Société
Analyse

Corée du Sud : essor et malaise des supérettes

Le boom des "convenience stores" ou supérettes franchisées révèle la multiplication des urbains solitaires et profite des inégalités sociales. (Source : Business Times)
Le boom des "convenience stores" ou supérettes franchisées révèle la multiplication des urbains solitaires et profite des inégalités sociales. (Source : Business Times)
Portée par des années de croissance à deux chiffres, l’industrie des supérettes franchisées est en pleine expansion en Corée du Sud. Les chaînes de « convenience stores » ont conquis chaque quartier de chaque grande ville, et leurs enseignes bigarrées font partie intégrante du paysage urbain. Ouverts 24 heures sur 24, proposant toutes sortes de produits de première nécessité mais aussi des repas équilibrés et un catalogue de services de plus en plus variés, ces commerces répondent parfaitement aux attentes d’une population très majoritairement urbanisée et qui travaille beaucoup. Cet essor révèle aussi en creux certains maux préoccupants du pays. Il est directement lié au choix de plus en plus de Coréens de vivre seul. Et la dépendance du secteur à une main-d’œuvre payée au salaire minimum contribue au développement des inégalités.

Contexte

La première supérette franchisée en Corée du Sud a ouvert à Séoul en 1989. Le but des investisseurs était à l’époque d’émuler le succès de ce type de commerce au Japon voisin. Pari gagné puisque la Corée compte aujourd’hui environ 35 000 de ces supérettes, soit un taux de pénétration d’un magasin pour 1 500 habitants (contre un magasin pour 2 200 personnes au Japon).

Sur le plan économique, les « convenience stores » jouent désormais dans la cour des grands. En 2016, les revenus consolidés des trois plus grandes franchises du pays se sont élevés à 12,6 milliards de dollars, dépassant pour la première fois ceux des trois premières chaînes de grands magasins. La croissance à deux chiffres du secteur ne montre depuis aucun signe de relâchement, même si la compétition accrue entre les chaînes entraîne une baisse de la profitabilité. Autre enjeu de taille, la hausse progressive du salaire minimum promise par le gouvernement devrait continuer de rogner les marges et forcer le secteur à s’adapter.

L’inexorable hausse du « ménage individuel »

Le soir est tombé sur le quartier de Naksongdae, à la limite sud de Séoul, et les « navetteurs » sont pressés de rentrer. Des grappes d’employés à la mine fatiguée se dirigent vers les très nombreuses supérettes franchisées installées aux abords de la station de métro. Ils vont y acheter le repas du soir, et pour certains relever le courrier. « Je viens ici quand je n’ai pas envie de cuisiner, confie Ji-a Kang à la sortie de l’un de ces magasins. J’achète des gimbaps qui sont toujours très frais. » La supérette occupe une place de choix dans la ville de la jeune fille. « J’y trouve des repas préparés à toute heure, et j’y fais également déposer les colis que je commande sur Internet. C’est très pratique car je vis seule et je travaille. »
Comme Ji-a, un nombre croissant de Sud-Coréens font le choix d’habiter seuls. Ils font partie de la catégorie statistique des « ménages individuels », qui, avec plus de 35% du total, est la plus représentée dans le pays. Le phénomène est complexe et englobe des réalités contrastées, des personnes veuves ou divorcées aux jeunes actifs qui rejettent activement le mariage. N’empêche, les besoins spécifiques de ce public stratégique sont souvent identiques et les chaînes de « convenience stores » l’ont bien compris.
« Les modes de vies changent et les gens passent de moins en moins de temps à faire leurs courses, explique Shi-jae Kim, qui supervise la communication de l’un des groupes dominants du secteur. Au contraire des supermarchés classiques, nous ne cherchons pas à augmenter le temps que nos clients passent dans nos rayons. Nous cherchons plutôt à leur rendre la vie plus facile afin qu’ils reviennent chez nous le plus souvent possible. »
C’est sur cet effort de facilitation que la compétition se joue. Les chaînes de supérettes développent des applications qui leur permettent d’adapter chacun de leurs magasins en fonction de la demande des clients en termes de goûts et de types de produits à stocker notamment. Elles prennent soin de leurs repas et des emplettes achetées sur Internet, que les livreurs peuvent déposer dans des boîtes louées à cet effet. Certaines proposent même des services de blanchisserie. Bref, la course à la séduction des « ménages individuels » transforme doucement ces magasins 2.0 en un type de concierge autrefois réservé aux plus fortunés.

