Culture
Témoin - pékin contemporain

 

L'impasse entre deux sourires : Dragset et Elmgreen en Chine

Une oeuvre célèbre des artistes Dragset et Elmgreen, ici au Astrup Fearnley Museet d'Oslo.
Une oeuvre célèbre des artistes Dragset et Elmgreen, ici au Astrup Fearnley Museet d'Oslo. (Crédit : MAISANT Ludovic / hemis.fr / Hemis via AFP).
La Chine donne souvent à des artistes déjà confirmés un étrange espace « gris » où ils ont le choix entre se conformer au cliché le plus typique – celui de la critique teintée de supériorité occidentale ; et l’opportunité, désormais rare à l’ouest, d’essayer quelque chose de différent sans courir trop de risque.

Dragset et Elmgreen, un couple d’artistes scandinaves basés à Berlin, jouent cette deuxième carte et occupent l’énorme espace d’exposition principale du Ullens Center for Contemporary Arts (UCCA) à Pékin avec une exposition élégante, amusante et provocatrice, conçue dans un territoire ambigu à mi-chemin entre une réflexion personnelle sur le parcours artistique qui les a amenés à la célébrité internationale et une série de vanités pleine d’humour noir sur l’état actuel du monde de l’art.

Dans le choix du titre The Well Fair, on ressent tout suite l’envie de provoquer le spectateur, de l’amener à se questionner sur l’économie comme force dominante et pilier du système global actuel.
En effet, la « Well Fair » fait référence au « Welfare State » (ou l’Etat-providence) d’un côté et à une caricature des Foires d’art contemporain de l’autre. Avec, sous-jacent, une question ouverte sur ce qui est « bien » (Well) et sur ce qui est « correct » ou « égalitaire » (Fair).

D’un pur point de vue artistique, j’ai apprécié la façon dont le duo a su mettre en scène une rétrospective de son travail via la structure architecturale et conceptuelle d’une énigmatique « foire d’art ». Là, leurs oeuvres se mélangent à des citations parfois sarcastiques, parfois nostalgiques ; et à des oeuvres d’artistes contemporains ou plus anciens dont la provocation a été toujours la force motrice.

(Crédit : D.R.)
(Crédit : D.R.)
Les stands de la dite foire ne présentent que des oeuvres dans des matériaux aux nuances de blanc, de noir ou du gris ; ce qui donne tout autant une unité esthétique et un sens d’homologation – soit ce que la théorie contemporaine appelle « visual oppression ».
Si l’on prend cette installation dans le contexte chinois, on y voit évidemment une référence prévisible et classique à l’encre et à la philosophie.
Mais, si on garde un regard détaché et plus universaliste, on peut aussi y voir une critique subtile de la culture visuelle contemporaine globale, qui à première vue se montre dans des millions des formes et couleurs différentes, mais ne diffuse dans le fond qu’un consensus et une attitude conformiste qui enferme chaque véritable effort d’originalité dans une illusion multipliée par le kaléidoscope du flux du marché et de l’infotainment.

Chaque stand démontre aussi une rigueur spatiale et une propreté typique de l’esthétique du design du nord de l’Europe, dont les deux artistes sont tributaires du fait de leurs nationalités et de leurs formations professionnelles.
Mais dans toute cette opération, la qualité et la subtilité (parfois absentes dans leur oeuvres précédentes, il faut bien l’avouer) résident dans le fait qu’aujourd’hui au sommet de leur trajectoire artistique, Dragset et Elmgreen commencent à douter de tout ce qu’ils ont fait, du système qui les a validés, et de toutes les références sur lesquelles ils ont construit leur recherche artistique.

Ainsi, The Well Fair est une exposition quasi tragi-comique sur tous ceux qui ont rêvé et souhaité mêler art contemporain et esprit subversif, révolutionnaire et magique – des débuts à l’époque des avants-gardes historiques jusqu’à aujourd’hui, et ce présent trop complexe à interpréter.
Ce présent trop fuyant pour s’en distancer suffisamment et devant lequel nous n’avons pas assez de temps pour réfléchir. Il n’est donc vu qu’au travers d’un humour qui est devenu la dernière arme d’une certaine forme d’esprit, désormais mise à l’écart, mais qui ne veut pas se taire.

Et les deux artistes de nous préparer à cette disparition avec une salle vide dotée de lumières diffuses, où seuls sont présents deux pupitres de commissaires priseurs vides (sur lesquels on peut monter et s’emparer du marteau) bercés par l’enregistrement sonore d’une vente aux enchères qui se répète en boucle.

