Inde : le Nord-Est ou l’insurrection perdue
Contexte
Après un volet historique, c’est la seconde partie de notre dossier sur le nord-est de l’Inde. Cette région recouvre une aire géographique qui comprend sept États de l’Union indienne : l’Assam, l’Arunachal Pradesh, le Nagaland, le Manipur, le Mizoram, le Tripura et le Meghalaya. Ces « sept sœurs » rassemblent 45 millions d’habitants sur un territoire légèrement plus grand que le Royaume-Uni. À l’échelle de l’Inde, cette région est donc loin d’occuper une place démographique ou géographique centrale. Il en va tout autrement sur le plan politique. Si les États du Nord-Est ne sont reliés à l’Inde qu’au travers du corridor de Siliguri, une étroite bande de terre d’à peine plus de vingt kilomètres, le gouvernement central de New Delhi oppose à cette tyrannie de la géographie une présence administrative, militaire et économique soutenue.
Une intégration contrainte
Seulement, l’influence de Gandhi n’est plus que superficielle dans la nouvelle Inde du pandit Nehru. C’est ce dernier qui décide des grandes orientations stratégiques du pays, incluant le maintien coûte que coûte d’une intégrité territoriale chèrement acquise. En 1952, Nehru accepte de rencontrer Phizo, pour lui faire comprendre qu’il ne saurait être question d’indépendance, déclarant ainsi : « Peu m’importe que le ciel nous tombe sur la tête ou que l’Inde soit dépecée dans une effusion de sang, les Nagas ne seront pas indépendants. » La situation se durcit un peu plus lorsque Nehru décide de visiter le pays naga l’année suivante, les tribus boycottant la visite du Premier ministre tout en continuant à pétitionner pour leur indépendance. Pris dans l’impasse, les deux parties s’embarquent alors dans une politique du pire, les Nagas choisissant la rébellion militaire clandestine, ce qui contraint l’État indien à dépêcher pas moins de deux divisions de son armée et 35 bataillons des Assam Rifles – une force paramilitaire qui allait par la suite s’illustrer par sa férocité dans les conflits du Nord-Est – afin de les mater.
Des peuples insurgés
En 1966, c’est ainsi au tour des tribus mizos de se révolter contre la tutelle indienne. Un front national de libération se forme à la suite d’une tragique famine gérée de manière cavalière par New Delhi. Indira Gandhi, alors Première ministre, écrase la révolte en utilisant tout l’arsenal punitif dont elle dispose : bombardements aériens, destruction des villages et des cultures, regroupements de forces des populations dans des camps de fortune sous surveillance militaire. Ces modes opératoires inédits dans le sous-continent font tragiquement écho à ceux pratiqués à la même époque par les Américains au Vietnam.
L’histoire bafouille ensuite. Après le Nagaland et le Mizoram, c’est au tour de l’Assam, du Manipur et du Tripura de sombrer dans des cycles de violence durant les années 1970-80, aux causes nationalistes s’ajoutant des griefs ethniques et religieux. Les gouvernements indiens successifs, tels des pompiers pyromanes, tentent d’éteindre des insurrections qu’ils ont largement contribué à faire perdurer en raison de leur approche exclusivement sécuritaire et de la vigueur de leur répression. L’armée indienne dispose en effet de pouvoirs étendus dans la plupart des États du Nord-Est, au travers de la loi AFSPA (Armed Forces Special Power Act) entrée en vigueur dès 1958 et toujours appliquée aujourd’hui. Selon les dispositions de cet loi, les forces armées indiennes ont toute liberté pour arrêter, emprisonner ou abattre un suspect soupçonné de troubler l’ordre public ou d’activités illégales. En outre, les soldats engagés dans des actions sous couvert de l’AFSPA bénéficient d’une impunité totale, bien que récemment remise en cause par la Cour suprême indienne. Ainsi, plus de mille cinq cents personnes auraient été assassinées au Manipur du fait de l’AFSPA entre 1979 et 2012. Ces dispositions légales d’exception, d’une dureté sans équivalent parmi les « démocraties libérales », ont permis à l’État indien de maintenir son emprise sur les territoires du Nord-Est, au prix d’une aliénation durable des populations. Il n’est aussi pas exagéré de dire que l’AFSPA a constitué le principal carburant des mouvements d’oppositions à l’Inde dans la région, attisant des conflits qui se seraient sinon apaisés.
Une région sous tutelle
Avec ces décennies de conflit au Nord-Est indien, ce sont des sociétés entières qui ont été brutalisées, soumises d’une part à la dureté de l’État indien et de son appareil judiciaire et militaire, d’autre part aux mouvements de « libération nationale » se comportant au fil des années en oppresseurs. Ces derniers ont créé de véritables systèmes mafieux, organisant des trafics et transactions en tous genres, notamment la drogue (via la Birmanie). De son côté, l’État central se plaît à jouer de la carotte et du bâton, promettant ici autonomie et statut dérogatoire tout en maintenant là des juridictions d’exception draconiennes.
