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Mer de Chine du Sud : les États-Unis, le Japon et les Philippines dans une nouvelle alliance contre Pékin

Le président américain Joe Biden entouré de son homologue philippin Ferdinand Marcos Jr. et du Premier ministre japonais Fumio Kishida, à la Maison Blanche, le 11 avril 2024. (Source : VOA)
Le président américain Joe Biden entouré de son homologue philippin Ferdinand Marcos Jr. et du Premier ministre japonais Fumio Kishida, à la Maison Blanche, le 11 avril 2024. (Source : VOA)
Tokyo, Washington et Manille forment une nouvelle alliance triangulaire en Asie-Pacifique pour contrer les aspirations expansionnistes de l’empire du milieu en mer de Chine du Sud et à Taïwan. En renforçant leurs capacités de défense, les échanges économiques et la coopération stratégique, les trois puissances espèrent refaire de la mer méridionale un lieu de droit.
« Balikatan », « épaule contre épaule » en tagalog. C’est le nom de l’exercice militaire qui a rassemblé 11 000 soldats américains et 5 000 soldats philippins du 22 avril au 10 mai derniers. Cet exercice s’inscrit dans une tradition ininterrompue depuis près de quarante ans. 2024 marque le 39ème « Balikatan », le plus coûteux de l’histoire de ces exercices conjoints. En cause, la menace de Pékin sur Taïwan et en mer de Chine méridionale qui s’accentue.
L’exercice s’est déroulé au large des Îles Spratleys, une zone continuellement disputée entre la Chine et les Philippines, mais aussi Taïwan, la Malaisie, le Vietnam et Bruneï. Il s’est poursuivi dans les provinces de Cagayan et Batanes, très proches de Taïwan. C’est la première fois que cet exercice a lieu dans les eaux territoriales philippines. Et le choix de la zone n’avait rien d’un hasard : c’est là que se multiplient ces derniers mois les agressions chinoises contre les navires de Manille. Le message envoyé à Pékin est clair. D’autant plus qu’aux côtés des armées américaine et philippine, le Japon, l’Australie, la France ainsi que bien d’autres pays asiatiques et européens étaient présents en tant qu’observateurs.
Pékin souhaite imposer son pouvoir hégémonique dans la région en déployant des navires armés ou ses garde-côtes dans les territoires maritimes étrangers. L’origine du conflit actuel en mers de Chine commence en 1995, lorsque les Chinois occupent le Récif Mischeif dans les îles Kalayaan, en mer des Philippines occidentale. Soit l’une des plus grosses transgressions de la souveraineté philippine depuis les années 1960. Par la suite, une multitude de micro-affrontements ont continué de faire trembler les nations d’Asie du Sud-Est. En 2010 par exemple, un navire de pêche chinois avait percuté les garde-côtes japonais, près des îles de Senkaku/Diaoyu. Les affrontements ont continué entre Pékin et Manille sur le Récif de Scarborough en 2012. Puis, deux navires américain et chinois ont failli se percuter en 2018, manquant de peu d’enclencher une crise globale. En juillet et octobre 2019, les forces maritimes chinoises occupent la zone économique exclusive du Vietnam, l’empêchant d’exploiter le pétrole dans ses eaux. En 2021, elles récidivent dans la zone économique exclusive philippine dans le Récif Whitsun. Après d’autres agressions, Pékin et Manille s’engagent dans une joute verbale sans fin, oscillant entre accusations mutuelles et tentatives de dialogue.