Peu avant, on croise une sculpture réaliste qui représente un distributeur de billets avec un berceau et un nouveau né abandonné à côté. Et, dans un autre espace, avec une technique de restauration très spécifique, des morceaux carrés des murs des certains des musées les plus importants au monde (comme le Moma, le Guggenheim etc….) sont devenus des fresques monochromes silencieuses et menaçantes : tout ceci pour nous rappeler à quel point les lieux et les contextes ont obscurci la possibilité d’une existence autonome de l’oeuvre d’art et lui ont coupé la possibilité de « parler » au spectateur en dehors des codes de reconnaissance de la célébrité.

Dragset et Elmgreen nous livrent donc l’art contemporain congelé, situé dans une impasse – là où son origine contestataire est devenue un maniérisme cynique, condamné à se répéter sans cesse.
Le potentiel transformateur de l’art est désormais prisonnier de son rôle dans le paradoxe : en demandant à l’artiste contemporain d’être révolutionnaire à tout prix, en lui forçant à occuper cette seule et unique position, on ne fait rien d’autre que de l’empêcher définitivement d’être porteur d’une idée profonde de changement et on épuise son énergie dans une mauvaise pantomime qui entretient le statu quo, à la place de le secouer.

Pour autant, cela n’empêche pas cette exposition de nous toucher avec trois oeuvres dont l’impact est beaucoup plus tellurique.
La première est la plus universelle. C’est une issue de secours qui est installée à une hauteur prohibitive par rapport au niveau du sol et dont les marches pour y accéder sont détruites.

(Crédit : D.R.).
(Crédit : D.R.).
La seconde est une copie en marbre d’une sculpture classique de Dyonisos. Or, là, la représentation du beau dieu des bacchanales avec son corps sensuel et transgressif est enveloppée dans du plastique transparent, et un des ses bras est attaché a une perfusion qui suggère un médicament comme l’AZT.
(Crédit : D.R.).
(Crédit : D.R.).
La troisième, enfin, est une salle où les deux artistes exposent des dizaines de photos de leur enfance dans un cadre de propreté austère symbolique hérité des présentations IKEA, pour signifier leur éducation protestante comme le coeur d’un modèle social « parfait » sur lequel a été bâti l’image de l’Europe du Nord ; tout autant que son coté obscur qui apparaît derrière le consensus et le politiquement correct.

C’est surtout dans ces deux dernières oeuvres que la souffrance personnelle et l’intimité des deux artistes – tant dans leur expérience humaine, sociale et sexuelle – prennent les dessous sur le jeu des caricatures de l’art et de l’économie.
Mais il n’y a pas d’indulgence : les deux reviennent juste après avec une citation sur la fin du capitalisme arrangée dans un tableau graffiti qui mime une oeuvre de Christopher Wool, l’un des artistes vivants dont les tableaux ont atteint des chiffres énormes aux enchères.

A la fin du trajet symbolisé dans l’espace d’exposition on s’aperçoit que The Well Fair, malgré sa séduction subtile anti-spectacle, n’arrive pas à s’éloigner de sa nature – soit une grande exposition de deux artistes qui sont des célébrités internationales.
Pour cela, je ne crois pas que cette expo restera longtemps dans nos mémoires.

Pour autant, il y a une chose dans laquelle les deux artistes ont été subtils et courageux : leur choix d’exposer le vide qui menace l’art contemporain et l’exposition d’eux-mêmes au centre de ce vide, non comme des censeurs, mais comme des complices volontaires et dérangés, avec leurs faiblesses et leurs blessures profondes et peut-être encore ouvertes, à peine déguisées derrière l’anomalie d’un sourire, qui, pour citer Jean Baudrillard, reste suspendu au milieu entre la distance critique et celle de la collusion.

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A propos de l'auteur
Alessandro Rolandi est un artiste italien qui vit et travaille à Pékin depuis 2003. Son travail navigue entre l’art, la connaissance, le contexte social et le langage. Il utilise le dessin, la sculpture, l’installation, la performance, la photographie, les objets trouvés, les interventions, la vidéo et l’écriture textuelle. Il observe, emprunte, transforme et documente la réalité pour pour défier notre structure socio-politique, pointer ses effets sur notre vie quotidienne et sur nos schémas de pensée. alessandrorolandi.org
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