Histoire
Analyse

Inde : les marges du Nord-Est ou l'histoire nationale en négatif

Carte du royaume d'Assam dans le nord-est de l'Inde, datant de 1780. (Source : Wikimedia)
Carte du royaume d'Assam dans le nord-est de l'Inde, datant de 1780. (Source : Wikimedia)
Le nord-est de l’Inde représente bien plus qu’une simple expression géographique. La région revêt dans la psyché nationale une dimension culturelle, historique et sociétale qui la distingue du reste du pays. D’autres lignes de fractures internes à l’Union, comme au Cachemire par exemple, sont bien connues des observateurs internationaux. À l’autre extrémité du sous-continent, le Nord-Est et ses populations jouissent d’une notoriété médiatique moindre, alors qu’ils connaissent des maux similaires : aliénation culturelle vis-à-vis de New Delhi, conflits politiques et militaires anciens. C’est à cette autre marge indienne que nous allons nous intéresser, en tournant dans un premier temps notre regard sur son passé turbulent.

Contexte

Le nord-est de l’Inde recouvre une aire géographique qui comprend sept États de l’Union indienne : l’Assam, l’Arunachal Pradesh, le Nagaland, le Manipur, le Mizoram, le Tripura et le Meghalaya. Ces « sept sœurs » rassemblent 45 millions d’habitants sur un territoire légèrement plus grand que le Royaume-Uni. À l’échelle de l’Inde, cette région est donc loin d’occuper une place démographique ou géographique centrale. Il en va tout autrement sur le plan politique. Si les États du Nord-Est ne sont reliés à l’Inde qu’au travers du corridor de Siliguri, une étroite bande de terre d’à peine plus de vingt kilomètres, le gouvernement central de New Delhi oppose à cette tyrannie de la géographie une présence administrative, militaire et économique soutenue.

Une géographie de peuples insoumis

En dépit de sa situation actuelle d’éloignement spatial et politique, le Nord-Est n’a pas toujours constitué une sorte d’ »étranger proche ». Au cours du premier millénaire de notre ère, la région est alors tout à fait intégrée à son voisinage, jouant le rôle d’interface commerciale et religieuse entre monde indien, monde chinois et Sud-Est asiatique. Le Nord-Est, à la croisée de ces trois ensembles civilisationnels, agit alors comme l’une des voies de diffusion du bouddhisme et de l’hindouisme vers l’Asie orientale et du Sud-Est – chez les Khmers, les Javanais, les Chinois. Il représente un maillon essentiel du réseau des « routes de la soie », où Chinois, Indiens, Levantins et Romains s’échangent or et épices, coton et porcelaine, tigres et parfums.
Ce positionnement à la croisée d’empires façonne le peuplement de la région : au-delà des biens et marchandises, les hommes aussi circulent au sein de cet ensemble, suivant rivières et vallées, migrant d’Asie du Sud-Est et du sous-continent vers les plaines arrosées et fertiles du Brahmapoutre. Des peuples apparentés aux Khmers, aux Thaïs, aux Birmans ou aux Indo-Aryens s’installent dans la région, créant une mosaïque ethnique faite de couches successives et entremêlées. Les zones de montagnes voient l’émergence de formes d’organisations communautaires relativement lâches et autonomes tandis que dans les vallées éclosent des royaumes centralisés.

C’est le plus puissant de ces royaumes, l’Assam, qui va dominer durablement la région. Ses souverains contrôlent entre le XIIIe et le XVIIIe siècle la basse vallée du Brahmapoutre, principale source de pouvoir entre le Bengale, la Birmanie et le Tibet. Le royaume d’Assam propulse le Nord-Est dans les tourbillons de la géopolitique régionale : sa prospérité et sa position de carrefour attisent la convoitise des grands empires limitrophes, notamment les Birmans et les Moghols. Ces derniers tentent ainsi de se l’approprier à la fin du XVIIe siècle en menant plusieurs expéditions terrestres et navales sous le règne du dernier des Grands Moghols, Aurangzeb. Elles se révèlent infructueuses, les guerriers ahoms tenant en échec ces visées impériales jusqu’à l’orée de l’époque moderne et l’entrée en scène de la Grande-Bretagne.

