Politique
Reportage

Malaisie : l’affaire Altantuya hante toujours le premier ministre Najib Razak

Photo de manifestation avec le portrait d'Altantuya
Manifestants appelant à la démission du Premier Najib Razak et arborant le portrait d’Altantuya (habillée en noir), à KualaèLumpur le 28 mars 2015. (Crédit : AFP PHOTO / Chris Jung/NurPhoto)
Le meurtre a eu lieu il y a presque neuf ans. Fin 2006, Altantuya, jeune femme mongole de 28 ans est assassinée par deux policiers. Elle était la maîtresse d’un conseiller de l’actuel Premier ministre Najib Razak, à l’époque ministre de la Défense. Son assassinat s’inscrit dans une sombre affaire de ventes de sous-marin par la France à la Malaisie. Depuis quelques années, l’affaire se retrouve dans les mains de la justice française. Elle pourrait connaître de nouveaux rebondissements au plus grand dam de Najib Razak. Arnaud Dubus, qui avait révélé le scandale en 2009, poursuit depuis son enquête avec Céline Boileau.
Le cadavre continue de déranger. Alors que le chef du gouvernement malaisien et leader de l’United Malay National Organisation (UMNO), le parti ethnique qui domine le pays depuis l’indépendance en 1957, voudrait tourner cette page pour tenter de focaliser sur les échéances électorales à venir, « l’affaire Altantuya » rebondit de nouveau.

Aujourd’hui, c’est un policier malaisien détenu en Australie qui menace de « tout révéler » sur cette saga. Même l’ancien Premier ministre Mahathir Mohammad, qui a dirigé le pays de 1981 à 2003, est sorti de sa retraite pour appeler à une nouvelle enquête sur l’affaire, basée sur ce que sait le policier exilé.

Mais d’abord, retour sur les faits de cette affaire aussi complexe que rocambolesque. Le 5 juin 2002, alors que le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin est en place depuis un mois, dans la foulée de la victoire de Jacques Chirac aux présidentielles, la DCNI – la filiale internationale de la Direction des Constructions Navales ou DCN – signe un contrat avec le gouvernement malaisien pour la vente de deux sous-marins de type Scorpène. Le montant du contrat est de 920 millions d’euros, mais il s’y ajoute le paiement d’une « prestation » de 114 millions d’euros pour une firme malaisienne, Perimekar. Cette société est chargée du soutien logistique de 200 sous-mariniers malaisiens qui doivent être formés à Cherbourg.

Les négociations ont duré plusieurs années, avec des ratés, des redémarrages et un lobbying intense auprès du vice-Premier ministre et ministre de la Défense de l’époque Najib Razak, l’étoile montante de la politique malaisienne. A l’époque, la fusion entre la DCN et Thalès promet de faire des étincelles, les deux groupes s’accusent mutuellement d’espionnage et entretiennent une culture d’entreprise aux antipodes. Ils créent Armaris un mois après la signature du contrat, en remplacement de la DCNI. Pour la DCN, il ne s’agit plus de vendre un arsenal, mais d’apprendre à « faire du chiffre ».

Changement d’ambiance, également, dans les palais de l’Elysée et de Matignon. En 2000, le gouvernement Jospin met fin aux fonds secrets et ratifie la convention OCDE qui sanctionne les pots de vin – jusqu’alors défiscalisés – versés aux agents publics étrangers dans le cadre d’un contrat international. Officiellement, l’heure de l’austérité a sonné. Et la personnalité, austère, du nouveau ministre de la Défense Alain Richard, augure de ce changement de programme. D’ailleurs, la Commission interministérielle d’exportation d’armes (CIEEMG) refuse un premier agrément à la vente des sous-marins, pas assez conforme à la convention OCDE. Les commerciaux français vont donc devoir « innover ».

Une commission à canaux multiples

Un personnage a émergé durant ces années comme l’intermédiaire incontournable, imposé par Najib Razak, alors vice-premier ministre et ministre de la défense : son ami et conseiller Abdul Razak Baginda, un passionné d’armements qui dirige le Malaysia Strategic Research Institute, un think tank basé à Kuala Lumpur. Un homme aussi raffiné que Takieddine, l’intermédiaire de l’affaire Karachi (des sous-marins vendus au Pakistan), est arrogant.

