Cambodge : le tribunal khmer rouge, passeur d’une histoire fragile
Ce que ces anciens détenus racontent, avec leurs mots simples, c’est le miracle de leur survie dans un monde qui les déshumanisait. Ce sont les arrestations, la torture, les conditions de détention, l’avilissement… autant de détails concrets de l’histoire face auxquels le « J’obéissais aux ordres » de l’accusé ne tient pas.
Contexte
Le tribunal hybride cambodgien et international devant lequel ils témoignent, est mandaté pour juger les crimes contre l’humanité et le génocide commis par les plus hauts responsables du régime, entre le 17 avril 1975 et le 6 janvier 1979. La « radieuse révolution » khmère rouge a en effet conduit entre 1,5 et 2 millions de personnes à la mort. Dès sa conception en 2006, la juridiction fait l’objet de très nombreuses critiques : ingérences politiques du gouvernement cambodgien, désaccords avec l’ONU, corruption, mandat jugé trop restreint, coût exorbitant, lenteur et confusion des procédures. Certains vont jusqu’à parler d’inutilité de l’institution, de désintérêt de la population cambodgienne pour les procès. Après huit ans de travail et plus de 200 millions de dollars dépensés, deux procès ont eu lieu : celui de Duch, ancien directeur de S21, et le premier volet du procès de Nuon Chea, le bras droit de Pol Pot, et de l’ex-chef de l’Etat Khieu Samphan. Tous ont été condamnés à perpétuité. Deux inculpés sur cinq ont en revanche échappé aux poursuites. L’un est mort, l’autre, atteinte d’Alzheimer, a été déclarée inapte à être jugée.
La voix des victimes de crimes de masse dans le droit pénal international
En matière de procédure, le tribunal apporte cependant une innovation majeure : la présence de parties civiles. Pour la première fois dans le droit pénal international, les victimes des crimes de masse pour lesquels l’instruction a été ouverte, sont parties au procès. Ce statut leur donne droit à témoigner du préjudice qu’elles ont subi, à poser des questions aux accusés et à demander des réparations (symboliques et collectives).

Les victimes eurent bien du mal à faire leur place au fil des audiences, en particulier à cause des fortes réticences des tenants du système de common law (système anglo-saxon dans lequel il n’y a ni partie civile, ni juge d’instruction), qui dominent le droit pénal international. Mais leur présence a permis un face-à-face inédit dans le pays entre ceux qui ont subi le régime khmer rouge et ceux qui l’ont dirigé.
Contrer le discours sur le crime d’obéissance
En août 2009, des proches de victimes appelées à la barre en tant que parties civiles mettent Duch au pied du mur. Cet ancien enseignant, reconnu comme un intellectuel, a transformé un lycée en centre d’extermination. Jusqu’ici, il tentait de démontrer qu’il était lui aussi soumis à la terreur. Devant la cour, Chum Sirath démonte avec une ironie piquante ses lignes de défense : l’accusé n’a pas levé le petit doigt pour ses anciens collègues, professeurs ou mentors amenés en détention. Au contraire. « Duch dit toujours qu’il n’était qu’un subordonné et que ce qu’il a fait, il l’a fait sur ordre », résume Chum Sirath. Mais les ordres d’exécution, c’est bien Duch qui les a signés. Les documents sont assez nombreux pour le prouver.
En confrontant Duch à ces histoires individuelles, aux détails des documents d’archives, les parties civiles soulignent les choix de l’accusé, donc ses responsabilités.
Les parties civiles relaient les questions de tout un peuple
« Je crois que mon frère retrouverait la paix s’il savait que justice est en train d’être rendue ici par ce tribunal. »
Les parties civiles ne contribuent pas seulement à ramener les procès à leur dimension humaine, elles posent des questions à la fois simples et profondes aux accusés. Des questions directes, qui ne sont pas celles des procureurs. Des questions qui sont celles de tout un peuple. A Nuon Chea et Khieu Samphan, elles demandent : Pourquoi leurs proches sont-ils morts ? Quelle faute avaient-ils commises ? Où sont les corps ? Comment les Khmers rouges pouvaient-ils exécuter des bébés sous prétexte qu’ils étaient des ennemis, des agents de la CIA ou du KGB ? Pourquoi les Cambodgiens n’étaient-ils autorisés qu’à porter un vêtement noir sous Pol Pot ? Pourquoi n’y avait-il pas de riz à manger ? Quand se sont-ils rendus compte que la révolution ne marchait pas ?

Les récits des victimes et de leurs familles ont rendu l’histoire du Kampuchea démocratique très concrète et ont fait prendre la mesure de la tragédie vécue dans un processus judiciaire froid qui veut tenir l’émotion à distance. La caution onusienne (qui apporte aux Cambodgiens un exemple de justice plus équitable que celle délivrée par leurs tribunaux nationaux) et la large couverture médiatique du procès de Duch, ont également contribué à convaincre les jeunes générations que cette histoire était bien la leur. Jusque-là, beaucoup doutaient de la réalité même du régime khmer rouge. L’introduction d’un chapitre sur le Kampuchea démocratique dans les programmes scolaires des terminales et les sujets qui tombent au baccalauréat, achèvent de les persuader.
Miroir des incertitudes de la société cambodgienne
Il entretient surtout l’ambiguïté : qui sont les victimes ? qui sont les bourreaux ? Il sert le discours des Khmers rouges niant leurs responsabilités dans le crime car si tout le monde est victime, quel est le crime ? C’est la question essentielle que Vann Nath, ex-prisonnier de S21, posait au début des années 2000 dans le documentaire de Rithy Panh, S21, la machine de mort khmère rouge. L’homme avait survécu grâce à ses talents de peintre en réalisant des portraits de Pol Pot. Vingt-cinq ans après les faits, l’idée que le crime puisse être nié l’angoissait terriblement. A d’anciens gardes et tortionnaires qui se prétendaient victimes du régime, il demandait :
« Si vous vous êtes victime, qu’est-ce que je suis moi ? Que sont les morts ? »
Malgré toutes ces années de procès, la question reste d’actualité bien que nombre de Cambodgiens l’écartent au nom de la réconciliation nationale. Les parties civiles, avec leurs forces et leurs dysfonctionnements, se font ainsi l’écho des atermoiements de la société cambodgienne, qui ne sait pas toujours comment faire face à son histoire.
Anne-Laure Porée à Phnom-Penh
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