Culture
Entretien

Quand Singapour ausculte son passé : rencontre avec le réalisateur Green Zeng

Extrait du film "The Return" de Green Zeng. (Crédit : DR)
Extrait du film "The Return" de Green Zeng. (Crédit : DR)
Comment un pays écrit-il son histoire officielle ? Comment s’y incorporent les parcours et témoignages individuels ? Comment le citoyen se perçoit-il dans cette construction historiographique ? Autant de questions qui résonnent à Singapour. Depuis son indépendance en 1965, la cité-État s’est forgée une identité nationale unique, où se mêlent influences chinoise, malaise et tamoule. Figure montante de la scène indépendante singapourienne, le cinéaste et plasticien Green Zeng était à Bangkok en mai dernier pour une rétrospective organisée en son honneur, avec notamment la projection de son premier long métrage, The Return. Dans ce film entièrement tourné en mandarin, Green Zeng explore la problématique de l’identité nationale et du souvenir à travers le récit fictif de Wen, un détenu politique de retour chez lui après cinquante années d’emprisonnement. Parvenu au soir de sa vie, quel sens le vieillard donnera-t-il à ses années de détention ? Où aller maintenant ? Green répond à ces interrogations en nous livrant un récit pudique, spirituel et humaniste. Rencontre avec le réalisateur, qui travaille à l’écriture de son second long métrage.
Le réalisateur singapourien Green Zeng. (Crédit : DR)
Le réalisateur singapourien Green Zeng. (Crédit : DR)

Un film historique ? Retour sur la période pré-1965

Quelle faute irréparable a bien pu commettre Wen, le personnage principal du film, pour mériter cinquante années d’emprisonnement ? Bien que les raisons de ce châtiment ne soient jamais explicitées, plusieurs indices ancrent le passé de Wen dans les quelques années qui ont précédé l’indépendance de Singapour et l’un de ses épisodes les plus méconnus, baptisé « Opération Coldstore ».
Retour sur les faits. En 1959, Singapour obtient le statut de cité « autonome » et est dirigée par le parti de gauche de Lee Kwan Yew, le People’s Action Party (PAP). Depuis son arrivée au pouvoir, Lee Kwan Yew milite activement pour une fusion avec la Malaisie afin de garantir la survie économique de la cité. Mais la Malaisie d’Abdul Rahman ne voit pas d’un bon œil l’intégration de Singapour dans une confédération malaise, par crainte de se voir déstabilisée par les cellules communistes qui organisent grèves et manifestations violentes dans la cité-État, avec le soutien de la Chine populaire.
Pour rassurer son homologue, Lee Kwan Yew lui propose de neutraliser les éléments les plus radicaux de cette mouvance et dresse une liste de 113 activistes à arrêter. Cette vaste opération de sécurité, baptisée « Coldstore », est menée dans la nuit du 2 février 1963. Des responsables politiques, des syndicalistes et des enseignants sont détenus arbitrairement et forcés de signer des aveux. Nombre d’entre eux sont issus de la communauté chinoise de Singapour, dont une faction milite pour l’implantation de la révolution maoïste en Asie du Sud-Est. Selon les historiens, « l’Opération Coldstore » aurait ainsi été planifiée la veille du Nouvel an chinois afin de mieux surprendre ses cibles.
Est-il facile aujourd’hui d’évoquer cette page délicate de l’histoire de la cité-État ? « Ce sujet est très peu abordé dans les médias généralistes à Singapour, répond Green Zeng. Et il est encore plus rare de le retrouver dans une œuvre de fiction. Je n’ai cependant pas rencontré de problèmes avec le gouvernement, si bien que le film a bénéficié d’une diffusion nationale. Il a été plutôt bien accueilli par le public. Certaines personnes me reprochèrent même de ne pas assez coller à la véracité historique ! »
Extrait du film "The Return" de Green Zeng. (Crédit : DR)
Extrait du film "The Return" de Green Zeng. (Crédit : DR)

