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Analyse

Taïwan : "Pas un vote d'adhésion en faveur de William Lai"

Le président-élu de Taïwan, Lai Ching-te rencontre Staphen Hadley, ancien conseiller américain à la sécurité nationale, lors d'une réunion avec une délégation bipartisane des États-Unis à Taipei, le 15 janvier 2024. (Source : Francetvinfo)
Le président-élu de Taïwan, Lai Ching-te rencontre Staphen Hadley, ancien conseiller américain à la sécurité nationale, lors d'une réunion avec une délégation bipartisane des États-Unis à Taipei, le 15 janvier 2024. (Source : Francetvinfo)
Tsai Ing-wen passe le relai à William Lai pour diriger Taïwan. L’affichage est celui de la continuité : volonté de préserver le statu quo dans le détroit et poursuite de l’ouverture internationale. Mais le parti du président, le Parti démocrate progressiste (PDP), est désormais minoritaire au parlement taïwanais et il va falloir gérer la cohabitation avec les deux partis d’opposition, le Kuomintang (KMT) et le Parti populaire de Taïwan (TPP). Pékin pourrait être tenté de tirer parti de cette cohabitation pour influer sur la conduite du pays en maintenant une politique de coercition dans l’attente du résultat des élections américaines à la fin de l’année. Autant de points abordés avec précision par Arnaud Vaulerin, journaliste à Libération et auteur du livre Taïwan, la présidente et la guerre, paru aux éditions Novice en octobre dernier. Il répond aux questions d’Hubert Testard.

Entretien

Journaliste à Libération, Arnaud Vaulerin travaille sur l’Asie depuis quinze ans. Il a été correspondant au Japon pendant cinq ans et se rend fréquemment dans la région. Déjà auteur de Bosnie, la mémoire à vif (avec Isabelle Wesselingh, Buchet Chastel, 2003) et de La Désolation, les humains jetables de Fukushima (Grasset, 2016), Taïwan, la Présidente et la guerre est son troisième livre.

