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Analyse

Pourquoi des milliers de Chinois entrent illégalement aux États-Unis

Migrants chinois le long du mur près de la ville californienne de Jacumba, après avoir traversé la frontière avec le Mexique pour demander l'asile aux États-Unis, le 24 octobre 2023. (Source : NBC)
Migrants chinois le long du mur près de la ville californienne de Jacumba, après avoir traversé la frontière avec le Mexique pour demander l'asile aux États-Unis, le 24 octobre 2023. (Source : NBC)
Ils sont poussés par la crise économique et parfois le désespoir. Par milliers des Chinois quittent leur pays pour entrer illégalement aux États-Unis. Ils transitent par des pays d’Amérique latine grâce à des filières de passeurs. Le phénomène suscite d’importants problèmes pour les autorités américaines désemparées devant cet afflux d’immigrés clandestins sans précédent.
Le nombre de migrants chinois arrêtés et détenus pour avoir tenté d’entrer sur le sol américain, en passant par le Mexique, augmente de façon exponentielle. Leur motivation principale ? Une situation économique devenue catastrophique dans leur pays. « Nous avons passé deux jours et demi à marcher dans la forêt tropicale », explique non sans fierté un garçon de 10 ans qui, cité par le quotidien japonais Nikkei Asia, raconte le voyage épuisant de sa famille qui est parvenue à franchir la frontière avec les États-Unis aux premières lueurs de l’aube, le 4 février. Cette famille chinoise avait pour seul objectif de parvenir en Amérique, « le pays de la liberté », explique la mère de ce garçon. Originaire de la province du Shandong, les membres de cette famille étaient les premiers à être interviewés par Masahiko Okoshi, directeur du bureau de ce journal à Washington.
Ce journaliste s’est rendu dans un camp proche de Jacumba, une petite localité proche de la frontière entre le Mexique et la Californie où il a rencontré de nombreux candidats à l’exil. Leur voyage a commencé le 21 décembre lorsque la famille arrive en Thaïlande où les ressortissants chinois peuvent se rendre sans visa. De là, la famille prend l’avion pour la Turquie puis l’Équateur, un autre pays où les Chinois n’ont pas besoin de visa.
Ils ont alors poursuivi leur odyssée pour la Colombie à bord d’une voiture avant de monter à bord d’un bateau pour rejoindre Darien Gap, une région située entre le Panama et l’Amérique du Sud. Il leur a fallu deux journées et demie de marche épuisante dans la forêt humide avant de rejoindre le Panama puis de poursuivre en voiture jusqu’au Mexique. C’est là qu’ils ont payé des passeurs chinois pour traverser la frontière américaine et entrer aux États-Unis via la ville mexicaine de Tijuana, un parcours semé de dangers, dont les accidents, les voleurs ou les chantages à la dénonciation.
99 % de ces migrants illégaux chinois ont été arrêtés le long de la frontière entre la Californie et le Mexique. Leur itinéraire peut les conduire aussi à Addis Abeba avant de rejoindre l’Amérique latine. Plus de 37 000 migrant chinois ont été arrêtés à la frontière avec le Mexique au sud-ouest des États-Unis en 2023, soit dix fois plus qu’en 2022, selon les chiffres des douanes américaines. Les Chinois ne représentent cependant que 1,5 % de la totalité des 2,5 millions de migrants illégaux arrêtés en 2023. Mais leur proportion ne cesse de grimper de façon spectaculaire.
L’un d’entre eux s’est ainsi cassé la cheville lors d’une chute dans un passage montagneux. « J’ai finalement réussi à entrer en Amérique. Je suis si heureux », déclare-t-il, les larmes aux yeux, à ce même journaliste dont l’article a été publié le 13 avril. « J’ai payé 500 dollars à des têtes de serpents à Tijuana », affirme cet homme de 27 ans, usant d’un terme qui caractérise les gangs de passeurs chinois. Selon cet homme originaire de la province du Hubei, les « têtes de serpent » peuvent exiger jusqu’à 1 000 dollars par personne en fonction des services rendus.
