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Nouvelles Routes de la Soie : le Kazakhstan en terrain glissant avec la Chine

A la Porte Orientale de Khorgos au Kazakhstan, sur la "Nouvelle Route de la Soie", un port sec de conteneurs a vu le jour tout près de la frontière chinoise. (Source : Canadian Shipper)
A la Porte Orientale de Khorgos au Kazakhstan, sur la "Nouvelle Route de la Soie", un port sec de conteneurs a vu le jour tout près de la frontière chinoise. (Source : Canadian Shipper)
Cela fait plusieurs années que la Chine essaie de renforcer sa relation avec l’Asie Centrale. La rivalité avec la Russie, la plus grande puissance de la région, a toujours rendu la chose difficile. Les projets chinois de « Nouvelles Routes de la Soie » sont censés améliorer considérablement la connectivité entre la production industrielle croissante de la Chine et le toujours prospère marché de consommation européen. Toujours à promouvoir son concept émergent de « Belt and Road Initiative » (BRI), Pékin a également promis des résultats aux pays où passe la Route. La Chine déclare dépenser plusieurs milliards de dollars chaque année dans l’ensemble des États concernés par la BRI. Parmi eux, le Kazakhstan, qui est sur le point de devenir un allié privilégier de Pékin. Sans surprise, le gouvernement kazakh est enclin à bénéficier de ce contexte favorable et à diversifier son économie, trop dépendante des exportations de pétrole et autres ressources naturelles. Les autorités veulent par exemple améliorer leurs infrastructures routières et ferroviaires afin d’assurer l’essor de son secteur logistique national. Si tout fonctionne, le Kazakhstan pourra devenir un pays à revenu élevé et non plus moyen, augmentant ainsi sensiblement la prospérité de son peuple.
Notre visite au Kazakhstan autour de la porte orientale de Korghos nous a révélé crûment le dilemme du pays. S’il veut atteindre ce cap économique, il sera essentiel que les États-Unis, l’Union européenne et les autres pays asiatiques majeurs (Japon et Inde) revendiquent un intérêt stratégique dans la région. La Russie est loin d’offrir un débouché économique pour le Kazakhstan et le reste de l’Asie Centrale. Mais en garantissant que la BRI ne violera pas le libre-échange et les principes d’un marché ouvert, l’Amérique et l’UE pourront aider le Kazakhstan à prospérer tout en protégeant l’ordre économique libéral international.

La découverte de Khorgos et ses promesses

Notre révélation à la porte orientale de Korghos a commencé par une visite des centres commerciaux duty free qui chevauchent la frontière sino-kazakhe. Contrairement à l’atmosphère trépidante du côté chinois, le côté kazakh était plutôt calme. L’épicerie pratiquement vide dans laquelle nous sommes entrés avaient ses rayons emplis de produits chinois. Cela ressemblait à une boutique louée par des négociants chinois pour répondre aux besoins de clients chinois.
Les statistiques qui nous ont été présentées révélaient clairement le poids de l’influence chinoise -qui ne peut aller qu’en augmentant. Autrefois endormie et longtemps considérée comme étant au milieu de nulle part, cette région kazakhe proche de la frontière chinoise s’enrichit maintenant notamment grâce au port sec de Korghos, de la voie ferré qui arrive et part d’Altynkol, ainsi que de tous les travaux en cours. Sans oublier la zone frontalière détaxée Chine-Kazakhstan gérée par l’International center for Business Cooperation (ICBC). Une ville de 100 000 habitants doit ainsi émerger pour loger les employés de ces différentes infrastructures. Située au centre du continent asiatique, Korghos peut-elle devenir la « Rotterdam du futur », comme certains le prédisent ?
Le Kazakhstan est le 9ème pays le plus grand au monde en termes de superficie. Mais sa population et son PIB sont totalement écrasés par le voisin chinois. Le pays compte moins d’habitants que la seule municipalité de Pékin. En 2016, l’économie kazakhe représentait moins du quarante-cinquième de l’économie chinoise.
Cependant, sa valeur aux yeux de la Chine est très importante : le Kazakhstan est une ceinture logistique clé pour faire parvenir les produits chinois en Europe. Les intérêts de Pékin dans le pays sont à la fois une bénédiction et une malédiction. Selon le discours chinois, le Kazakhstan serait le 68ème pays (d’après le dernier décompte) à recevoir des réseaux d’infrastructure bâtis par la Chine (autoroutes, chemins de fer, installations numériques, ports, aéroports ou centrales énergétiques). Mais dans le même temps, il risque de se laisser déborder par l’influence économique chinoise et de voir sa souveraineté érodée.