Photo du Le conseiller politique Abdul Razak Baginda
Le conseiller politique Abdul Razak Baginda, inculpé de complicité de meurtre dans l’affaire de sa maîtresse assassinée, Altantuya Shaaribuu, est escorté devant la Haute Cour de Justice de Shah Alam, près de Kuala-Lumpur, le 4 juin 2007. (Crédit : AFP PHOTO/TENGKU BAHAR)

Comme prévu, la commission de 114 millions d’euros est versée à Perimekar, possédée en partie par l’épouse de Baginda et le fonds de pension des armées. Cette firme, sans aucune expérience dans le domaine des sous-marins, est soupçonnée d’être une société écran chargée de la « redistribution » de la commission aux diverses autorités malaisiennes.

Le procédé est simple : au lieu de verser la totalité du contrat aux industriels français, qui auraient remis leur part de commissions aux intermédiaires, eux-mêmes susceptibles de reverser les pots de vins aux officiels… le gouvernement malaisien paie d’un côté les sous-marins aux industriels, et de l’autre, Perimekar, pour la logistique liée à la formation des sous-mariniers. Libre à elle de (sur)facturer au gouvernement et de reverser les bénéfices à ses actionnaires, qui eux-mêmes les reverseront à leurs actionnaires, et ainsi de suite jusqu’au parti au pouvoir. Parallèlement, une autre compagnie basée à Hong-Kong et dont Razak Baginda et son père sont gérants, est chargée de faire passer les commissions légales pour l’activité de consultant de Razak Baginda. L’argent circule dans les canaux prévus, et chacun se tait. Une affaire rondement menée.

Chantage et détective privé

Sauf qu’un grain de sable se glisse dans la mécanique. Au printemps de 2005, trois ans après la signature du contrat Scorpène et de ses avenants, Abdul Razak Baginda était venu en France avec sa jolie maîtresse mongole, Altantuya Shaariibuu. Interviewé par la police judiciaire, l’ancien directeur de la DCN-I, Gérard-Philippe Menayas, confirmera le paiement par une entreprise créée à Malte « car Thalès ne pouvait pas les prendre [à sa charge] », de 2,5 millions d’euros pour financer le voyage de Razak Baginda et de « sa traductrice ».

Sans être impliquée directement, la jeune femme de 28 ans aurait, d’après les témoignages de ses proches, entendu suffisamment parler du contrat pour en connaître les grandes lignes et quelques petits secrets. Aussi, quand Razak Baginda rompt avec elle au retour d’Europe, elle décide de le faire chanter pour lui arracher 500 000 dollars. Elle se rend à Kuala Lumpur et le harcèle, provoquant des scènes devant sa maison et à son bureau, pour le forcer à lui verser cette somme. Razak Baginda commence à paniquer. Il engage un détective privé, P. Balasubramaniam, pour tenter d’éloigner son ancienne compagne, mais cela n’est pas concluant. En désespoir de cause, il en parle au vice-Premier ministre Najib Razak, lequel charge son aide de camp, d’aider son ami à « résoudre le problème ».

Najib Razak s’implique personnellement pour sauver son conseiller

Dès lors, la situation s’emballe. Deux policiers membres d’une unité d’élite attachée aux bureaux du Premier ministre et du vice-Premier ministre, la Section spéciale des gardes du corps, enlèvent Altantuya devant le domicile de Razak Baginda dans la soirée du 19 octobre. Elle est emmenée dans un bois des environs de Kuala Lumpur par les deux officiers. Ils lui tirent une balle dans la tête, puis deux autres. Ils la déshabillent et placent des explosifs C4 de type militaire dans sa bouche, sur son abdomen et sur ses jambes, puis font exploser le corps.