Inégalités croissantes

Mais l’industrie est accusée de profiter d’une autre tendance de société : la montée des inégalités. Tenus à de longues heures d’ouverture quotidienne par des contrats de franchises très stricts, les propriétaires des supérettes ont recours à des contingents de travailleurs à temps partiel. Pourtant essentiels au succès des « convenience stores », ils sont systématiquement payés au salaire horaire minimum.
« C’est beaucoup de travail pour peu d’argent, confirme Seung-woo Lee, qui possède trois supérettes dans le centre de Séoul. Mes employés sont jeunes et ils travaillent pour se faire de l’argent de poche. Ils n’ont pas vraiment besoin de leur salaire pour vivre, sinon ce serait trop peu. » Des propos francs qui sont peu fréquents dans le secteur, d’autant que le sujet des inégalités est sensible.
Des divergences importantes dans la répartition des revenus ont commencé à apparaître en Corée du Sud autour de la crise asiatique de 1997, et se sont aggravées dans la foulée de la crise mondiale de 2008. Conscient de l’enjeu, le Président Moon en avait fait un thème central de sa campagne victorieuse en 2017. Une promesse clé était de faire augmenter le salaire minimum de plus de 40% pour atteindre la barre symbolique des 10 000 wons (7,8 euros) de l’heure à la fin de son mandat en 2022.
Le premier changement est intervenu au début de l’année avec une augmentation de 15% à 7 500 wons de l’heure (5,7 euros), mais les sceptiques restent nombreux. « Il ne m’appartient pas de juger cette politique, affirme Sung-woo Lee, le propriétaire. J’ai moi-même été payé au salaire minimum par le passé et je sais combien c’est dur. Mais l’augmentation des frais de personnel va rogner les marges, et cela va inévitablement avoir des conséquences… »

La stratégie de l’automatisation

L’une de ces conséquences va inévitablement être la fermeture de magasins, d’autant que l’intense compétition que se livrent les grandes chaînes de supérettes fait considérablement baisser leur profitabilité. Mais le secteur lorgne sur un autre levier potentiel de rentabilité : les magasins sans caissiers. Une grande chaîne a récemment ouvert plusieurs supérettes entièrement automatisées à Séoul, tandis que d’autres travaillent à permettre à leurs clients de se servir en magasin et de payer directement via des applications.
Difficile toutefois de savoir si ces plans sont réalistes ou s’ils relèvent d’une stratégie de chantage. L’automatisation entraîne d’autres coûts… en personnel de sécurité derrière les caméras CCTV notamment. Et le manque à gagner y est important puisque la législation interdit de vendre alcool ou cigarettes sans supervision, articles sur lesquels reposent environ la moitié des profits d’une supérette.
Il n’empêche, la boucle serait bouclée si l’industrie devait parvenir à ses fins : des magasins déserts pour servir des clients solitaires. Une ironie qui n’échappe pas à Ji-a, la jeune cliente. « Il n’y a pas beaucoup d’esprit de communauté dans le quartier. Sans caissier, je n’ose pas imaginer ce que ce serait. »
Par Hadrien Diez

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A propos de l'auteur
Écrivain, journaliste, commissaire d'exposition indépendant, Hadrien Diez tente de décrypter les enjeux de l'Asie contemporaine par divers moyens créatifs. Il partage son temps entre la Corée, où il vit, et l'Asie du Sud, où il collabore avec différents acteurs culturels.