Korghos dans les chiffres

C’était il y a mille ans : Korghos était une cité grouillante le long de la route de la Soie. Mais dès le Moyen-Âge, elle perdit sa vitalité commerciale lorsque les échanges entre l’Asie orientale et l’Europe quittèrent les voies terrestres pour les transports maritimes. Aujourd’hui, la ville renaît grâce aux projets chinois.
Dans les dix premiers mois de 2017, la gare environnante d’Altynkol a reçu 40 000 conteneurs, soit le double de l’année précédente. L’objectif ultime est de permettre aux trains de parcourir les 3 000 kilomètres traversant le Kazakhstan depuis la Chine via Korghos jusqu’à la mer Caspienne pour entrer en Russie. Les trains doivent voyager sur 11 500 kilomètres de Lianyungang dans la province côtière chinoise du Jiangsu jusqu’à Duisbourg en Allemagne – encore via Korghos – en treize ou quinze jours. Il faut aujourd’hui environ un mois aux bateaux pour relier l’Europe depuis la Chine. Actuellement, cinq trains de marchandises transitent chaque jour par cette gare. « Le but est d’atteindre 40 par jour », nous confie l’un des opérateurs, parfait sinophone.
Un nouveau point de passage frontalier entre Korghos et sa ville jumelle chinoise Horgos sera bientôt terminé. Cette gare routière ultra-moderne doit avoir la capacité d’accueillir 2 200 camions et 300 véhicules légers toutes les 24 heures. Une impressionnante autoroute à quatre voies commence également ici : la future « autoroute Chine occidentale-Europe occidentale ». Mais dans le même temps, à quelques kilomètres de là, une longue file de camions côté kazakh attendent à la douane chinoise au vieux point de passage, laissant penser qu’il subsiste un manque d’efficacité et autant d’obstacles administratifs et politiques à une circulation plus libre.
Cependant, le port sec de Korghos accompagné d’une zone logistique viennent s’ajouter doucement mais sûrement au projet, tandis qu’un parc industriel financé à hauteur de milliards de dollars doit attirer les investissements étrangers sans taxe. A l’heure actuelle, le parc à conteneurs du port sec, géré par Phenix Mills, une société basée à Dubaï, tourne à faible capacité. Mais il peut accueillir 18 000 conteneurs avec l’objectif de doubler ces chiffres dans les douze prochains mois. Deux énormes grues à portique programmées pour gérer ces conteneurs dominent d’ailleurs le paysage de ces steppes eurasiennes.
Dans le même temps, le côté kazakh de la zone franche est équipé de centres commerciaux « duty free », d’hôtels, de restaurants, et même d’un musée, avant peut-être un casino et un parc d’attraction à même d’attirer les touristes chinois. Tandis que les responsables kazakhs aiment à montrer les maquettes du projet terminé, la seule activité en ce moment vient des Kazakhs qui voyagent jusqu’à cette zone détaxée. Près de 4 500 d’entre eux y parviennent en bus ou en train depuis Almaty, la plus grande ville du pays, mais aussi d’autres régions, pour acheter des produits chinois bon marché… En outre, pas moins de 15 000 négociants et acheteurs chinois passent dans cette zone, même s’ils restent côté chinois, en attendant semble-t-il que la partie kazakhe soit terminée et ouverte à une activité commerciale plus importante.
Les possibilités sont immenses, mais restent vagues et lointaines, tout comme la BRI elle-même. Du côté chinois de la frontière, une rangée de gratte-ciels est en train de naître, alors que la population serait en passe d’atteindre les 100 000 âmes avec l’installation de nouvelles entreprises fortement encouragées par le gouvernement central. Le temps dira si le côté kazakh ressemblera au côté chinois.