Depuis quelque temps, les conflits entremêlés du Nord-Est semblent connaître une certaine accalmie. 2016 est en effet l’année la moins meurtrière depuis vingt-cinq ans, avec 151 morts, contre près de 1700 lors du pic des violences en 2000. Longue durée des insurrections (plus de soixante ans pour le Nagaland), usure et lassitude des populations, occupation militaire indienne continue (le Manipur a ainsi été décrit dans un télégramme diplomatique américain de 2006 comme « une colonie plus qu’un État indien »), investissements massifs du gouvernement central… Tous ces facteurs ont une part dans le déclin de la conflictualité régionale, sans pour autant qu’une tendance d’ensemble ne se dessine, forces centrifuges et intégratrices œuvrant de concert pour maintenir la région dans les limbes.
Ainsi, à l’heure où Irom Sharmila accepte le jeu démocratique, où des milliers de jeunes de la région occupent à Delhi, Bangalore ou Bombay des emplois qualifiés dans les nouvelles technologies, le Nord-Est semble n’avoir jamais été aussi proche de la « normalisation » tant espérée par New Delhi. Dans cette logique, la région n’est pas différent d’autres parties de l’Union lorsqu’il subit l’assaut d’une culture indienne uniformisée et standardisée, effaçant les particularismes et créant de toute pièce une nation post-moderne. Que l’on soit au Pendjab ou au Nagaland, au Tamil Nadu ou au Manipur, les soap operas de Bollywood, les matchs de cricket de l’Indian Premier League, les noodles Maggi ou les publicités pour les préparations privées aux examens d’entrée dans les grandes écoles forment un quotidien unificateur et intégrateur.
Cependant, ces marqueurs panindiens sont certes les plus visibles, mais non les plus structurants. Si la culture du Nord-Est change pour se ranger dans le mainstream indien, le processus général est loin d’être uniforme. Ainsi, à l’échelle politique et économique, élections libres, autonomie régionale et plans d’investissements se succèdent, avec comme principale conséquence non pas une plus grande stabilité ou prospérité pour la région, mais le développement de la corruption, d’un clientélisme et d’un décalage croissant entre élites inamovibles et populations dans l’expectative.
Les migrations de travail massives vers les grandes métropoles indiennes mettent en relief cette impasse politique et économique dans laquelle se trouve la région. Un autre symptôme en est la poursuite des luttes armées. En 2015, alors que le Tripura voulait croire au retour de la paix en abrogeant officiellement l’AFSPA, l’une des principales organisations de résistance naga rompait la trêve de quatorze ans qui la liait avec le gouvernement indien pour lancer une série d’attaques contre les forces de sécurité indiennes. Quelques mois plus tard, des mouvements régionaux « historiques » se réunissaient en Birmanie afin d’unir leurs forces contre l’État indien, revendiquant rapidement leur premier fait d’armes, en tuant dix-huit soldats indiens lors d’une embuscade à la frontière indo-birmane. En représailles, l’armée indienne alla jusqu’à pénétrer en territoire birman afin de lancer des raids contre les camps rebelles. Tel est le paysage du Nord-Est indien : des cicatrices de violences passées qui tardent à se refermer, une mainmise étatique complète sur les processus politiques et économiques, des rebelles en manque de cause, des populations désireuses de normalité et de paix, lasses de conflits qui ont causé plus de vingt-mille victimes depuis le début des années 1990.
Un avenir indien
Sur la longue durée, New Delhi pourra inlassablement tenter d’acheter la paix, celle-ci ne viendra que par un assainissement des pratiques démocratiques, un retour de l’armée dans ses casernes et avec elle la fin de l’AFSPA. Elle nécessitera aussi une prise de conscience de l’état de détresse dans lequel peuvent se sentir des populations qui ont connu brimades, humiliations et injustices. Mais tout cela pourrait se révéler insuffisant. Le Nord-Est et ses cycles de violences ne sont pas un cas isolé au sein de l’Union indienne, et rappellent tristement le drame du Cachemire, toujours en proie à une insurrection latente, alimentée par une jeunesse en perdition, ouvertement hostile à l’Inde et souhaitant plus que jamais en finir avec des décennies de mise sous tutelle. À l’écart de la démocratie indienne, la voie que le Nord-Est prendra ne pourra cependant se faire sans l’aval du corps principal de la nation, à New Delhi.
Pour aller plus loin
Sudeep Chakravarti, Highway 39: Journey through a fractured land, Fourth Estate, 2012.
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