allié, Maulana Fazal-ur-Rehman n’est pas tendre avec l’« ami » américain. « Si vous étiez élu, comment procéderiez-vous pour continuer à recevoir l’aide financière des Etats-Unis, puisque votre pays en a cruellement besoin ? » « Si les Nations Unies, la Banque mondiale et toutes les organisations « civilisées » croient vraiment en l’humanitaire, notre parti saura comment les aider : nous connaissons les besoins élémentaires des classes les plus vulnérables. Et s’ils sont réellement concernés par le développement, la prospérité et la paix de cette région, nous avons toutes les compétences pour pouvoir aider la nation. Nous l’avons d’ailleurs prouvé durant les cinq années où nous étions au pouvoir. Mais la question qu’il faut se poser est : nous aident-ils pour leur propre intérêt ou pour le nôtre ? » Que ferez-vous pour les minorités ? s’enquiert Imran. « Mon parti condamne le sectarisme. Durant le gouvernement précédent, des militants avaient détruit un bâtiment pour les hindous, nous l’avons reconstruit. La perception que nous sommes des gens religieux et extrémistes est fausse ! » Il rit à nouveau.
Deux mois plus tard, le 2 mars, Shahbaz Bhatti, le ministre des Minorités, chrétien, est assassiné à Islamabad en sortant de son domicile. Un crime revendiqué par le TTP (Tehrek-e-Taliban Pakistan), les talibans pakistanais. Shahbaz Bhatti militait aussi en faveur de l’amendement de la loi anti-blasphème.
Sylvie Lasserre Yousafzai à Islamabad
(1) Ce reportage a été originellement publié le 29 décembre 2012 sur le blog de Sylvie Lasserre.

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A propos de l'auteur
Sylvie Lasserre Yousafzai est reporter indépendante et photographe, basée en Turquie. Passionnée par le monde turc, elle couvre l’Asie centrale depuis 2004 pour divers médias européens et internationaux, en presse écrite et radio. Elle est membre de la Société asiatique et l’auteure de "Voyage au pays des Ouïghours" (Cartouche, 2010).