Leurs clients ont généralement entre 30 et 40 ans mais ils sont nombreux à être accompagnés de leur famille avec des enfants. Dans la plupart des cas, leur voyage leur coûte quelque 5 000 dollars, soit l’équivalent de plus d’un tiers du revenu annuel moyen d’un Chinois travaillant dans une entreprise d’une taille moyenne. Un sur cinq de ces migrants interrogés ont déclaré avoir travaillé dans le secteur immobilier. « J’étais agent immobilier spécialisé dans la vente de biens de luxe, explique l’un de ces migrants. Nous ne pouvions plus vendre ce genre de biens du fait des nouvelles règles imposées par le gouvernement », souligne ce Chinois de 38 ans originaire du Fujian.
« Les commissions fondent comme neige au soleil si bien que mon salaire mensuel était tombé de 3 000 à 2 000 yuans [de 417 à 278 dollars, NDLR], ce qui n’est plus suffisant pour vivre. Nos salaires n’augmentaient plus et je n’étais plus en mesure de payer les frais pour l’éducation » des enfants, confie un autre homme de 40 ans originaire du Sichuan qui soupire en regardant son fils de 10 ans qui se tient juste à côté de lui. Interrogé sur son choix des États-Unis plutôt que le Japon beaucoup plus proche, il répond : « Le Japon n’est pas un bon endroit pour les travailleurs chinois qui veulent gagner de l’argent. »

« Les passeurs chinois font croire qu’aux États-Unis, ils pourront facilement trouver des emplois rémunérés à 10 000 dollars par mois. »

Ces migrants sont presque tous des citoyens ordinaires. Certains ont fui la répression et les persécutions infligées par un gouvernement autoritaire et préféré partir pour des pays « libres » où ils pensaient trouver la liberté d’expression et le libre choix d’une religion. Mais la plupart sont partis car ils n’arrivaient plus à joindre les deux bouts. « Je pense que ce qui conduit la plupart de ces gens à quitter la Chine est la situation économique, explique Stephen A. Schwarzman, chercheur en études chinoises du think tank américain Council on Foreign Relations. Je pense que ce phénomène va continuer les prochaines années. »
Ceux qui partent ne sont généralement pas les Chinois les plus aisés. Ils sont généralement démunis et se retrouvent acculés à partir, prêts à affronter les dangers de cette entreprise. Un soignant spécialisé dans la médecine traditionnelle chinoise a ainsi expliqué qu’il ne voyait plus aucun espoir dans l’avenir de la Chine. Une ancienne comptable partie avec son fils et sa famille confie avoir décidé de quitter son pays pour toujours afin de pouvoir assurer l’avenir de ses enfants et petits-enfants.
Autre témoignage : celui d’une femme de la province du Liaoning qui n’a pas pu pas attendre l’obtention d’un visa pour les États-Unis car l’octroi d’un visa à un citoyen chinois est devenu difficile et prend du temps. « Nous sommes chrétiens et nous sommes venus ici pour y trouver la liberté religieuse », explique un membre d’une famille de la province du Shandong. Lorsque le journaliste évoque le fait que la direction communiste chinoise promet un avenir meilleur pour l’économie chinoise, un homme de la province du Fujian se met à rire : « Ça, c’est de la propagande destinée à ceux qui vivent à l’étranger. Voilà la réalité. »
Ces migrants chinois sont cependant particulièrement vulnérables lorsqu’ils franchissent la frontière avec les États-Unis car ils sont considérés comme riches et certains deviennent alors la cible des voleurs, raconte le journaliste Peter Yeung dans un article publié le 22 février par Al Jazeera. Selon le reporter, dans la ville de Necocli, en Colombie, les migrants chinois sont nombreux à séjourner dans des hôtels modestes, avant de poursuivre leur route vers l’Amérique.
