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Ukraine : pourquoi l’Asie ne partage pas notre vision de la guerre

Une rue de Kharkiv, à l'est de l'Ukraine, après un bombardement russe, le 1er mars 2022. (Source : Jakarta Post)
Une rue de Kharkiv, à l'est de l'Ukraine, après un bombardement russe, le 1er mars 2022. (Source : Jakarta Post)
Le combat des démocraties contre les régimes autoritaires enflamme l’opinion publique occidentale. En Asie, ce combat mobilise très peu. La guerre y paraît lointaine et ne suscite aucun consensus diplomatique. Les réactions des gouvernements sont pour la plupart prudentes. Elles sont déterminées à la fois par l’historique des liens avec la Russie, l’obsession de la relation avec la Chine et parfois un opportunisme économique visant à prendre les places laissées par les entreprises occidentales ou par le recul des échanges commerciaux Europe-Russie. Du coté des populations, les thèses russo-chinoises, relayées efficacement dans les médias sociaux, ont d’autant plus d’influence qu’elles réactivent un sentiment anti-impérialiste et anticolonialiste qui couve depuis longtemps. Ni l’origine de cette guerre ni son déroulement ne sont vues de la même façon qu’en Europe ou aux États-Unis.
La mobilisation initiale d’un certain nombre de pays asiatiques contre la guerre en Ukraine, et les sanctions adoptées par quatre gouvernements asiatiques – Japon, Corée du Sud, Taïwan et Singapour – ont pu faire illusion dans les premiers jours du conflit. Mais le panorama actuel n’est pas encourageant.

La mobilisation diplomatique des pays asiatiques s’effrite

Le tableau suivant permet de comparer les votes d’un certain nombre de pays Asiatiques lors de deux occasions importantes : le vote condamnant l’agression russe lors de la réunion de l’Assemblée Générale des Nations Unies le 2 mars dernier, où 141 pays avaient soutenu la résolution proposée par les occidentaux ; et celui du 7 avril visant à suspendre la participation de la Russie aux travaux de la Commission des droits de l’homme de l’ONU après les nombreuses accusations de crime de guerre contre l’armée russe.
La portée de ces deux votes n’est pas strictement comparable. Les pays « illibéraux » ont eu un réflexe de défense de leurs intérêts face à toute remise en cause du fonctionnement de la Commission des droits de l’homme, comme le montre l’opposition des trois pays communistes d’Asie (Chine, Vietnam, Laos) et du Kazakhstan. Mais alors que sur les 16 pays d’Asie sélectionnés dans ce tableau les abstentions et les votes « pour » étaient à l’équilibre lors du vote du 2 mars, la résolution du 7 avril ne réunit plus que trois pays asiatiques, et la quasi-totalité des pays de l’Asean bascule dans l’abstentionnisme. Un vote qui illustre l’absence d’adhésion de l’Asie au combat pour la démocratie et les droits de l’homme mené par les Occidentaux.
Responsables de trois sommets multilatéraux en 2022, l’Indonésie pour le G20, la Thaïlande pour l’APEC et le Cambodge pour les sommets de l’Asean et de l’Asie de l’Est, cherchent à éviter toute prise de position qui puisse les mettre en porte à faux dans l’organisation de ces sommets. En témoigne la décision de l’Indonésie d’inviter Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky lors du G20 de Bali les 15 et 16 novembre prochains.

Les sanctions asiatiques épargnent largement le cœur des exportations russes : l’énergie

