Inde : les marges du Nord-Est ou l'histoire nationale en négatif
Contexte
Le nord-est de l’Inde recouvre une aire géographique qui comprend sept États de l’Union indienne : l’Assam, l’Arunachal Pradesh, le Nagaland, le Manipur, le Mizoram, le Tripura et le Meghalaya. Ces « sept sœurs » rassemblent 45 millions d’habitants sur un territoire légèrement plus grand que le Royaume-Uni. À l’échelle de l’Inde, cette région est donc loin d’occuper une place démographique ou géographique centrale. Il en va tout autrement sur le plan politique. Si les États du Nord-Est ne sont reliés à l’Inde qu’au travers du corridor de Siliguri, une étroite bande de terre d’à peine plus de vingt kilomètres, le gouvernement central de New Delhi oppose à cette tyrannie de la géographie une présence administrative, militaire et économique soutenue.
Une géographie de peuples insoumis
C’est le plus puissant de ces royaumes, l’Assam, qui va dominer durablement la région. Ses souverains contrôlent entre le XIIIe et le XVIIIe siècle la basse vallée du Brahmapoutre, principale source de pouvoir entre le Bengale, la Birmanie et le Tibet. Le royaume d’Assam propulse le Nord-Est dans les tourbillons de la géopolitique régionale : sa prospérité et sa position de carrefour attisent la convoitise des grands empires limitrophes, notamment les Birmans et les Moghols. Ces derniers tentent ainsi de se l’approprier à la fin du XVIIe siècle en menant plusieurs expéditions terrestres et navales sous le règne du dernier des Grands Moghols, Aurangzeb. Elles se révèlent infructueuses, les guerriers ahoms tenant en échec ces visées impériales jusqu’à l’orée de l’époque moderne et l’entrée en scène de la Grande-Bretagne.
Au début du XIXe siècle, les Britanniques sont déjà bien implantés en Inde, le Bengale, frontalier de l’Assam, étant le berceau historique de leur présence. Le Brahmapoutre est alors le trait d’union entre Calcutta, capitale de l’empire, et le Nord-Est ; c’est ce fleuve qui va servir d’axe de pénétration des Anglais dans la région. En 1824, à la suite d’une demande d’intervention émanant de monarques locaux victimes d’invasions répétées des Birmans, les forces britanniques libèrent la région de l’influence birmane et utilisent leur victoire pour rattacher l’Assam et le Manipur à leurs dominions indiens. Le pouvoir colonial espère par cette politique d’annexion ouvrir une voie de communication directe entre les Indes et l’empire chinois, permettant ainsi aux marchands de l’East India Company d’écouler plus aisément leur production d’opium vers le marché chinois.
L’empire des Indes et le rattachement du Nord-Est au système-monde
Au sein de cette construction coloniale inédite, les peuples et les sociétés du Nord-Est, jusqu’alors relativement isolées d’une culture indo-aryenne hindoue, basculent progressivement vers des liens de sujétion politique, économique et sociétale. Ces processus, lents, fluctuants et encore en cours aujourd’hui, entraînent une acculturation de ces sociétés, qui perdent des modes d’organisations socioculturelles uniques construits sur plusieurs siècles (animisme, matrilinéarité, culture orale, etc.) pour embrasser la « modernité occidentale » ; la conversion au christianisme évangélique et l’anglicisation de l’éducation en sont les manifestations les plus visibles.
Politiquement, les Britanniques adoptent une gestion à géométrie variable de leurs territoires, divisant entre une province administrée directement par le Vice-roi (l’Assam, rattaché jusqu’en 1911 au Bengale), des États princiers où les monarques et rajas demeurent en place (Tripura, Manipur), des zones sous juridiction spéciale, « exclue et non administrée » (Nagaland, Territoires de l’Agence frontalière du Nord-Est). Ce patchwork administratif offre alors aux autorités coloniales une impression de stabilité et de pacification réussie, contrastant avec une Inde « continentale » traversée depuis le début du XXe siècle par des mouvements indépendantistes anti-britanniques.
L’indépendance qui ne vint pas
La Seconde Guerre mondiale place en effet la région au centre des stratégies des belligérants, devenant la tête de pont alliée face aux offensives japonaises, qui atteignent les régions du Nagaland et du Manipur. Les populations sont soumises à contribution, bâtissant pistes d’aérodromes et camps de réfugiés, routes et baraquements militaires, tandis que près de 20 000 foyers sont réquisitionnés pour les besoins de l’armée. Les Britanniques pratiquent en outre une politique de la terre brûlée, afin d’empêcher les Japonais de disposer des ressources agricoles de la région. Les peuples du Nord-Est sortent meurtris de ces années de guerre : il faut dire que leur position sur la ligne de front a profondément altéré le tissu économique et sociétal régional. Par ailleurs, les sociétés entrent de plein fouet en contact avec une certaine modernité, celle des avions de chasse et des tanks, des cigarettes et des conserves de corned-beef des G.I.
Estimant donc qu’ils ont contribué plus que de raison à l’effort de guerre anglo-américain, les peuples du Nord-Est entendent bien profiter du retrait britannique des Indes pour faire valoir leur droit à l’autodétermination. Las. Si le Pandit Nehru a fourbi son combat contre le pouvoir colonial en invoquant le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », il ne saurait en être question pour les autres peuples se trouvant au sein des ex-Indes britanniques. Il est de fait hors de question de remettre en cause l’intégrité territoriale léguée par les Britanniques, acquise après une lutte de longue haleine.
Rapidement, il apparaît aux peuples du Nord-Est que l’Inde nehruvienne est bien plus dans la continuité institutionnelle, politique et territoriale que dans la rupture avec l’ex-pouvoir britannique. S’ils étaient prêts à négocier leur indépendance avec un Vice-roi britannique, ils utiliseront la manière forte face à un Vice-roi indien. Dès 1947, alors que Nehru prend possession de ses dominions indiens, dans le Nord-Est, les élites s’organisent, prêtes à leur tour à mener leur lutte de libération nationale contre New Delhi, violente s’il le faut. Aussi, si chez de nombreux Indiens l’année 1947 marque la fin d’une histoire coloniale, parmi les populations du Nord-Est elle symbolise le remplacement d’un pouvoir impérial par un autre, certes plus proche, mais aux stratégies non moins brutales.
Pour aller plus loin
Perry Anderson, The Indian Ideology, Three Essays Collective, 2012
Soutenez-nous !
Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.
Faire un don