Défis

Car à Almaty et Astana, la capitale, une réticence croissante du public apparaît contre l’accolade offerte par la Chine. Même si les sondages d’opinion fiables restent rares, les experts et les responsables politiques nous ont confié l’angoisse palpable de nombreux Kazakhs. Au printemps 2016 par exemple, des manifestations aviaent éclaté contre un projet de loi – retiré depuis sous la pression publique – qui voulait mettre sur le marché des terres agricoles sur un bail de long terme. Le sentiment général était que les entreprises chinoises en profiteraient directement, ce qui mettait mal à l’aise de nombreux Kazakhs.
Les affaires de la Chine aux Kazakhstan sont en pleine expansion, encouragées par les aides financières de Pékin – souvent via la China Development Bank ou la China Export-Import Bank (EximBank). Cependant, ces crédits s’accompagnent la plupart du temps de clauses favorisant les entreprises chinoises, leurs produits et leurs ouvriers. Autant de facteurs qui compliquent les efforts du gouvernement kazakh pour soutenir le développement des PME locales opérant le long des « Nouvelles Routes de la Soie ». Comment les entreprises locales peuvent-elles rivaliser avec le mastodonte chinois ?
L’asymétrie pourrait devenir préoccupante. L’afflux chinois s’effectue au moment où les gouvernements occidentaux et les intérêts privés dans la région sont au mieux limités, et au pire en régression. Quant à la Russie, l’hégémon régional traditionnel, elle possède encore un fort poids politique et culturel, mais jusqu’à présent, son Union Économique Eurasiatique n’a pas offert de solution alternative à la BRI.
« L’opinion publique paraît à contre-courant du gouvernement, souligne en outre le chercheur Nargis Kassenova. Tandis que les élites politiques se préparent à embrasser étroitement la Chine, les citoyens ordinaires semblent de plus en plus inquiets. Les débats sur la « menace chinoise » servent de base au discours politique sur la sécurité et l’avenir du pays. »
Aujourd’hui, Astana déroule le tapis rouge aux investissements chinois. Mais le gouvernement doit à l’évidence prendre compte l’opinion publique, cependant que la Chine apparaît déterminée à utiliser la BRI pour renforcer son influence politique et culturelle. « L’influence de la Chine est encore minime », nous confie pour sa part le sinologue Konstantin Syroyezhkin, mais le nombre d’étudiants kazakhs en Chine a triplé pour atteindre les 15 000 par an. Cependant, avertit le chercheur, le Kazakhstan marche au bout du compte sur un terrain glissant aux côtés de son géant voisin. Le pays a besoin d’accroître et de développer son économie dans une situation politique pleine d’incertitude, alors que la coopération croissante avec la Chine n’est pas sans risques.
La Belt and Road Initiative reste un chantier en construction, avec de multiples incertitudes. Aujourd’hui, il est encore largement plus rentable de transporter des marchandises par la mer de l’Asie vers l’Europe, que par voies terrestres. Par exemple, la majeure partie des trains de marchandises depuis la Chine vers l’Europe via l’Asie Centrale sont revenus vides. Cela pourrait offrir un sas au Kazakhstan pour mieux se préparer. En outre, le pays est et restera dans la sphère russophone, legs de la Russie tsariste et de l’URSS – il a peu en commun avec la culture de l’ancien empire du milieu. Cela aussi pourrait fournir au Kazakhstan une couche de protection. Mais ironiquement, sur le long terme, toutes les infrastructures mises en place à Korghos devraient servir les intérêts du poids lourd chinois. Combien de temps dureront ces couches de protection ? Le Kazakhstan sera-t-il capable d’encaisser quelques bénéfices de la « Nouvelle Route de la Soie » et d’amener une prospérité nouvelle à sa population sans étouffer sous l’étreinte chinoise ? La réponse sera positive si les grandes puissances économiques revendiquent plus d’intérêts dans ce pays. La fenêtre d’opportunité pourrait se refermer très vite avant que le tronçon kazakh de la BRI ne transforme le pays en un marché ouvert seulement à la Chine. Lorsque cela arrivera, le Kazakhstan aura succombé aux termes chinois de l’échange et de l’investissement. Il est temps que le monde industrialisé s’intéresse au Kazakhstan – et à Korghos en particulier – comme une zone stratégique.
Par Philippe Le Corre et Kemal Kirişci

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A propos de l'auteur
Philippe Le Corre est senior fellow à Harvard Kennedy School et non-resident senior fellow à Carnegie Endowment for International Peace. Il est aussi affilié au John K. Fairbank Center for Chinese Studies à Harvard et à l’ESSEC-Irené (Institut de Recherche et d’Enseignement sur la Négociation). De 2014 à 2017, il fut chercheur à la Brookings Institution à Washington. Il est auteur ou co-auteur des publications suivantes : "China's Offensive in Europe" (Brookings Press, 2016) ; "China's Global Rise : Can the EU and the US pursue a coordinated strategy ?" (Brookings, 2016); "Rethinking The Silk Road" (Palgrave-Macmillan, 2018); « China’s Rise as a Geoeconomic Influencer. Four European case studies” (Carnegie, 2018) et “Enhancing Europe’s Role in the Indo-Pacific” (Carnegie, 2019). Ses recherches se concentrent sur les relations politiques et économiques entre l'Asie et l'Union européenne, la politique étrangère de la Chine et les investissements chinois à l'étranger. Ancien correspondant de presse en Asie pendant dix ans, Philippe Le Corre a aussi été enseignant à Sciences Po, conseiller du ministre de la défense, et directeur associé chez Publicis, où il dirigea une équipe de consultants pour l'Expo universelle de Shanghai en 2008-2010.
Kemal Kirişci est professeur de relations internationales en Turquie et Tüsiad Senior Fellow à la Brookings Institution.