Les quelques pays asiatiques ayant annoncé des sanctions à l’égard de la Russie se sont gardés de toute décision sur les importations d’énergie, à l’exception très récemment du Japon. De fait, si les exportations asiatiques vers la Russie s’effondrent au mois de mars sous l’effet cumulé des sanctions, des problèmes logistiques et des difficultés de paiement, les importations d’énergie en provenance du pays de Vladimir Poutine augmentent sensiblement, en particulier vers la Corée du Sud et Taïwan. Il y a cependant une différence entre charbon, pétrole et gaz.
L’Asie pèse particulièrement lourd dans les exportations russes de charbon : 58 % du total en 2021. Si la Chine est le premier acheteur (22 %), le Japon (12 %), la Corée du Sud (10 %) et Taïwan (6 %) représentent collectivement pour la Russie un marché plus important que la totalité de l’Union européenne. Le Premier ministre japonais Fumio Kishida a annoncé le 8 avril dernier l’arrêt progressif des importations de charbon en provenance de Russie tandis que les opérateurs sud-coréens annonçaient leur intention de ne pas renouveler les contrats existants. La bascule entre l’Europe et l’Asie pour les ventes de charbon russe va donc être freinée.
La situation pour le pétrole est différente. L’Asie représentait 41 % des exportations russes de pétrole en 2021, soit un peu moins que l’Europe (46 %). Or il n’est pas question d’inclure le pétrole dans la liste des sanctions asiatiques. La Chine est de loin le premier importateur asiatique de pétrole russe (31 % des exportations). La demande chinoise a diminué en mars en raison du ralentissement de l’économie, mais la part russe des approvisionnements chinois reste stable. Le second importateur asiatique est la Corée du Sud, qui ne s’est pas ralliée à l’embargo décidé par les États-Unis. L’Inde et l’Indonésie, qui importaient peu ou pas de pétrole russe jusqu’à présent, sont en train de négocier des livraisons pour profiter des remises proposées par les opérateurs russes. L’Inde étend cette négociation à la mise en place de paiements bilatéraux en roubles ou en roupies indiennes, un dispositif que l’Indonésie envisage d’utiliser.
Pour le gaz, la destination Europe est incontournable. D’abord parce que le Vieux Continent représente les trois quarts des exportations russes contre seulement 13 % pour l’Asie. Ensuite parce que la majorité de ces exportations passe par des gazoducs qui ne sont pas substituables. Côté asiatique, la Chine est le principal acheteur avec le gazoduc « Power of Siberia », mais le Japon est un acheteur important de gaz naturel liquéfié russe, en particulier par un terminal commun avec Gazprom sur l’Île de Sakhaline. Or Fumio Kishida a indiqué que le Japon ne renoncerait pas à la coopération avec Gazprom. Les études des experts japonais de l’énergie montrent que le remplacement des livraisons en provenance de Sakhaline par des achats sur le marché spot pourrait coûter jusqu’à 15 milliards de dollars en année pleine, un prix jugé exorbitant.
Au total, entre la coopération active que poursuit la Chine avec la Russie, les limites des sacrifices que les pays engagés dans les sanctions sont prêts à faire, et l’opportunisme de l’Asie du Sud et du Sud-Est, l’Asie dans son ensemble va rester une destination privilégiée des exportations russes d’énergie.

L’importance des coopérations militaires avec la Russie

Un certain nombre de pays asiatiques ont une coopération militaire ancienne et très active avec la Russie. Globalement, l’Asie représente 60 % des ventes d’armes russes dans le monde.
Source : Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).
Source : Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).
Les cinq principaux acheteurs asiatiques d’armement russe sont tous des pays qui se sont abstenus lors du vote des Nations Unies le 2 mars dernier. D’autres pays d’Asie du Sud-Est et du Sud – Indonésie, Malaisie, Birmanie, Pakistan – sont également acheteurs d’armement russe dans de moindres proportions.
Le cas de l’Inde est éclairant : les deux tiers des armes importées par le pays viennent de Russie. Le seul porte-avion indien, 71 % des avions de chasse de l’armée de l’air et le principal char de combat sont d’origine russe. L’Inde poursuit actuellement un très important contrat de livraison du système de défense anti-aérien de longue portée S 400, un des fleurons de la dernière génération d’armement russe. Le Vietnam se trouve également très dépendant des livraisons russes, qui représentent 80 % de ses achats d’armes, et la coopération militaire avec la Russie reste une garantie majeure pour le pays face à la Chine.
Globalement, l’Asie n’a pas l’intention de remettre en cause ses coopérations militaires avec la Russie, qui offre des systèmes d’armes jugés souvent moins chers et mieux adaptés. La Grande-Bretagne et les États-Unis font actuellement des appels du pied à l’Inde pour qu’elle réduise sa dépendance à l’égard de la Russie, mais il est trop tôt pour juger si ces initiatives auront un impact.

