Politique
L’Asie du Sud-Est vue par AlterAsia

Philippines : une partie de la classe politique détourne l’aide aux défavorisés

Photo du manifestant
Un manifestant porte un masque de cochon pour appeler à l’abolition du programme d’aide gouvernementale nommé “Pork Barrel” du fait des très forts soupçons de corruption. (Crédit : Ezra Acayan / NurPhoto) Photo: Ezra Acayan/NurPhoto
Pas moins de 20 sénateurs et 100 députés à la Chambre des Représentants. C’est le nombre stupéfiant d’hommes politiques impliqués par la déclaration sous serment de Janet Lim Napoles devant une commission spéciale du Sénat. Cette femme d’affaires Philippino-chinoise revient sur l’énorme scandale du Fonds d’assistance de développement prioritaire (PDAF), dit « Pork Barrel ».

Un large scandale de corruption touchant les principaux hommes politiques du pays

Portant sur un montant de plus 10 milliards de pesos (soit 211 millions d’euros), ce scandale toucherait donc les cinq sixièmes du Sénat et plus du tiers de la Chambre des représentants. Tous sont soupçonnés d’avoir détourné à leur profit de l’argent public censé améliorer la vie de leurs électeurs, dans un pays désespérément pauvre où le PIB par habitant, ramené en pouvoir d’achat, est de 4 400 euros.

De très nombreuses personnalités politiques de premier plan apparaissent sur cette liste : de Manny Villar, candidat à l’élection présidentielle générale de 2010 ; en passant par deux membres de la famille de l’ex-président Joseph Estrada ; ou encore Ferdinand « Bongbong » Marcos Jr., et même Loren Legarda, considérée par l’Ambassade des Etat-Unis comme une des cinq femmes les plus en vue du pays. Ce n’est que le haut du panier : la liste complète est ainsi stupéfiante !

Autopsie d’un gigantesque détournement de fonds publics

Toute cette large affaire de corruption tourne autour du Fonds d’Assistance de Développement Prioritaire, institué sous un autre nom en 1990 durant le mandat de la Présidente Corazon Aquino, mère de l’actuel président. Son but originel était de permettre aux législateurs de subventionner de petites infrastructures ou des projets communautaires en marge des projets nationaux. Dans le cadre de ce programme, chaque sénateur devait recevoir 200 millions de pesos (soit 4,21 millions d’euros) et chaque membre du Congrès, 70 millions (1,5 million d’euros).

Et c’est là que Janet Lim Napoles rentre en scène ! Dans le cadre de son groupe JLN, elle aurait constitué un large consortium – jusqu’à une vingtaine – d’organisations non gouvernementales au travers desquelles les législateurs pouvaient faire transiter leurs fonds discrétionnaires. Par un habile tour de passe-passe, l’argent pouvait alors revenir sur leurs comptes personnels ; moins une certaine partie qui finissait sur les propres comptes de Napoles, la rendant extrêmement riche

« En l’état de mes connaissances, voici les Sénateurs, les Députés et leurs agents, les fonctionnaires ou personnels des organismes gouvernementaux qui avaient des liens avec moi et ont reçu une partie des fonds discrétionnaires » a précisé Napoles dans sa déclaration en indiquant leurs noms. Mais elle était loin d’être la seule ! Ainsi, on estime qu’entre 2010 et 2012 pas moins de 500 millions de pesos (soit plus de 10 Millions d’euros) ont été versés à de fausses ONG par l’intermédiaire de l’entreprise publique Philippine Forest Corp., du secrétaire à l’Agriculture Proceso Alcala et de la National Agribusiness Corp. Aujourd’hui, on ne connaît toujours pas le nom des législateurs concernés par cette autre facette de cette vaste entreprise de détournement de fonds.

Une Cour spécialisée dans le traitement des affaires de corruption

Alors que va-t-il se passer ? Les affaires sont aujourd’hui devant le Sandiganbayan du pays : une Cour d’appel spéciale de 15 juristes mise en place en 1978 par celui qui était alors l’homme fort du pays – Ferdinand Marcos – pour traiter des cas de corruption. Aujourd’hui on dénombre 42 accusations pour corruption et trois accusations de pillage contre au moins 30 personnes. On ignore si la déclaration de Napoles portera leur nombre total à 120.

