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"Super Garuda Shield" : l’Indonésie est-elle en train de devenir une alliée des États-Unis ?

Le général Andika Perkasa, chef d'état-major de l'armée indonésienne, reçoit son homologue américain, le général Mark Milley, à Jakarta, le 24 juillet 2022. (Source : Jakarta Post)
Le général Andika Perkasa, chef d'état-major de l'armée indonésienne, reçoit son homologue américain, le général Mark Milley, à Jakarta, le 24 juillet 2022. (Source : Jakarta Post)
Cela fait quinze ans que l’Indonésie organise avec les États-Unis des exercices militaires conjoints. Mais cette année, l’événement baptisé « Super Garuda Shield » a pris une telle ampleur qu’il ressemble fort à une ligne d’endiguement de la Chine. Que faut-il comprendre de la stratégie indonésienne, marquée depuis 1961 par le non-alignement ?
*Garuda est le vahana ou véhicule de Vishnou. **Le US Marine Corps est une branche indépendante des autres armées. Son commandant, un général quatre étoiles, est au même niveau que les chefs de l’armée de terre, de la marine et de l’armée de l’air. Ce corps est en général présent dans les interventions militaires américaines à l’étranger et a une relation privilégiée avec le Département d’ État, dont les ambassades sont gardées par des Marines.
Le 14 août dernier s’est terminé un exercice militaire conjoint annuel de deux semaines entre les armées de terre américaine et indonésienne nommé « Garuda Shield » ou « bouclier Garuda », du nom de l’emblème national de l’archipel*. Inauguré en 2007, il se tient en Indonésie. Cette année, l’exercice s’intitulait « Super Garuda Shield » pour plusieurs raisons : le nombre de soldats engagés (plus de 2 000 pour chacun des deux pays), l’implication des autres armées (la marine, l’armée de l’air ainsi que le mythique US Marine Corps**), la participation d’autres pays : l’Australie, le Japon et Singapour, qui avaient envoyé des troupes, et neuf autres États : le Canada, la Corée du Sud, la France, l’Inde, la Malaisie, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, le Royaume-Uni, Timor-Leste et la Nouvelle-Zélande, qui avaient détaché des observateurs.
*Pour l’origine de l’expression « Indo-Pacifique », lire cet article du Diplomat. **Quelque 375 000 militaires et civils américains sont regroupés sous le United States Indo-Pacific Command (USINDOPACOM), dont le quartier général est situé à Hawaï. L’USINDOPACOM couvre un secteur qui va de la côte ouest des États-Unis à la frontière occidentale de l’Inde.
L’exercice avait commencé le 1er août, veille de l’arrivée à Taïwan de Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre américaine des représentants. Une semaine avant, le général Mark Milley, le chef d’état-major de l’armée américaine, de passage à Jakarta dans le cadre d’une tournée dans l’Indo-Pacifique*, rendait visite à son homologue indonésien, le général Andika Perkasa. Milley avait alors déclaré que l’armée chinoise était de plus en plus agressive dans ses interactions avec les avions et bateaux militaires, non seulement américains** mais aussi des autres pays asiatiques. « L’Indonésie est est d’une importance stratégique cruciale dans la région et a toujours été un partenaire clé des États-Unis », avait encore affirmé le chef de l’état-major. La précédente visite en Indonésie d’un patron des forces armées américaines remonte à 2008. À la fin de cette visite, Andika déclarait à son tour à la presse que l’Indonésie trouvait la Chine « un peu agressive » au plan naval sur la question d’un contentieux maritime entre les deux pays. En effet, Pékin considère que la mer de Chine du Sud fait partie de ses eaux territoriales, ce qu’aucun autre pays ne reconnaît. Les îles indonésiennes Natuna se trouvent dans la partie méridionale de cette mer et sont donc directement menacées par les revendications chinoises. Pour la première fois cette année, en plus des sites habituels, Garuda Shield s’est tenu dans des îles de la province indonésienne des îles Riau, dont font partie les îles Natuna.
La plupart des pays qui ont participé à Super Garuda Shield – l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, la France, le Japon, le Royaume-Uni, Singapour et la Nouvelle-Zélande – sont des alliés des États-Unis. Ce n’est pas le cas de l’Indonésie, qui est une des fondatrices du Mouvement des non-alignés en 1961. Ce positionnement date du début de la Guerre froide. En 1948, trois ans après la proclamation de son indépendance le 17 août 1945 (ce qui en fait le premier pays à déclarer son indépendance après la fin de la Seconde Guerre mondiale), alors qu’elle affronte les Néerlandais, qui se sont réinstallés dans ce qu’ils considèrent toujours leur colonie, le vice-président Hatta prononce la formule suivante : « ramer entre deux récifs » (Mendayung antara dua karang). Toutefois quand fin 1948, les Néerlandais occupent Yogyakarta et arrêtent le gouvernement indonésien, qui s’y est installé, les Nations Unies, mais aussi le Congrès américain, condamnent l’agression. L’ONU demande aux Néerlandais de libérer le gouvernement indonésien. Les États-Unis font, eux, pression sur les Pays-Bas et menacent d’arrêter leur aide dans le cadre du Plan Marshall. Les Néerlandais acceptent la tenue d’une conférence à La Haye. Le 27 décembre 1949, ils procèdent au transfert formel de la souveraineté sur leur ancienne colonie aux Indonésiens, à l’exclusion de la Nouvelle-Guinée occidentale, dont il est convenu que la question sera discutée ultérieurement.