S’assurer du soutien américain

2023 et 2024 sont marquées par de nouveaux affrontements avec des navires chinois en zones maritimes revendiquées par Manille et Tokyo. Le 7 avril, le Japon et les Philippines lancent avec Washington des exercices de sécurité conjoints en mer de Chine méridionale. Les armées de l’air et les marines des trois pays tentent de renforcer leur interopérabilité face à l’armée chinoise afin de limiter l’accès de Pékin à l’océan Pacifique et de préserver un équilibre régional fragilisé. À la suite de cet exercice conjoint, le 11 avril, le président américain Joe Biden, son homologue philippin Ferdinand Marcos Jr. et le Premier ministre japonais Fumio Kishida ont tenu un sommet trilatéral à Camp David dans le Maryland, dernier épisode en date d’une série de rencontres vouées à renforcer leur coopération économique, technologique et militaire.
La stratégie de ce nouveau bloc trilatéral en mer de Chine repose sur trois axes. Le premier est de s’assurer du soutien américain face à la Chine. Washington espère exercer un pouvoir de dissuasion à l’encontre de Pékin en protégeant ses alliés et en brandissant la menace d’un conflit. Fumio Kishida l’a souligné : l’appui américain est « indispensable » face à l’agressivité maritime de la Chine. Deuxième axe de l’alliance tripartite : afin de contenir les ambitions territoriales de la Chine, il est fondamental de mettre en place un mécanisme de défense permettant aux puissances démocratiques asiatiques de se protéger avec l’appui d’une présence occidentale. La priorité est donc de fortifier les capacités défensives des pays en première ligne de ce conflit tout en mutualisant les équipements et les entraînements militaires. Troisième axe : envoyer un message fort à la Chine pour lui signaler que ses actions transgressent le droit international et que cela ne passe pas inaperçu.
D’après le communiqué commun du sommet, le Japon, les États-Unis et les Philippines expriment leur « vive inquiétude face au comportement dangereux et agressif de la République populaire de Chine (RPC) en mer de Chine méridionale ». Ils s’opposent « fermement à l’utilisation dangereuse et coercitive de garde-côtes et de navires militaires en mer de Chine méridionale, ainsi qu’aux efforts visant à perturber l’exploitation des ressources offshore par d’autres pays. »
À la sortie de ce sommet, les trois dirigeants se sont accordés pour exprimer leur engagement ferme en faveur de la liberté de survol et de navigation, leur indignation face aux actions militaires chinoises et ont pris plusieurs mesures pour renforcer leurs échanges économiques tout en prenant en compte le besoin de décarbonation.

Joe Biden sort de l’ambiguïté

Le 28 mars dernier, trois soldats philippins ont été blessés dans un accrochage avec un navire de garde-côtes chinois au large du banc Second Thomas, également nommé Atoll Ayungin, une zone de tensions constantes au cœur de la dispute territoriale en mer de Chine. Par la suite, Tokyo a réitéré la nécessité d’une amitié solide avec Manille. La ministre japonaise des Affaires étrangères Yōko Kamikawa, lors d’une rencontre ministérielle, a déclaré que le Japon souhaitait « approfondir la coopération bilatérale en matière de sécurité et de défense, notamment par le biais de l’Aide officielle à la sécurité (OSA) et du transfert d’équipements de défense […] dans le cadre de l’Assistance officielle au développement (ODA) ». Ainsi, l’archipel philippin, pays le plus troublé par les manœuvres chinoises, a derrière lui une force militaire prête à agir.
Après des années d’ambiguïté stratégique sur le traité de défense mutuelle entre les États-Unis et les Philippines, acté depuis 1951, le président Biden a enfin déclaré que « toute attaque » contre les Philippines, maritime ou aérienne, déclencherait le traité et mènerait donc à un conflit ouvert. De son côté, le président Ferdinand Marcos Jr. a doublé le nombre de bases militaires américaines sur le territoire, un nouveau rempart de protection.
Lors de la rencontre du 11 avril, les États-Unis se sont également engagés à fournir des équipements militaires au Japon et à développer leurs capacités mutuelles de « coproduction » dans l’industrie de la défense. Le Japon, qui accueille déjà plus de 50 000 soldats américains sur son territoire, a assuré, quant à lui, se charger de l’entretien des navires et des bases de réarmement en cas de conflit. Afin que les forces américaines puissent intervenir dans l’éventualité d’un affront à la souveraineté de ses alliés, des bases de maintenance sont essentielles, surtout au Japon qui se situe au plus proche de Taïwan.
Face au retour possible de Donald Trump à la Maison Blanche combiné à une instabilité globale croissante, les États-Unis tentent de renforcer leurs relations diplomatiques avec les pays voisins de la Chine. L’objectif est d’inscrire ces liens stratégiques ainsi qu’une présence américaine en mer de Chine sur le long terme. La stratégie de Washington face à Pékin a débuté en 2009 sous le mandat de Barack Obama, avant de s’accentuer sous la présidence de Donald Trump et enfin de se consolider sous l’administration Biden. Grâce à ces nouvelles alliances, et même si une réélection de Donald Trump pourrait avoir de graves conséquences sur l’ordre mondial, Xi Jinping ne sera pas libre, ni d’enfreindre les lois internationales qui définissent les territoires maritimes en mer de Chine, ni de mettre en danger les intérêts américains en Asie du Sud-Est.

