Taïwan : comprendre le vote aborigène
Parmi les autochtones votants, 187 000 vivent dans les plaines et 200 000 dans les montagnes. Il s’agit bien ici d’autochtones vivant dans les plaines ou dans les montagnes, et non d’autochtones des plaines ou des montagnes. Cette deuxième appellation, qu’on entend fréquemment, paraît à la fois essentialiste et problématique.
Des scrutins spécifiques aux législatives
Par ailleurs, 6 sièges correspondent à des « circonscriptions » autochtones ayant chacune 3 sièges. En réalité, il ne s’agit pas d’une « circonscription » entendue comme territoire électoral défini ; mais plutôt d’entités « dé-régionalisées », bien sûr liées aux territoires en plaines et en montagnes, mais composées de plusieurs districts non nécessairement continus ou contigus. Elles ne s’inscrivent pas dans un cadre géographique habituel de la circonscription.
Pour ces 6 sièges, le scrutin est plurinominal majoritaire. Il est plurinominal de par la pluralité des élus par circonscription, mais également majoritaire, car seuls les trois candidats ayant obtenu le plus de voix remportent les sièges. Le vote est unique, car s’il y a plusieurs candidats, chaque votant ne vote que pour un nom. Il est là-dessus très important de rappeler que les voix sont non transférables. Il ne s’agit donc pas d’une logique de parti. Lorsqu’un candidat a obtenu assez des voix pour avoir un siège, le reliquat des voix n’est pas transférable à un autre candidat de son parti. Cela implique des stratégies spécifiques dans le choix des candidats ; ce qui est une tautologie électorale évidemment puisqu’il y a toujours des stratégies particulières. Autrement dit, il est intéressant pour un parti de ne pas choisir de candidat qui monopoliserait une trop grande majorité de voix non transférables pour les autres candidats. On ne nomme donc pas forcément de grandes figures, sans pour autant, bien entendu, choisir d’illustres inconnus.
Quant aux candidats, il y avait dans les plaines (平地) trois candidats du Kuomintang (KMT), le parti conservateur de la majorité sortante, un du Parti Démocrate-progressiste (PDP) de la nouvelle présidente Tsai Ing-wen, un du People First Party (PFP), un du Minkuotang — qui est une sorte de Kuomintang inversé pour revenir au même résultat —, un candidat de l’Alliance des militaires, fonctionnaires et travailleurs, un de l’Alliance pour la gratuité de l’assurance maladie, et des candidats sans étiquette. Ont été élus deux candidats KMT (Sra Kcaw et Ling Tsung-han) et une PDP (Chen Ying).
Dans les montagnes (山地), la première élue, Kao Chin Su Mei, est affiliée à l’union des non partisans. Le terme chinois mérite d’être souligné puisqu’il s’agit du Wudang Tuanjie Lianmeng (無黨團結聯盟), c’est-à-dire le « parti des sans-partis ». Les deux candidats KMT, Chien Tungming et Kung Wen-chi, ont été élus. Arrive en quatrième position, Wallis Perin du PDP qui n’a pas été élu.
Pour résumer, on a donc sur six sièges : quatre élus du KMT, une élue du PDP et une élue des sans-partis.
Taux de participation plus faible
Si les facteurs sont multiples, il existe une raison fondamentale : les « bleus » (du KMT) étaient sûrs de la défaite, et les « verts » (du PDP) assurés de la victoire. Il s’est peut-être propagé l’idée que voter n’était pas utile dans les deux camps avec des électeurs ne se déplaçant pas. Une situation inédite pour des élections présidentielles à Taïwan. Les changements observés sont tout à fait clairs. Le nombre de suffrages en faveur du PDP a nettement augmenté. Aux précédentes élections, le parti de Tsai Ing-wen avait rassemblé 4% des votes contre 16 % en janvier, si l’on fait une moyenne des suffrages en plaines et en montagnes. Cela reste un vote minoritaire, mais c’est tout de même une multiplication par quatre. Côté sièges, le PDP en a pris un au PFP, réunificateur. On remarque aussi une multiplication des partis et des candidats dont finalement très peu sont représentés même si cela implique une multiplication des débats, des programmes, et des opinions échangées. Un dernier point tout à fait remarquable : deux des six élus sont des femmes. Cela s’inscrit dans une tendance générale au niveau national ainsi répercutée dans le vote autochtone.
Choix électoraux, nations aborigènes et nation taïwanaise
Cette analyse est complètement erronée. Elle témoigne d’un manque d’effort dans la compréhension de ce vote autochtone et de la multiplicité des positions. En parlant avec des aborigènes, se dégage l’idée assez simple que le soutien au KMT, qui est en train d’évoluer, n’arrive pas sans arrière-fond historique. Les interactions entre les autochtones de Taïwan ont déjà plus de 400 ans d’histoire. Il faut savoir que pendant ces quatre siècles, ces derniers ont développé une perception très négative des Hans des plaines. Il s’agit des gens des plaines, mais aussi de ceux qui montent de plus en plus dans les vallées au cours des siècles. Là, ils organisent le commerce, deviennent des nœuds de relations par lesquels il faut passer, et achètent des terres dans des schémas compris par les autochtones comme des abus de faiblesse.
Pour toutes ces raisons, les aborigènes ont une perception qui leur est particulière, en sus d’une conscience souvent marquée de leur appartenance à la nation qu’ils forment eux-mêmes. Le Kuomintang est finalement arrivé comme une sorte d’arbitre dans cette situation. Il reproduit des schémas en partie semblables à ceux du colonisateur japonais. Là-dessus se superpose la politique de développement du KMT, qui conduit d’une certaine façon à l’achat de soutiens par le développement d’infrastructures même si les vrais progrès dans ce secteur datent surtout de Chen Shui-bian. Celui-ci avait ainsi commencé, même s’il n’en a pas engrangé les résultats, à ébranler la perception des autochtones.
Ce sont autant d’éléments qui, chez certains auteurs, étonnés de leur vote pour le KMT pro-chinois, sont obscurcis par leur vision nationaliste taïwanaise. Il s’agit souvent d’une projection que beaucoup d’universitaires opèrent avec leur perception de l’identité, de la réunification, de l’indépendance, de la conscience taïwanaise… Quand on interroge des autochtones, ils témoignent d’une sensation qu’il existe une nation chinoise, une nation taïwanaise, puis une nation Paiwan, une nation Amis… Il y a ainsi un jeu de nations multiples. Dans cette campagne, on a vu des personnes derrière Tsai Ing-wen, dans les comités de soutien, qui auparavant avaient toujours voté bleu (KMT). Leur perception change, mais il s’agit aussi, car il ne faut pas être naïf, d’un choix pour le parti le plus favorable à leur égard et proposant les politiques les plus utiles pour les autochtones comme nations. C’est donc également un choix réaliste, pragmatique et rationnel. Voilà, semble-t-il, le sens de cette évolution.
En conclusion, la féminisation des députés autochtones s’inscrit dans une tendance plus générale avec une femme présidente et une féminisation des députés au Yuan législatif (Lifayuan, 立法院). Cela pourrait être une tendance globale, et en Asie particulièrement, même si Tsai Ing-wen est la seule femme élue dans la région sans l’aide des réseaux familiaux.
Peut-on parler de changement politique ? Ce n’est pas certain. Un collègue évoque une « maturity of Aboriginals politics ». Mais comment ne pas se sentir mal à l’aise avec l’idée que les électeurs deviendraient plus mûrs quand ils votent pour un parti qu’on préfère ? Il faut toujours se garder des surinterprétations.
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