Rester neutre en cas de guerre sino-américaine, limiter l’influence de la Chine

L’attitude des États-Unis vis-à-vis de l’Indonésie variera selon les époques, mais leur motivation sera toujours la défense de leurs propres intérêts. Lorsqu’à la suite de la proclamation de l’indépendance de l’Indonésie en 1945, les Pays-Bas se réinstallent dans leur ancienne colonie, les États-Unis restent neutres dans le conflit qui se dessine. Néanmoins début 1949, l’indignation internationale devant l’agression néerlandaise, mais également la crainte que l’Indonésie se range au côté du camp communiste, les poussent à faire pression sur les Pays-Bas pour qu’ils négocient avec les Indonésiens. Mais quand ils voient que l’Indonésie semble basculer dans le camp socialiste, ils soutiennent discrètement des rébellions séparatistes en 1957 et 1958. Puis quand en 1961, l’Indonésie se lance dans une campagne militaire pour récupérer la Nouvelle-Guinée occidentale, toujours sous administration néerlandaise, les États-Unis se proposent comme médiateur pour résoudre le conflit. Les Pays-Bas n’ont d’autre choix que d’accepter le transfert de l’administration du territoire aux Nations Unies, qui le transfèrent à leur tour aux Indonésiens.
La déclassification en 2017 de documents couvrant la période de 1963 à 1966 révèle un soutien des Américains aux massacres anticommunistes de 1965-1966, qui feront plus de 500 000 morts. Une précédente déclassification en 2006 avait révélé que Washington s’étaient abstenu d’empêcher l’invasion par l’Indonésie en 1975 de ce qui était encore la colonie portugaise de Timor oriental. En 1999, les États-Unis imposent un embargo sur les ventes d’armes à l’Indonésie, accusant l’armée indonésienne de participer aux violences à la suite du vote massif des Timorais – à près de 80 % – en faveur une séparation de l’Indonésie. L’embargo est levé en 2005. L’année suivante a lieu le premier Garuda Shield.
D’une année sur l’autre, Garuda Shield prend une importance grandissante avec l’exacerbation de la rivalité sino-américaine. L’Indonésie occupe une position clé dans les routes commerciales qui relient les océans Indien et Pacifique. De son côté, Jakarta reconnaît enfin publiquement la menace que constitue les revendications chinoises sur la mer de Chine du Sud. Pour le site d’information en ligne Asia Times, basé à Hong Kong, l’Indonésie se rapproche des États-Unis. De son côté, la Chine voit dans Super Garuda Shield une menace pour la région. Ce qui est manifeste, c’est que les participants asiatiques à l’exercice dessinent un arc qui va du Japon à l’Inde en passant par l’Indonésie et ressemble fort à une ligne d’endiguement de la Chine.
D’après le think tank australien Lowy Institute, 60 % des Indonésiens estiment que leur pays devrait se joindre à d’autres pour limiter l’influence de la Chine en Asie. Mais en cas de guerre entre la Chine et les États-Unis, 84 % déclarent que l’Indonésie doit rester neutre. Néanmoins dans une vidéo du South China Morning Post, l’expert en sécurité indonésien Yohanes Sulaiman estime que si les tensions entre les deux pays devaient s’accroître, l’Indonésie se rangerait plutôt du côté des États-Unis, perçus comme moins menaçants que la Chine. La neutralité a des limites.
Par Anda Djoehana Wiradikarta

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.