Inde : Au coeur des "shopping malls", nouveaux temples des classes moyennes
Ce sont donc des lieux chargés d’imaginaire, qui véhiculent notamment l’idée de la montée d’une « nouvelle classe moyenne » en Inde. Au travers d’enquêtes menés dans plusieurs d’entre eux à Delhi, nous avons cherché à comprendre comment ces espaces de consommation participaient à façonner les identités dans l’Inde contemporaine.
« Très grand, très cher ! »
Originaire de l’Etat voisin, bien que travaillant à Delhi depuis une dizaine d’année, Shami n’était rentré qu’une seule fois dans un shopping mall. Il y a quatre ans – nous dit-il, sa femme et ses deux fils ont séjourné à Delhi. Il les avait alors emmenés au Select Citywalk. Avec ses 180 magasins détaillés sur trois étages, ce complexe est gargantuesque. Shami et sa famille n’y sont pas restés plus de cinq minutes. « Bôhot bara, bôhot mehenga ! » (« Très grand, très cher ! »), nous dit-il.
Des barrières matérielles, tout d’abord, car ces établissements ne correspondent ni aux besoins, ni au niveau de revenu d’une partie de la population. Mais aussi des barrières symboliques, tant le dispositif établi par les malls contribue à créer un sentiment de malaise ou de rejet chez ceux qui ne sont pas coutumiers de ces environnements.
On s’accorde généralement à définir ce groupe comme la « classe moyenne » indienne, bien que ne répondant pas aux critères internationaux comme le revenu médian – celui-ci étant presque équivalent au seuil minimum de pauvreté indien, ou le taux d’équipement – seuls 4,6 % des ménages indiens possèdent à la fois une télévision, un ordinateur, un véhicule et un téléphone.
« Regarde ce mec, il porte une fausse veste Armani. Qu’est-ce qu’il cherche à prouver ? »
En effet, comme l’écrivait le sociologue Thorstein Veblen dès 1899 dans sa « Théorie de la classe de loisir », consommer est une manière de se différencier de certains groupes sociaux : « Toute classe est mue par l’envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin. »
Lorsque nous avons rencontré Sameer, étudiant d’école de commerce, nous avons ainsi pu recueillir un discours critique sur certains utilisateurs des malls, qui « viennent au mall pour prendre des selfies », « ne consomment même pas », « achètent des fausses marques dans les bazaars ». Lui, en revanche, porte une ceinture Dior originale, qu’il a acheté dans le mall le plus cher de la ville.
Il me demande : « Regarde ce mec, il porte une fausse veste Armani. Qu’est-ce qu’il cherche à prouver ? »
Mais la consommation ostentatoire n’est pas le seul moyen de se distinguer, comme le montrait le sociologue Pierre Bourdieu dans son ouvrage « La Distinction » en 1979. Pour lui, les classes sociales se différencient davantage par leurs pratiques. Shruti, issue d’une famille d’industriels, nous faisait part de son dégoût de l’ostentation : « A mon avis, il y a deux types de personnes qui vont au mall : ceux qui aiment se mettre en avant, améliorer leur statut, et qui portent des marques voyantes et des couleurs flashy ; et ceux – et je me considère l’une d’entre eux, qui portent un amour profond pour la mode. »
Cette distinction fait écho à une analyse sociologique répandue qui voit la classe moyenne fractionnée entre les « nouveaux riches », qui ont connu une ascension sociale rapide depuis la libéralisation économique de l’Inde, et la « vieille bourgeoisie », dont la fortune est établie de longue date, les premiers étant déconsidérés par les seconds pour leurs habitudes de consommation, leurs préférences pour certaines modes et films populaires, ou pour leur manque de maitrise de l’anglais.
« Les Punjabis sont dépensiers »
Consumérisme ou cultures de consommation ?
Une fois pour toutes, la globalisation n’est pas synonyme d’homogénéisation, et encore moins d’américanisation, écrit Rana Dasgupta dans « Capital ».
En effet, « la présence des marques américaines ne changeait pas le fait que l’Inde – dont la relation avec le capitalisme occidental était chargé d’ambivalences historiques, restait un pays nettement plus pauvre que les Etats-Unis, et que ce qui y émergeait ne ressemblait à rien de connu là-bas. Même ces indiens qui sirotaient des cafés dans les shopping malls donnaient à leur activité un autre sens que celui donné dans d’autres coins du monde. Le shopping mall n’était rien de plus qu’un élément d’un paysage morcelé, à l’intérieur et à l’extérieur – tant il n’existait pas la moindre continuité entre le monde du mall et le monde hors les murs, où les vendeurs de rue, bidonvilles et embouteillages attendaient le consommateur repu. »
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