Réactions chinoises sans surprise

« La Chine s’oppose fermement à la pratique de la politique des blocs par les pays concernés. Nous nous opposons fermement à tout acte qui attise les tensions et nuit à la sécurité stratégique et aux intérêts des autres pays et à la formation de « petits cercles » exclusifs dans cette région. […] De quoi s’agit-il si ce n’est pas une attaque et une diffamation contre la Chine ? », a réagi Pékin par la voix de Mao Ning, porte-parole du ministère des Affaires étrangères, lors d’une conférence de presse à la suite du sommet du 11 avril. Sans surprise, le PCC a condamné explicitement cette nouvelle alliance, a répété que la question taïwanaise était d’ordre national et non pas international, avant d’évoquer ses revendications sur les îles Senkaku/Diaoyu et les îlots alentour. Dans une réthorique habituelle à Pékin, Mao Ning a qualifié les États-Unis de « pays dangereux », qui utilise Tokyo et Manille comme « pions ». La guerre des mots continue.
Xi Jinping ne souhaite pas entrer en guerre contre les États-Unis, ce qui laisse espérer que les agressions maritimes vont cesser. Malheureusement, la topographie des îles en mer de Chine, qui contient beaucoup de récifs découvrants (visibles seulement à marée basse) et de récifs coralliens, est très peu définie dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Sans texte légal qui définisse des frontières claires, la Chine peut continuer de naviguer librement dans cette zone grise en déployant des tactiques intimidantes, dangereuses et coûteuses pour les navires étrangers mais qui ne sont pas pour autant qualifiées de violences armées. Les organisations internationales, notamment l’ASEAN et les Nations Unies, ont également peu d’influence sur le comportement de Pékin. C’est une des raisons principales de cette nouvelle alliance.
Si la Chine prend le dessus dans cette dispute territoriale, le précédent historique sera inédit, accordant de fait un laissez-passer aux visées expansionnistes de Xi Jinping. Avec le fossé grandissant entre la Chine et l’Occident, verbalisé par les propos de l’intellectuel chinois Zhang Weiwei lors de sa visite en France les 6 et 7 mai, un duel palpable se met en place. Le Parti communiste chinois méprise ouvertement l’Occident, en particulier les États-Unis dont il n’hésite pas à dénoncer le système démocratique « malade ». Avec de multiples zones de tension, dont la mer de Chine méridionale, la Russie, Gaza ou encore la situation au Xinjiang, l’Occident n’a d’autre choix que de rester ferme sur sa position de respect du droit international. L’inquiétude grandit alors que la Chine affiche ses ambitions de domination dans d’autres domaines majeurs comme l’intelligence artificielle et la conquête spatiale. Des domaines pour lesquels la loi internationale est laissée à l’interprétation des États.
Par Amalia Huot-Marchand

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A propos de l'auteur
Amalia Huot-Marchand termine un Master en Diplomatie et Gouvernance Internationale à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po. Elle va poursuivre ses études par un double Master de journalisme à la Northwestern University, avec l’objectif d’entamer une carrière de journaliste internationale tournée vers l’Asie.