« D’après les enquêteurs, Napoles a travaillé individuellement avec les membres du congrès et les sénateurs qui ne connaissaient pas les détails des activités illégales de leurs collègues », indique la Pacific Strategies & Assessments (PSA), une société d’analyse de risque pays basée dans la capitale philippine à Manille. « C’est plus qu’une formalité pour les procureurs qui essaient de monter le dossier. Cela veut dire que, plutôt que de traiter le système des fonds discrétionnaires comme une large conspiration avec de nombreux acteurs, ils pourraient devoir traiter chaque cas séparément. Ce qui représente beaucoup plus de travail que de monter un seul dossier d’envergure consolidé ».

Masse de travail d’autant plus importante que la lenteur d’exécution du Sandiganbayan pour les affaires de corruption est bien connue. Ainsi, comme le rappelle PSA, la Cour a eu besoin de 16 ans (1998 à 2014) pour condamner deux fonctionnaires régionaux à la suite du détournement de millions de pesos vers des compagnies de leur choix. Au jour du jugement, l’un des deux était atteint d’incapacité mentale et l’autre décédé.

A cela s’ajoute le volume des affaires. Ainsi, la Cour a commencé l’année 2015 avec plus de 3 000 affaires non réglées en attente ; et elle n’en avait traité que 277 en 2014. En d’autre terme, cela signifie qu’ »au rythme actuel, il faudrait plus d’une décennie pour résoudre le volume actuel d’affaires ; sans compter les affaires additionnelles enregistrées chaque année », conclut l’analyse de PSA.

Les Philippines, une république bananière ?

Cette étude de PSA souligne également que l’incapacité du gouvernement et du système judiciaire à poursuivre les figures majeures de la corruption a un effet dévastateur sur les efforts de réformes du pays. En effet, cette lenteur des jugements dans des cas avérés de corruption alimente chaque jour les conversations et jette un voile opaque sur le pays, alors même qu’il jouit d’un climat propice à l’investissement.

D’autant que cette question est aggravée par celle attenante de l’impunité dont bénéficie nombre de personnalités publiques. La famille de Ferdinand Marcos, l’homme fort renversé et exclu du pays et de la politique en 1987, demeure ainsi fermement ancrée au Congrès. Joseph Estrada, chassé du poste présidentiel en 2001 pour corruption à grande échelle, a de son côté confortablement effectué sa peine dans sa propre maison avant d’être gracié par l’ex présidente Gloria Macapagal Arroyo, elle-même actuellement en résidence surveillée pour des accusations de corruption tandis que Joseph Estrada a été élu maire de la ville de Manille.

« Une des raisons majeures pour lesquelles les Philippines sont une république bananière [ou une République Camote (patate douce) si vous êtes d’humeur badine] est notre incapacité à nous débarrasser des fantômes de notre passé politique » écrit un blogueur dont le pseudo est « J’écris comme j’écris ».

« Cela correspond à la faiblesse inhérente de nos systèmes politique et judiciaire – faiblesses causées par la loi martiale et exacerbées par presque tous les gouvernements qui se sont succédé depuis. Il n’y a que dans les pays du Tiers Monde que les meurtriers, les corrompus et la lie de l’humanité se hissent à certaines des plus hautes fonctions du pays. Et sont non seulement acceptés mais honorés et loués comme des sauveurs et des héros. Même face à des preuves irréfutables. »

La plupart des 120 sénateurs et députés cités dans le scandale du « Pork Barrel » resteront en place jusqu’en 2016. Il est trop tôt pour dire combien d’entre eux se présenteront devant les électeurs au lieu de se présenter à la porte de la prison ; même si le pronostic paraît en l’état assez simple à établir.

Source (Correspondance/Asia Sentinel) : The Destruction of Philippine Politics
Un article traduit par Edith Disdet

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