Mais le crime n’est pas parfait. Altantuya avait loué un taxi à la journée pour l’amener devant le domicile de Baginda. Et le chauffeur du véhicule n’a guère apprécié qu’on lui enlève sa cliente sous le nez sans que celle-ci paie le tarif convenu. Le chauffeur relève le numéro de la plaque d’immatriculation de la voiture des policiers et dépose plainte à la station de police la plus proche. Cette démarche va entraîner l’arrestation des deux policiers et une suite d’événements, aboutissant à la révélation d’un meurtre que les assassins avaient tout fait pour cacher.

Baginda est arrêté à son tour. Avant et durant cette arrestation, les messages texto échangés entre Najib Razak et l’avocat de Baginda montrent que le vice-Premier ministre s’implique personnellement pour sortir son conseiller de cette situation. Ainsi un texto, envoyé par Najib Razak à Baginda quelques heures avant l’arrestation de ce dernier, est parlant :

« je vais voir le chef de la police à 11h00 aujourd’hui… Le problème va être réglé. Sois cool ».

Procès à géométrie variable

Lors du procès de Razak Baginda et de celui des deux policiers Azilah et Sirul, plusieurs faits sont frappants. Ni Najib Razak, ni son aide de camp, ne sont convoqués comme témoins ou même interrogés lors de l’enquête, bien que leur nom soit cité dans plusieurs documents et par plusieurs témoins en liaison avec cette affaire.

En novembre 2008, coup de théâtre. Le juge acquitte Razak Baginda sur la base d’une déclaration unilatérale de ce dernier qui n’est, dit le juge, « infirmée par aucune preuve ». De manière hautement inhabituelle, le procureur n’interjette pas d’appel de cette décision et Razak Baginda est libéré. Il quitte précipitamment la Malaisie avec sa famille pour s’installer en Grande-Bretagne.

La procédure judicaire prend un tour très différent pour les deux policiers. Ils sont condamnés à mort pour assassinat en avril 2009, une peine infirmée en appel en août 2013, mais rétablie en dernière instance devant la cour fédérale en janvier dernier.

Une ONG malaisienne saisit la justice française

Mais le répit d’Abdul Razak Baginda ne sera que de courte durée. Quelques mois après son arrivée à Oxford, une ONG malaisienne des droits de l’homme, Suaram, saisit la justice en France : au nom des citoyens malaisiens, elle porte plainte contre X pour abus de biens sociaux, corruption active et passive. Elle soupçonne que le versement de 114 millions d’euros à Perimekar n’a pas donné lieu à des services réels. Elle compte donc sur les juges en France, cette fois, pour faire la lumière sur les pratiques du gouvernement malaisien. Le parquet de Paris ne se saisit que de l’aspect financier du dossier, mais Altantuya est dans tous les esprits. L’affaire prend dès lors une tournure internationale.

En France, quand le procureur Marin se saisit du dossier, l’affaire des frégates de Taïwan arrive à son terme après 15 ans d’enquête. L’affaire Clearstream (I et II) également. Celle de Karachi, 10 ans après l’attentat, met à jour les pratiques commerciales de la DCN et du gouvernement français… 20 ans après les négociations ! Des affaires qui mettent à jour un système illégal de financement des partis politiques français, avec tous les dangers que cela comporte.

Dans un schéma classique, un gouvernement paie ses armes à une entreprise qui verse un pourcentage à son intermédiaire qui leur a permis d’avoir la vente. Jusqu’ici tout est légal. Cela devient illégal si cet intermédiaire rétribue des agents publics étrangers. Quand une partie de ces commissions revient en France, afin par exemple de financer la campagne d’un candidat, cela s’appelle des rétrocommissions. Cette piste des rétrocommissions dans le dossier malaisien n’est d’ailleurs pas exclue.

