Société
Reportage

Inde : poker à Delhi, rendez-vous clandestins

Joueurs de poker à Jaisalmer, dans l'Etat indien du Rajasthan.
Joueurs de poker à Jaisalmer, dans l'Etat indien du Rajasthan. (Crédits : John Henry Claude Wilson / Robert Harding Heritage / AFP)
La nuit tombée, les nouveaux riches de Delhi accros au poker se rendent dans les cercles clandestins pour assouvir leur passion. La pratique du Texas Hold’em dans les grandes villes est à la fois symptomatique d’une globalisation culturelle et de l’enrichissement de certaines franges de la population. Rien de mieux que d’observer de près l’émergence de nouveaux loisirs pour comprendre les mutations de la société indienne. Immersion dans un monde nouveau.

Contexte

En Inde, les jeux d’argent sont encadrés par le Public Gambling Act de 1867, une loi fédérale adoptée par tous les Etats indiens à l’exception de Goa, Daman & Diu, et du Sikkim. Une des dispositions principales de cette loi est d’interdire strictement l’organisation des jeux d’argent. Problème : la définition de « jeu d’argent », donnée dans la section 2 du texte, reste très floue.

En 1996, la Cour Suprême indienne se saisit de la question et précise que les jeux requérant de l’adresse (skills) « de manière prépondérante » (preponderantly), ne doivent pas être considérés comme jeux d’argent, et donc autorisés. Mais le cas des jeux de cartes comme le poker et le rami, qui requièrent à la fois chance et adresse, n’est toujours pas réglé. En 2012, la Haute Cour de l’Etat du Tamil Nadu est saisie de la question et considère le rami comme un jeu d’argent. Le cas monte alors jusqu’à la Cour Suprême indienne qui décide finalement de laisser aux Etats la liberté de trancher la question. Si certains ont mis en place des systèmes de licence, pour l’heure, la majorité des Etats indiens a maintenu l’interdiction. Le poker en Inde continue donc à se jouer essentiellement dans le huis-clos des salles clandestines, d’autant plus qu’elles peuvent rapporter très gros – net d’impôt.

Les prénoms ont été modifiés.
De jour, Deepak* est responsable des ventes pour une start-up de e-commerce à Delhi. Mais bien souvent, une fois achevée sa journée de travail, il s’engouffre dans sa Honda City et fonce jouer son salaire au poker. Devenu accro au jeu lors de ses années étudiantes, il n’a depuis cessé de pratiquer sa passion, allant même jusqu’à organiser des parties dans son propre appartement.
Cela fait de lui un guide hautement qualifié pour nous mener au cœur du monde du poker et de l’argent. Car pour qui veut comprendre comment les classes supérieures indiennes construisent leur « entre-soi » élitaire, les cercles de poker clandestins à Delhi offrent un terrain d’observation idéal. Clandestins car une loi coloniale datant de 1867 interdit toujours les jeux d’argent dans la plupart des Etats indiens. Malgré cela, les casinos et les cercles de poker illégaux fleurissent dans les grandes villes du pays, encouragés par l’enrichissement de certaines franges de la société à la recherche de nouveaux loisirs.

L’organisation des parties de poker clandestines

Les quartiers résidentiels de Delhi, ultra-sécurisés, fournissent des lieux de choix pour héberger les parties de poker où l’on joue de l’argent. Dans la première maison où nous nous rendons, dans la banlieue chic de la ville, la table de poker est le seul meuble des cinq pièces qui composent la demeure. A chaque tour de carte, le croupier, originaire de Goa, un Etat réputé pour ses nombreux casinos, insère une partie des jetons misés dans une fente creusée dans la table, soit environ 5% des gains totaux. A raison d’une vingtaine de tours par heure, les 30 000 roupies de loyer (450 euros) sont vite rentabilisées. Et pourtant, c’est une des plus petites tables de la ville, avec des mises de départ (buy-in) à seulement 5000 roupies (70 euros).