« Nous sommes complet tous les jours car les Chinois arrivent tous les jours, raconte Gabriela Fernandez, la réceptionniste d’une de ces auberges. Tout le temps, des groupes arrivent puis repartent. C’est comme ça depuis des mois. » « Ces migrants chinois sont très vulnérables, souligne un responsable municipal. Ils sont considérés comme riches et peuvent devenir des cibles. Le problème de la langue complique leur situation car s’il leur arrive quelque chose, il leur est difficile de trouver une assistance médicale. »
Interrogée par le journaliste d’Al Jazeera, l’ambassade chinoise au Panama n’a pas souhaité répondre à la question de savoir quelle aide elle apporte aux ressortissants chinois dans la ville de Darien dans cet État où d’autres migrants font étape. Dans un communiqué, l’ambassade s’est contentée de répondre : « La Chine s’oppose fermement et punit sévèrement toute forme d’émigration illégale et participe activement à la coopération internationale dans ce domaine », narratif habituel des autorités chinoises.
D’après Min Zhou, professeur de sociologie au département d’études asiatiques de l’université de Californie et qui travaille pour un projet de recherche sur les migrants chinois qui arrivent à Los Angeles, cette vague d’immigrants est très différente de celles constatées dans les années 1980 et 1990 : « Ils arrivent maintenant de partout [en Chine]. Ils sont éduqués. Certains sont diplômés des universités chinoises. » Certains sont trompés par les réseaux de passeurs chinois qui leur font croire qu’aux États-Unis, ils pourront facilement trouver des emplois rémunérés à 10 000 dollars par mois. « Ce phénomène est dû aux incertitudes politiques et économiques. L’économie chinoise est entrée dans une spirale qui la tire vers le bas. Le chômage gagne du terrain et le mécontentement croît contre les politiques restrictives menées par le gouvernement. » Une fois arrivés, ces migrants découvrent qu’il leur est difficile de trouver un emploi car les employeurs refusent souvent de recruter des immigrés sans papiers. « Cette expérience les rend fou. Ils font des cauchemars. »
Wang Shengsheng, un immigré de 49 ans originaire de la région autonome du Qinghai dans l’Ouest chinois, explique ses raisons de quitter la Chine. Il avait travaillé à la fois comme professeur d’université et comme responsable des relations publiques pour la ville de Canton. « Il n’était pas facile pour moi de m’exprimer librement » en raison de la répression conduite par les autorités contre les professeurs d’université et les ONG.
De plus, cet homme qui devait élever son fils de 12 ans avec son ex-épouse pensait que la vie en Californie pouvait lui offrir des perspectives intéressantes et des conditions de vie meilleures que les siennes en Chine. « Je me suis senti obligé d’entreprendre ceci, explique-t-il, tout en buvant un thé dans son hôtel miteux à Necocli. Il est vraiment difficile pour les Chinois de demander un visa pour l’Amérique. Mais je n’avais plus d’illusions sur la Chine. C’est pourquoi je me retrouve ici dans la jungle. »

« J’ai vendu tout ce que j’avais. Nous étions traités comme des animaux en cage. »

« Il existe un nouvel élément par rapport aux années précédentes, analyse Giuseppe Loprete, chef de mission au Panama pour l’Organisation internationale des Migrations (OIM), une agence onusienne qui offre des informations pour les migrants dans la région du Darien. Il y a ici beaucoup de monde et ce n’est pas fini. Mais pour les réseaux de passeurs, il y a là de bonnes affaires à faire. »