Au début du XIXe siècle, les Britanniques sont déjà bien implantés en Inde, le Bengale, frontalier de l’Assam, étant le berceau historique de leur présence. Le Brahmapoutre est alors le trait d’union entre Calcutta, capitale de l’empire, et le Nord-Est ; c’est ce fleuve qui va servir d’axe de pénétration des Anglais dans la région. En 1824, à la suite d’une demande d’intervention émanant de monarques locaux victimes d’invasions répétées des Birmans, les forces britanniques libèrent la région de l’influence birmane et utilisent leur victoire pour rattacher l’Assam et le Manipur à leurs dominions indiens. Le pouvoir colonial espère par cette politique d’annexion ouvrir une voie de communication directe entre les Indes et l’empire chinois, permettant ainsi aux marchands de l’East India Company d’écouler plus aisément leur production d’opium vers le marché chinois.

L’empire des Indes et le rattachement du Nord-Est au système-monde

Avec la conquête britannique, c’est donc toute la région qui entre dans une vassalisation politique à l’égard des pouvoirs en place à Calcutta puis à Delhi, opérant une rupture historique dont les soubresauts se font toujours sentir. Alors que les empires indiens successifs, des Mauryas aux Moghols, n’avaient jamais laissé d’empreinte au-delà de la rive droite du Brahmapoutre, cette séparation prend fin avec le Raj britannique. Après l’Assam, c’est au tour des petites principautés et tribus de passer graduellement dans le giron de la Couronne, les derniers territoires étant arrachés aux Tibétains en 1914. Londres peut ainsi contempler, à la veille de la Première Guerre mondiale, un empire à son apogée, où le Nord-Est occupe une position stratégique, poste de garde avancé face à la Chine.

Au sein de cette construction coloniale inédite, les peuples et les sociétés du Nord-Est, jusqu’alors relativement isolées d’une culture indo-aryenne hindoue, basculent progressivement vers des liens de sujétion politique, économique et sociétale. Ces processus, lents, fluctuants et encore en cours aujourd’hui, entraînent une acculturation de ces sociétés, qui perdent des modes d’organisations socioculturelles uniques construits sur plusieurs siècles (animisme, matrilinéarité, culture orale, etc.) pour embrasser la « modernité occidentale » ; la conversion au christianisme évangélique et l’anglicisation de l’éducation en sont les manifestations les plus visibles.

Carte du nord-est de l'Inde sous domination britannique en 1891.
Carte du nord-est de l'Inde sous domination britannique en 1891. (Source : Wikimedia)
Sur le plan économique, la région est mise au service des intérêts britanniques, selon le schéma classique d’une économie coloniale, car les politiques d’investissement se décident selon les besoins non des populations locales, mais des marchés métropolitains et mondiaux. C’est de cette manière que naît l’industrie du thé en Assam dès la décennie 1840, afin d’alimenter le marché européen et de concurrencer les productions chinoises. Plus tard, ce seront aux sous-sols d’être exploités pour leur richesse en pétrole, ou encore aux forêts d’être défrichées et exploitées pour leurs essences. Ces politiques nécessitent un apport de populations extérieures, les autorités coloniales décident, pour des raisons politiques (« diviser pour mieux régner ») et économiques (main-d’œuvre bon marché et docile) de favoriser l’implantation massive de migrants venant du Bengale voisin. Cette modification majeure des équilibres démographiques entamée par les Britanniques va poser les bases de conflits durables, nombres de peuples « indigènes » ne voyant dans cette politique qu’une invasion ayant pour but de créer des antagonismes entre autochtones et primo-arrivants.

Politiquement, les Britanniques adoptent une gestion à géométrie variable de leurs territoires, divisant entre une province administrée directement par le Vice-roi (l’Assam, rattaché jusqu’en 1911 au Bengale), des États princiers où les monarques et rajas demeurent en place (Tripura, Manipur), des zones sous juridiction spéciale, « exclue et non administrée » (Nagaland, Territoires de l’Agence frontalière du Nord-Est). Ce patchwork administratif offre alors aux autorités coloniales une impression de stabilité et de pacification réussie, contrastant avec une Inde « continentale » traversée depuis le début du XXe siècle par des mouvements indépendantistes anti-britanniques.