L’enjeu agricole : autonomie politique restreinte ou opportunité

On sait que le rôle joué par la Russie et l’Ukraine dans les approvisionnements mondiaux de céréales et de fertilisants est essentiel. L’Asie est globalement moins affectée que l’Afrique du Nord ou le Moyen-Orient. Certains pays pourraient tirer parti des très fortes tensions sur les marchés agricoles pour développer leurs propres exportations.
L’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO en anglais) a publié des analyses sur le degré de dépendance des différents pays à l’égard des exportations russes et ukrainiennes de céréales. Les principaux pays d’Asie ont soit une dépendance faible à l’égard des importations de céréales, comme la Chine, soit une dépendance globalement élevée, mais avec des fournisseurs surtout occidentaux comme le Japon ou la Corée du Sud. Quelques pays sont cependant très exposés, en particulier la Mongolie et dans une moindre mesure le Sri Lanka, deux États qui se sont abstenus lors du vote contre la guerre en Ukraine le 2 mars dernier.
Côté opportunités, l’Inde est en train de devenir un exportateur important de céréales. Alors que les exportations du pays étaient marginales jusqu’en 2020, elles ont commencé à se développer en 2021-2022 pour atteindre 6 millions de tonnes, et elles pourraient atteindre 10 millions de tonnes d’ici deux ans. Des contrats très importants sont en négociation avec l’Égypte et la Turquie, deux pays particulièrement exposés à la chute de l’offre russe et ukrainienne.

L’opinion publique influencée par les thèses pro-russes

Le Doublethink Lab, groupe de contrôle du cyberespace taïwanais, a publié début avril un rapport analysant la façon dont les autorités chinoises laissent se diffuser la propagande russe dans les médias officiels et les réseaux sociaux chinois (Weibo, Douyin), tout en censurant les contenus pro-ukrainiens. Les thèses de la responsabilité de l’Otan dans le déclenchement de la guerre et du financement occidental des mouvements néo-nazis en Ukraine sont largement relayées depuis des semaines, tandis que la thématique des crimes de guerre russes en est pratiquement absente. Cette diffusion d’informations pro-russes ne se limite pas à la Chine. Elle touche l’ensemble de la communauté asiatique d’origine chinoise, en particulier à Singapour, en Indonésie, en Thaïlande et en Malaisie.
Un autre courant d’opinion prospère sur le ressentiment anticolonial et anti-impérialiste qui subsiste dans une bonne partie de l’Asie. Les thèses occidentales sont jugées hypocrites de la part de des pays qui n’avaient pas hésité dans le passé à lancer leurs propres invasions (guerre en Irak notamment) et à rejeter les réfugiés du Moyen-Orient. L’opinion publique en Inde et en Indonésie est particulièrement sensible à cette thématique tiers-mondiste et anti-occidentale. Un sondage de Yougov fin mars en Inde, cité par The Economist, montrait que 40 % des sondés approuvaient l’invasion de l’Ukraine, et plus de la moitié avaient une opinion favorable de Vladimir Poutine. Le président russe est perçu comme un homme fort capable de faire face aux Américains. On se souvient de l’enthousiasme du président philippin Rodrigo Duterte, qui considérait Poutine comme son héros préféré, avant de changer d’avis après le début de la guerre en Ukraine.
Au-delà des opinions publiques, les gouvernements asiatiques ont une lecture de la guerre en Ukraine qui est essentiellement liée à l’avenir des relations intra-asiatiques. Le Japon veut croire au succès des sanctions et à l’échec de la Russie pour convaincre la Chine de ne pas se lancer dans l’aventure d’une invasion de Taïwan. La Corée du Sud veut dissuader son voisin du Nord de développer davantage son arsenal nucléaire. L’Inde se laisse courtiser par les Occidentaux, sans abandonner la Russie, pour renforcer sa position stratégique face à la Chine. L’Asie du Sud-Est veut surtout éviter d’avoir à choisir entre ses liens avec la Chine et avec les Occidentaux.
Au plan économique, le pragmatisme et la recherche des opportunités vont conduire à un basculement des échanges commerciaux et des investissements directs en Russie de l’Europe vers l’Asie – et sans doute aussi vers le Moyen-Orient, qui est devenu la terre de refuge des oligarques. L’Eurasie redeviendra un continent divisé, avec cette fois-ci une Russie devenue asiatique par nécessité.
Par Hubert Testard

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A propos de l'auteur
Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Il enseigne depuis huit ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il est l’auteur d’un livre intitulé "Pandémie, le basculement du monde", paru en mars 2021 aux éditions de l’Aube, et il a contribué au numéro de décembre 2022 de la "Revue économique et financière" consacré aux conséquences économiques et financières de la guerre en Ukraine.