Sur la plage, le journaliste d’Al Jazeera rencontre Wu Xiaohua, 42 ans, qui a opté pour arriver au plus vite aux États-Unis et commencer à y travailler. Originaire du Hunan, il avait déménagé pour s’installer à Shanghai pour y devenir chauffeur de taxi. Mais avec la pandémie de Covid-19, la vie était devenue un enfer. « Il y a des problèmes majeurs pour l’économie de notre pays. Nous n’avions pas d’autre choix pour survivre. Voila pourquoi nous voulions aller aux États-Unis. Nos attentes sont très simples : nous permettre d’accéder aux soins médicaux, trouver un endroit où vivre, la possibilité pour nos enfants d’aller à l’école et pour notre famille de vivre en paix. »
Une autre migrante, Huang, qui n’a pas souhaité donné son nom complet, a quitté Pékin il y a deux mois après avoir perdu son emploi de masseuse en raison de la pandémie et du confinement et de se trouver dans une situation désespérée. « J’ai vendu tout ce que j’avais. Nous étions traités comme des animaux en cage. »
La chaîne de télévision américaine CBC a consacré un reportage le long de la frontière avec le Mexique à ce phénomène, diffusé le 4 février. Les journalistes voient arriver un groupe de migrants qui parviennent à franchir l’impressionnant grillage par un trou de moins d’un mètre. Ils se faufilent l’un derrière l’autre sans être ni dissuadés ni repérés par les caméras et les garde-frontières qui ne sont pourtant qu’à une dizaine de mètres.
Un jeune diplômé explique aux reporters qu’il espére trouver du travail à Los Angeles. Son expédition a duré 40 jours. La journaliste Sharyn Alfonsi lui demande les pays traversés. « La Thaïlande, le Maroc, l’Équateur, la Colombie, Panama, le Costa Rica, le Nicaragua », lui répond-il. Trente minutes plus tard, un véhicule SUV de passeurs apparaît, roulant à toute vitesse le long de la frontière, puis s’arrête brièvement, le temps pour un groupe de candidats d’en descendre et de filer rapidement vers le grillage. Trente minutes plus tard, même scénario.
En quatre jours, les journalistes de CBS ont vu près de 600 migrants, des adultes et des enfants, passer par ce même trou pour se faufiler en territoire américain sans être inquiétés par les patrouilles de garde-frontières. « Nous avons vu des gens venir d’Inde, du Vietnam, d’Afghanistan. Beaucoup de ces migrants que nous avons rencontrés espéraient demander l’asile politique » aux États-Unis. La journaliste pose une autre question à un migrant : « Avez-vous voyagé seul ou avec votre famille ou des amis ? – Euh, tout seul », répond-il. Avant de franchir la frontière, beaucoup d’entre eux abandonnent sur place leurs documents de voyage, passeports et autres cartes d’identité qui jonchent les bosquets alentour.
Les interviews continuent. « Pourquoi avez-vous décidé de venir aux États-Unis ? – Oh, il est devenu difficile de vivre là-bas, difficile de trouver un travail », répond une autre migrante en chinois. « Que faisiez-vous ? Quel était votre travail en Chine ? » L’interprète traduit sa réponse : « Elle travaillait dans une usine mais elle dit qu’y travailler devenait difficile. – Le voyage a-t-il coûté cher ? – Oui. Elle dit qu’elle a vendu sa maison pour pouvoir payer les 14 000 dollars qu’a coûté son voyage jusqu’aux États-Unis. » Ces témoignages se répètent à l’envi.
Pour le célèbre artiste et dissident chinois Ai Weiwei, qui a fui son pays en 2015 du fait de la répression politique, ce phénomène est le signe d’une perte de confiance des Chinois envers leur gouvernement. « Normalement en Chine, les personnes ordinaires sont très réticentes à quitter leurs logis. Ce phénomène où l’on voit ces gens souffrir l’agonie en traversant des forêts humides et transporter leurs enfants avec eux, est quelque chose que je n’avais encore jamais vu », ajoute Ai Weiwei, le fils du célèbre poète chinois Ai Qing, lui-même torturé pendant la Révolution culturelle et mort dans des conditions très difficiles.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).