L’indépendance qui ne vint pas

De manière révélatrice, lors du détachement de la Birmanie de l’empire des Indes en 1937, les États du Nord-Est ont failli être attribués à cette dernière et non à l’Inde. Les hésitations des Britanniques soulignaient ainsi le lien ténu unissant ces sociétés avec le reste du sous-continent et a contrario leur proximité avec les peuples du Sud-Est asiatique. En outre, les Britanniques portent volontiers sur ces sociétés des regards empreints d’ethnologie coloniale, où figurerait comme trait dominant une absence d’historicité et de sens d’organisation politique. Or, s’il est vrai que les concepts gandhiens ou les grandes idéologies ne figurent pas parmi les points de ralliement des sociétés du Nord-Est, ces dernières vont cependant être propulsé au cœur de la fabrique de l’Histoire.

La Seconde Guerre mondiale place en effet la région au centre des stratégies des belligérants, devenant la tête de pont alliée face aux offensives japonaises, qui atteignent les régions du Nagaland et du Manipur. Les populations sont soumises à contribution, bâtissant pistes d’aérodromes et camps de réfugiés, routes et baraquements militaires, tandis que près de 20 000 foyers sont réquisitionnés pour les besoins de l’armée. Les Britanniques pratiquent en outre une politique de la terre brûlée, afin d’empêcher les Japonais de disposer des ressources agricoles de la région. Les peuples du Nord-Est sortent meurtris de ces années de guerre : il faut dire que leur position sur la ligne de front a profondément altéré le tissu économique et sociétal régional. Par ailleurs, les sociétés entrent de plein fouet en contact avec une certaine modernité, celle des avions de chasse et des tanks, des cigarettes et des conserves de corned-beef des G.I.

Estimant donc qu’ils ont contribué plus que de raison à l’effort de guerre anglo-américain, les peuples du Nord-Est entendent bien profiter du retrait britannique des Indes pour faire valoir leur droit à l’autodétermination. Las. Si le Pandit Nehru a fourbi son combat contre le pouvoir colonial en invoquant le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », il ne saurait en être question pour les autres peuples se trouvant au sein des ex-Indes britanniques. Il est de fait hors de question de remettre en cause l’intégrité territoriale léguée par les Britanniques, acquise après une lutte de longue haleine.

Rapidement, il apparaît aux peuples du Nord-Est que l’Inde nehruvienne est bien plus dans la continuité institutionnelle, politique et territoriale que dans la rupture avec l’ex-pouvoir britannique. S’ils étaient prêts à négocier leur indépendance avec un Vice-roi britannique, ils utiliseront la manière forte face à un Vice-roi indien. Dès 1947, alors que Nehru prend possession de ses dominions indiens, dans le Nord-Est, les élites s’organisent, prêtes à leur tour à mener leur lutte de libération nationale contre New Delhi, violente s’il le faut. Aussi, si chez de nombreux Indiens l’année 1947 marque la fin d’une histoire coloniale, parmi les populations du Nord-Est elle symbolise le remplacement d’un pouvoir impérial par un autre, certes plus proche, mais aux stratégies non moins brutales.

Par Guillaume Gandelin

Pour aller plus loin

Perry Anderson, The Indian Ideology, Three Essays Collective, 2012

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, Guillaume Gandelin est spécialiste de l’Asie du Sud, avec une prédilection pour l’Inde où il a vécu et étudié. Chercheur au Laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques (Lépac) depuis 2012, il assure la préparation et le suivi scientifique de l’émission "Le Dessous des Cartes", diffusée chaque semaine sur Arte et participe au développement du projet de géopolitique prospective Les Futurs du Monde. Il est par ailleurs régulièrement sollicité pour intervenir dans le cadre de conférences, tables rondes et séminaires de formation, aussi bien en français qu’en anglais.