Les plus grosses parties de poker se déroulent généralement dans le sud de Delhi, là où vivent les Indiens les plus aisés. Un SMS nous avertit de l’horaire (généralement après 21h) et du lieu. Les appartements, parfois les sous-sols, sont aménagés en salles de poker, certaines dignes de grands casinos, comme lorsque Deepak a voulu miser l’intégralité de ses gains amassés après plusieurs soirées à remporter des mises.

Ce jour-là, nous nous garons devant la résidence d’une riche famille delhiite, où sont déjà stationnées deux Audi, trois BMW et une Volvo. Au sous-sol, la porte blindée n’a pas de poignée, et il faut frapper plusieurs fois avant que la porte s’ouvre. Le système de sécurité est particulièrement sophistiqué. Dans le hall d’entrée, plusieurs écrans diffusent les images des caméras de surveillance, visiblement disséminées un peu partout dans la résidence et dans la rue. En revanche, rien ne semble indiquer la présence d’une table de poker. Soudain, à notre droite, le mur bouge. Une porte, incrustée, s’ouvre sur une table de poker. On dépose notre mise en espèce, on prend une pile de jetons, et on s’assoit.

Une sociologie des joueurs de poker

Les adversaires ont entre 20 et 50 ans. Confortablement enfoncés dans de lourds fauteuils en cuir, ils s’allument des cigarettes à l’envi, parfois des joints, se rinçant régulièrement le gosier d’une rasade de whisky. Malgré les fortes sommes qu’ils sont en train de jouer, ils semblent extrêmement détendus (certains possèdent des jetons pour plus de 200 000 roupies, soit 3 000 euros). Pour eux, c’est un « casual game » (une petite partie), nous explique Deepak, qui perdra finalement 30 000 roupies (450 euros) au cours de cette partie.

L’un des joueurs est cadre supérieur chez Pernod-Ricard, l’entreprise qui règne sans partage sur le marché des spiritueux en Inde. Il se rend régulièrement dans le Bordelais pour le négoce, et parle très bien français. Il me présente les autres joueurs. Les deux jeunes viennent d’une famille possédant deux hôtels cinq étoiles à Delhi. Le moustachu avec une chaîne en or a récemment vendu son usine de textile à Chennai. A côté de moi, un avocat d’affaires de Calcutta séjourne à Delhi le temps d’un projet. Un autre joueur, la cinquantaine, dirige une entreprise de bâtiment en Nouvelle-Zélande. Il est à Delhi pour s’occuper de sa mère, souffrante.

Notre discussion est interrompue par l’arrivée de Manoj, le propriétaire de la salle. Il s’installe nonchalamment dans le dernier siège encore libre et claque des doigts. Un serveur lui apporte aussitôt un paquet de jetons, une pile de chewing-gums et un grand verre de thé glacé. C’est un petit homme joufflu vêtu d’un sweat US Polo ASSN, d’un pantalon de jogging imprimé du drapeau américain, avec aux pieds une paire de tongs signée par la virgule de Nike. Il pose les clés de sa BMW sur la table et déclare à l’audience en s’esclaffant : « C’est ce que je suis prêt à perdre ce soir. » Rire général, qui s’achève seulement quand il remet le trousseau dans sa poche.

Manoj a une quarantaine d’années. Il a vécu à Londres jusqu’à ses 25 ans, lorsqu’il est venu s’installer en Inde, le pays d’origine de ses parents. Aujourd’hui, il possède plusieurs hôtels et restaurants à Delhi et Gurgaon. En supplément de ses activités légales, il organise aussi des parties de poker. Cela fait une dizaine d’années que « Manoj Uncle » est un acteur des jeux d’argent à Delhi, et il s’en rappelle les jours difficiles.

La répression des jeux d’argent

Voir l’article « 14 arrested after raids at casinos in GK-I, Kalkaji », Times of India, 10/02/2013.
Lors du festival hindou de Diwali en 2013, plusieurs casinos souterrains furent démantelés par la police lors d’une opération conjointe*. Outre les 14 personnalités arrêtées, les 6 voitures de luxe confisquées et 51 000 euros en liquide saisis, des jetons d’une valeur totale de 2,5 millions de dollars furent trouvés, indiquant la présence régulière de très gros joueurs.

