Philippines : la trajectoire de la violence
Une violence aux racines anciennes
Trois siècles de colonisation espagnole vont donc familiariser les Philippins avec la violence, violence morale, violence spirituelle, violence physique aussi. L’Église espagnole a réussi, à force d’abus et de raccourcis spirituels qui justifiaient sa légitimité et ses pratiques, à susciter un réflexe fédérateur de rejet: les premières insurrections populaires ont d’abord été des réactions face à l’oppression coloniale. Ce n’est donc pas un hasard si le premier mouvement de libération nationale en Asie est né aux Philippines : il s’agissait en quelque sorte de se délivrer de cette violence qui enfermait la société philippine. Mais Rizal, un des pères de l’indépendance, qui refusera le recours à la violence et appellera à une « reconstruction morale et spirituelle », sera exécuté en 1896.
Les États-Unis ou l’usage de la violence sophistiquée
Inutile de dire combien les débuts de cette pacification constituent un traumatisme pour des Philippins que Washington avait trahis. La violence morale se prolongeait, ses formes pouvaient se sophistiquer mais au final l’intermède colonial américain (qui dura 48 ans) eut des effets tout aussi paradoxaux sur une société philippine éprouvée dans sa quête de repère. Le « mensonge originel » de la modernité philippine mutait : ce n’était plus le messianisme spirituel qui justifiait la violence mais le messianisme démocratique. Dans des discours enflammés et portés par des références chrétiennes, les représentants américains justifient l’occupation militaire de l’archipel par la nécessité d’achever ce que l’Espagne avait négligé : « civiliser les Philippins. » Et perversion nouvelle, les Américains qui prétendaient faire de l’archipel la « vitrine de la démocratie en Asie » ont figé un ordre féodal qui s’est maintenu en place grâce à la violence perpétrée par des Philippins eux-mêmes : les ilustrados (qui ont racheté en 1898 aux ordres religieux des propriétés foncières de taille souvent importante) se transforment en americanistas sur lesquels s’appuie la nouvelle administration coloniale pour « pacifier » le pays. Les anciennes victimes ont été en quelque sorte les bourreaux scrupuleux de la colonisation américaine.
La classe possédante a donc rallié le libéralisme américain d’une part parce qu’il renforçait sa propre situation économique et d’autre part parce qu’au nom d’une modernité démocratique qu’il était censé induire, il justifiait sa prise de pouvoir. Ainsi, l’élite politique a, sous caution américaine, maintenu un système dont la violence implicite était la manière la plus facile de maintenir ses prérogatives « féodales » sans donner la moindre chance aux autres de modifier les règles du jeu. C’est dans ce contexte socio-politique qu’il faut replacer les diverses révoltes paysannes dont celles des Huks au milieu des années 1950 étaient le paroxysme. Et à nouveau, le système a écrabouillé les revendications immédiatement qualifiées de « communistes » sur fond de guerre froide.
Plus tard, les excès du couple Marcos, l’impossible réforme agraire, les arrestations arbitraires et les élections truquées constitueront autant de violences couvertes par Washington. Pas un scrutin sans qu’on ne décompte plusieurs centaines de morts. Les États-Unis ont encouragé la mise en place d’un système politique bipartite (calqué sur le leur), qui protège dans les faits les intérêts de l’oligarchie répartie entre deux formations politiques (les petits partis qui sont éventuellement créés au moment des élections ne parviennent pas à durer, faute de ressources financières). Mais surtout, la valeur de l’individu en tant que fondement de la démocratie n’est pas reconnue. Aujourd’hui encore, dans le regard du président Duterte qui a reconnu avoir lui-même tué des narcotrafiquants lorsqu’il était maire de Davao (12 décembre 2016), l’individu n’a pas à être respecté, surtout s’il se livre à des activités illicites. L’amalgame est bien entretenu.
La culture politique, l’État et la violence
Les réactions de la population philippine à l’égard du président Duterte sont le résultat d’un double fait. D’une part, l’acceptation d’une logique d’efficacité et un registre de performance : le président dit/il fait, c’est donc que la promesse est réalisée. Certes, on peut ne pas adhérer tout à fait aux manières et procédures ; au moins, on se positionne dans l’exécution. Et les politiciens philippins ont une telle tendance à promettre sans exécuter que le résultat en lui-même est changement. D’autre part, la distanciation désabusée à l’égard de la sphère politique pratiquée par la très grande majorité des citoyens, et que connaît parfaitement le président Duterte, reste comblée par une religiosité exacerbée (non seulement catholique mais d’autres Églises et sectes qui se développent sur l’ensemble de l’archipel).
La violence, le rapport à la violence et au politique ne sont donc pas des paramètres nouveaux aux Philippines mais le produit d’influences et de forces qui ont profondément meurtri depuis des générations les Philippins et expliquent partie de ce « malaise » qu’on ressent dans la société locale. Le président Duterte ne modifie donc pas la donne : mais en justifiant ses méthodes, il met à jour ce mensonge existentiel qui bloque l’inconscient collectif philippin, l’héritage pervers des ordres catholiques espagnols puis les hypocrisies américaines qui ont inoculé la violence comme expression politique sous couvert des meilleures intentions. On peut, à ce stade, seulement espérer que les excès du président fassent réagir dans un même élan le cœur de la société, incitent à une réflexion collective sur de nouveaux paramètres pour le bien commun et appellent la vocation d’un successeur providentiel.
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