Esthétique minimaliste

La représentation de cet épisode sombre du passé singapourien, qui constitue la trame de fond de The Return, surprend par son épure. Le ton est donné dès l’ouverture. Dans un plan ininterrompu, on assiste au départ de Wen en 1963, escorté par deux policiers, puis à son retour chez lui, cinquante ans plus tard, métamorphosé en vieillard. Idem pour les privations subies par les prisonniers, symbolisées par une bouteille d’eau qu’agite un policier devant le visage de Wen. Cette limpidité des images, désarmantes, irrigue le film. Un choix esthétique revendiqué par le réalisateur :
« Restreindre au maximum le nombre de personnages, les lieux filmés et les plans séquences s’est rapidement imposé à nous pour exprimer les crises traversées par le héros, explique le réalisateur Green Zeng. La lenteur des plans, le refus d’utiliser une musique de fond, créent une esthétique minimaliste et austère qui donne sa force au film. »
Le Singapour contemporain, filmé par la caméra de Green Zeng, subit le même traitement radical : « Je nageais autrefois ici », confie le vieillard à sa fille en contemplant le bras de mer qui les sépare de la Malaisie. Cinquante ans plus tard, la cité-Etat où déambule le vieil homme est devenue un centre financier et technologique ultra-moderne, où affleurent les vestiges de l’histoire personnelle de Wen : le portail de l’université de Nanyang, désormais coupée par une autoroute, le Cénotaphe, monument érigé à la mémoire des soldats des deux guerres mondiales, et un bosquet d’arbres, seuls rescapés d’une forêt primaire vieille de 400 ans.
Sans cesse, la caméra joue sur les contrastes de taille et alterne les profondeurs de champ pour magnifier l’isolement du personnage et son écrasement face aux constructions modernes. Des thématiques déjà explorées par Green Zeng dans sa série photographique An exile revisits the city. Après une journée de marche, Wen s’abandonne à un instant de contemplation le long d’un pré, où subsistent une poignée de maisons coloniales. La caméra s’éloigne et la mise au point se déplace. Le pré se révèle être un marécage, dernière bande de terre mangée par les installations portuaires qui bouchent l’horizon. Les villas coloniales, quant à elles, ne sont que de simples cabanes.
Comment donner un sens au présent lorsque les traces du passé ont été sciemment effacées, au nom des impératifs du développement économique ? Faut-il détruire, ou enfermer son héritage sous cloche, à l’image de la bibliothèque devant laquelle s’arrête Wen, transformée en musée ? Ces problématiques ne sont pas spécifiques à Singapour, mais concernent la plupart des capitales d’Asie, dont la trame urbaine a été bouleversée par plusieurs décennies de forte croissance. Rapidement, une question s’impose au spectateur alors que Wen sort de prison : le Singapour qu’il découvre est-il toujours « son » pays ? Où aller maintenant ?
Extrait du film "The Return" de Green Zeng. (Crédit : DR)
Extrait du film "The Return" de Green Zeng. (Crédit : DR)

Une œuvre non politisée

Toutes ces questions, Green Zeng n’y répond pas directement. Il se contente d’esquisser. Ce refus de la polémique, perçu comme vaine, Wen le résume au cours d’un entretien avec une journaliste. Interrogé sur ses années de détention, il reconnaît que les trente plus belles années de sa vie lui ont été volées, avant de citer Nelson Mandela : « Celui qui, en sortant de prison, ne laisse pas derrière lui sa haine et son amertume, ne sera jamais un homme libre. »
A la place d’une œuvre politisée, Green Zeng construit un discours poétique articulé sur un jeu de correspondances et un symbolisme inspiré du folklore chinois. Ainsi en est-il de l’encrier que Wen renverse avant son arrestation, signe néfaste qui se manifeste à nouveau lorsque, vieillard, son stylo fuit et tâche sa chemise, quelques instants avant l’annonce du décès de son fils.
A plusieurs reprises, le Wen du présent contemple son double du passé. Dans une séquence, il assiste, impuissant, à son moi plus jeune qui prodigue les derniers soins à sa femme, mourante. Emprisonné, Wen n’a jamais pu dire adieu à son épouse. Dans cette séquence où les fantômes du présent côtoient ceux du passé, les deux personnages portent le blanc, la couleur du deuil dans la culture chinoise. Ces choix de mise en scène créent un espace irréel où sont exprimés les conflits moraux qui tourmentent les membres de la famille de Wen, permettant ainsi au film de gagner en universalité.
Extrait du film "The Return" de Green Zeng. (Crédit : DR)
Extrait du film "The Return" de Green Zeng. (Crédit : DR)

Représenter notre rapport au passé

De fait, si The Return prend « l’Opération Coldstore » comme point de référence, Green Zeng se défend d’avoir voulu réaliser un film historique : « Bien que les faits soient importants dans mon travail, je ne suis pas un historien mais un artiste. En cela, mon travail consiste à interpréter ces évènements et à trouver une façon inventive de les restituer à l’écran pour analyser notre rapport au passé, à l’histoire nationale et aux conflits personnels qui peuvent en découler. »
Cette recherche d’un universalisme prend tout son sens grâce au rôle prépondérant accordé à la lumière et sa symbolique. De la bougie qui, au début du film, éclaire le bureau de Wen, au néon impitoyable dans le couloir qui mène à la prison, en passant par le rai qui illumine le visage du héros à l’église, la lumière est tour à tour source de réconfort, de maux ou symbole de la recherche d’une sortie de crise. « En ce sens, commente Green Zeng, il est possible de voir dans ces éléments un principe spirituel abstrait, plutôt qu’une identification à un religion donnée. »
Cette quête de la clarté se poursuit jusqu’à la scène finale, dans laquelle Wen est confronté à un dernier dilemme : faut-il partir ou rester ? Après avoir rassemblé ses effets personnels, il se rend dans le port de Singapour et s’absorbe dans la contemplation de l’océan. La lumière du crépuscule souligne la gravité de son visage et le temps se suspend. Soudain, sa décision est prise : il se redresse et sort peu à peu du cadre, éclairé par le soleil couchant.
Par Thibaud Mougin

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A propos de l'auteur
Thibaud Mougin est photojournaliste indépendant installé à Bangkok, où il collabore avec l’agence SOPA Images. Diplômé de l’Institut Français de Géopolitique (IFG), il a d'abord travaillé comme consultant junior pour le cabinet CEIS, à Paris, puis a enseigné le français à l’université Sun Yat Sen, à Zhuhai, au sud de la Chine.