« Mémo Menayas » et rétrocommissions

A ce propos, Gérard-Philippe Menayas, l’ancien directeur financier de la DCNI, puis d’Armaris, est l’auteur d’un mémorandum qui a de quoi faire trembler la République. Ce « Mémo Menayas » explique le circuit de financement illégal des partis politiques en France via les rétrocommissions. Le mémo conclut : « Depuis l’entrée en vigueur de la convention OCDE de lutte contre la corruption, en septembre 2000, seuls deux contrats ont été signés, avec l’Inde et la Malaisie en 2002. Ces deux contrats résultent d’actions commerciales engagées antérieurement à la convention OCDE. Ils sont d’ailleurs tous les deux suspectés de non-conformité à cette convention. J’ai des preuves qui permettent de l’étayer ». Toutefois, devant les enquêteurs de la police judiciaire qui l’ont interrogé sur le contrat avec la Malaisie, l’homme nie les rétrocommissions.

Quand le dossier d’environ 200 pièces arrive en mars 2012 sur le bureau des juges Serge Tournaire et Roger Le Loire, ce dernier est déjà connu pour couvrir l’aspect financier de l’affaire Karachi. L’instruction les mène à Malte, puis à Hong-Kong, au gré des commissions rogatoires. Ils doivent établir si les versements ont donné lieu à des prestations réelles. Et déterminer si les responsables politiques français ont fermé les yeux sur ces pratiques illicites, voire illégales. Ce n’est sûrement que le début d’un long feuilleton judiciaire qui commence en France. D’autant que les relations diplomatiques entre les deux pays pourraient en pâtir.

« Les gens se demandent toujours qui a donné l’ordre de tuer Altantuya »

Quid du meurtre d’Altantuya dans cet imbroglio diplomatico-judicaire ? De manière inexplicable, l’un des d’eux policiers condamnés à mort, Sirul, a réussi à partir de Malaisie avant le jugement final sur le meurtre en janvier. Comment un accusé de meurtre, déjà condamné en première instance, a-t-il pu franchir la frontière n’est que le dernier mystère d’une longue série.

En tous les cas, la police australienne, alertée par une notice d’Interpol, l’arrête en février. Mais Canberra n’envisage pas de l’extrader vers son pays d’origine, à cause de la condamnation à la pendaison. De son exil, Sirul menace d’impliquer les commanditaires du crime. Dans un entretien le 17 février avec le site Malaysiakini, il dit avoir agi « sous les ordres (…) de gens importants qui sont toujours en liberté », mais refuse d’être plus explicite.

Photo de l’actuel Premier ministre malaisien Najib Razak (à gauche) et l’ancien chef du gouvernement Mahathir Mohamad,
L’actuel Premier ministre malaisien Najib Razak (à gauche) et l’ancien chef du gouvernement Mahathir Mohamad, à Putrajaya le 4 avril 2009. (Crédit : AFP PHOTO / FILES / Saeed Khan)

Pour l’ex-premier ministre Mahathir Mohammad, ce rebondissement fournit l’occasion de déstabiliser le chef actuel du gouvernement, Najib Razak, qu’il accuse de mener le parti au pouvoir, l’UMNO, à sa perte. « Il serait très cruel que Sirul meure juste parce qu’il a suivi des ordres », écrit-il début avril sur son blog. « Les gens se demandent toujours qui a donné l’ordre de tuer Altantuya », ajoute-t-il. Personne n’en doute, la cible est Najib Razak, et le refus de la police malaisienne de relancer l’enquête ne fait qu’accroître les soupçons pesant sur le chef du gouvernement et son entourage. En revanche, Mahathir se garde bien de parler du deal des sous-marins. Il faut dire qu’il était Premier ministre à l’époque des faits.

Arnaud Dubus à Bangkok et Céline Boileau à Paris

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A propos de l'auteur
Durant trois décennies correspondant de la presse francophone puis diplomate en Thaïlande, Arnaud Dubus est décédé le 29 avril 2019. Asialyst lui rend hommage. Il couvrait l’actualité politique, économique et culturelle en Asie du Sud-Est pour plusieurs médias français dont Libération et Radio France Internationale et est l’auteur de plusieurs livres sur la région.
Céline Boileau est journaliste et fondatrice de www.alterasia.org, site qui centralise l'information des médias indépendants et de la société civile d’Asie du Sud-Est (Organisations non gouvernementales, syndicats, intellectuels, bloggers…).