Comme toujours pendant la nuit de Diwali, les sommes misées étaient très importantes. Selon le mythe hindou, la déesse Parvati avait décrété que quiconque jouerait de l’argent à Diwali prospérerait pendant le reste de l’année. Les policiers, bien au fait de ces traditions, demandèrent des commissions tellement élevées aux propriétaires des casinos qu’ils refusèrent de les verser. D’où l’opération policière.

Cette affaire jeta un froid pendant quelques temps dans les milieux du poker à Delhi, et Manoj fut un des premiers à réorganiser des parties d’envergure après cet événement. Aujourd’hui, le succès de sa table le rend optimiste sur l’avenir de son affaire. D’autant que la Cour Suprême indienne doit bientôt rendre un jugement qui pourrait autoriser l’organisation de parties de poker. Depuis peu, les Hautes Cours du Karnataka et d’Andhra Pradesh considèrent déjà le poker comme un jeu d’adresse et non plus comme un jeu de hasard, une distinction centrale au regard de la loi indienne.

Le poker, nouveau loisir des classes moyennes

Jaya: An Illustrated Retelling of the Mahabharata, p.144, Penguin, 2010.
Jouer aux cartes reste néanmoins une activité taboue en Inde, bien que la culture du jeu n’y soit pas nouvelle. Même en dehors de Diwali, on joue parfois en famille de petites sommes à la version locale du Texas Hold’em, le Teen Patti. Comme le montre le mythologiste indien Devdutt Pattanaik*, pendant la période védique, jouer des biens ou de l’argent aux dés était d’ailleurs un rituel sacré auquel aucun roi ne pouvait se dérober.

Quoi qu’il en soit, certains nouveaux riches, familiarisés aux loisirs de l’étranger, ont rapidement adopté le poker américain. Un joueur se décrivant comme « professionnel » nous explique ainsi que les joueurs de Delhi, souvent inexpérimentés, peuvent même parfois miser des sommes faramineuses. John est un jeune homme d’une trentaine d’années, tout droit sorti de l’IIT Kharagpur, une prestigieuse d’école d’ingénieur en Inde. Il a choisi de devenir joueur de poker à plein temps après la faillite de sa start-up de service informatique à Bangalore.

Comme beaucoup d’autres, John a appris à jouer au poker sur le jeu en ligne Zynga Poker. Et comme bien d’autres, il s’est lassé de jouer devant un écran : il est rapidement passé au « real poker ». Il ne cache pas avoir été inspiré par d’autres jeunes joueurs indiens ayant fait fortune grâce à ce jeu. Certains d’eux sont même devenus célèbres en participant aux World Series of Poker (championnats du monde) à Las Vegas.

L’ascension de John a d’ailleurs été fulgurante, le propulsant très vite dans les plus gros casinos de Goa. Mais il y perdit 14 000 euros en une nuit il y a quelques années. Depuis cette Bérézina, il a quitté Goa pour des tables plus faciles à Bangalore, Mumbai et Delhi, où les joueurs sont de riches professionnels, acceptant, contre quelques heures de transgression, de perdre plus qu’ils ne gagnent.

En effet, on aurait tort de croire que c’est l’appât du gain qui traîne le Delhi doré dans les salles de poker. Dans une Inde où le contrôle social est omniprésent – au travail, dans la rue, à la maison -, ces cercles clandestins offrent des sas de décompression pour ceux qui en ont les moyens. Avec une croissance démographique et économique soutenue, les jeux d’argent ont de beaux jours devant eux au pays de Gandhi, l’ascétique.

Par Yves-Marie Rault

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A propos de l'auteur
Doctorant au CESSMA (Centre d'études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques) à l'université Paris Diderot, Yves-Marie Rault est un spécialiste de l'Inde et de ses classes moyennes. Sa thèse porte sur les créateurs d'entreprises dans le Gurajat, entre globalisation et territorialité. Il a également travaillé sur les shopping malls et le développement de la grande distribution.