Le journaliste Arnaud Vaulerin. (Source : Ouest France)
Le journaliste Arnaud Vaulerin. (Source : Ouest France)
Comment analysez-vous les résultats des élections présidentielle et législatives à Taïwan ?
Arnaud Vaulerin : Comme me le disait un responsable taïwanais sur le ton de la boutade le soir de l’élection, « tout le monde a gagné ». Le candidat du DPP a été choisi par les électeurs. C’est la première fois qu’un parti remporte trois présidentielles de suite à Taïwan. Mais, avec seulement 40 % des voix, William Lai n’est pas très bien élu. Si on compare avec l’élection de 2020 où il y avait également trois prétendants, le DPP perd 2,5 millions d’électeurs. Il fait même moins bien que Tsai en 2012, qui avait pourtant perdu ce scrutin cette année-là. Par ailleurs, le principal parti d’opposition, le KMT, obtient 52 sièges sur 113 au Yuan législatif (un de plus que le DPP). Enfin, Ko Wen-je, le fondateur du troisième parti, le TPP, remporte 23 % des voix à la présidentielle et 8 sièges au Yuan législatif. Ko finit troisième, mais avec un score très honorable.
On ne peut donc pas parler d’un vote d’adhésion en faveur de William Lai. Les huit ans de présidence de Tsai Ing-wen ont été notamment marqués par l’émergence de Taïwan sur la scène internationale et au cœur du bras de fer entre les États-Unis et la Chine. Au plan national, ce double mandat n’a pas répondu à toutes les attentes sur les questions sociales. L’inflation, le coût du logement, l’accès difficile à des emplois bien payés pour les jeunes, ont érodé la base électorale du DPP, de plus en plus perçu comme un parti de l’establishment. Le vote jeune a sans doute quitté pour partie le DPP pour se porter sur le TPP. Le futur gouvernement de William Lai va devoir composer avec des partis d’opposition requinqués, sachant que le KMT pourrait adopter une stratégie d’obstruction systématique, comme il l’avait fait entre 2000 et 2008.
Comment résumer le bilan de Tsai Ing-wen, dont vous avez décrit en détail le parcours dans votre livre ?
Son principal succès est d’avoir internationalisé l’île. Elle a su démontrer que Taïwan n’était pas une province chinoise isolée et enfermée dans un tête-à-tête étouffant avec Pékin. Tsai a renforcé l’alliance historique avec les États-Unis et s’est rapprochée de ses partenaires asiatiques, en particulier le Japon, la Corée du Sud et l’Asie du Sud-Est, pour diversifier son économie et réduire ses dépendances avec la Chine. L’année dernière, les investissements taïwanais vers cette région ont pour la première fois dépassé ceux réalisés en Chine. Elle s’est également rapprochée de l’Europe, avec des investissements importants en France dans les batteries électriques et en Allemagne avec une usine de TSMC dans les semi-conducteurs.
Y a-t-il une différence d’orientations entre William Lai et Tsai Ing-wen, notamment sur cette question de l’ouverture internationale ?
On devrait rester dans la continuité. Lai a indiqué pendant la campagne qu’il s’inscrirait dans les pas de Tsai Ing-wen. Les relations avec les États-Unis vont rester étroites, en particulier grâce à l’action de la nouvelle vice-présidente, Hsiao Bi-khim, qui est l’ancienne représentante de Taïwan aux États-Unis. William Lai a indiqué lors de la campagne électorale son intention de renforcer les liens avec les principales démocraties dans le monde.
Quel rôle pourrait jouer le TPP de Ko Wen-je ?
Tôt dans la campagne, Ko Wen-je a capitalisé sur les problèmes de coût de la vie et sur l’accès au logement des plus défavorisés. Son parti, le TPP, a été créé en 2019 avec l’objectif d’offrir une alternative aux deux partis historiques. Il a su manifestement attirer une partie de la jeunesse taïwanaise. Son positionnement vis-à-vis de la Chine est plus ambigu. Comme le candidat du KMT, Ko Wen-je affiche une volonté de reprendre le dialogue avec Pékin et de relancer des accords et des relations commerciales, tout en se déclarant favorable au statu quo politique. Mais il s’est en partie discrédité à l’automne lors du « vaudeville » de la candidature commune avec le KMT qui a viré au fiasco politique quand les deux candidats se sont séparés devant les caméras de télévision. Ce fiasco a très probablement sauvé l’élection de William Lai. Quelle stratégie va suivre Ko après les élections ? Il est le faiseur de rois, l’arbitre ente le KMT et le DPP pour la constitution du gouvernement.
Comment analyser la stratégie de la Chine dans la configuration politique née des élections ?
Les premiers commentaires officiels de Pékin mettent l’accent sur le fait que le DPP n’est pas majoritaire dans le pays, que Lai ne représente pas les Taïwanais et que le premier parti en nombre de sièges au Yuan législatif est le KMT. Le gouvernement chinois va certainement se rapprocher du KMT et probablement attiser les divisions au sein de l’Assemblée nationale pour affaiblir la présidence Lai. En parallèle, les pressions militaires exercées de façon croissante ces dernières années vont certainement se poursuivre. En 2022, on avait dénombré 2000 franchissements de la zone d’identification aérienne, et encore 1700 en 2023. Les franchissements de la ligne médiane du détroit de Taïwan se sont également multipliés, et les déclarations martiales et menaçantes sont devenues monnaie courante. Tout cela devrait continuer, avec le risque élevé d’un incident (crash d’un avion, collision, mauvaise manipulation ou surréaction) qui pourrait basculer dans un conflit. Ce scénario me semble plus probable qu’une invasion de l’île.
William Lai avait tenu des propos provocateurs vis-à-vis de la Chine il y a quelques années. Est-il plus prudent aujourd’hui ?
Il s’était effectivement affiché en 2017 comme un « travailleur pragmatique pour l’indépendance », ce qui avait ulcéré Pékin et irrité les États-Unis. Mais William Lai a bien changé. Durant la campagne électorale, il a manifesté à plusieurs reprises son intention de s’inscrire dans la continuité de la politique de Tsai Ing-wen et d’œuvrer au maintien du statu quo avec Pékin. Précédemment, le président Chen Shui-bian, premier président issu du DPP dans la période 2000-2008, avait également tenu des propos très provocateurs qui avaient conduit le département d’État américain à considérer le DPP comme un parti fauteur de troubles. Il y a longtemps eu un courant indépendantiste au sein du DPP. Il est moins puissant aujourd’hui. Tsai a toujours été très claire sur la question de l’indépendance. Elle a toujours refusé d’emprunter cette voie qui serait vue par Pékin comme une déclaration de guerre. Lai ne s’engagera pas dans cette impasse. Il perdrait aussitôt le soutien des États-Unis qui y sont fermement opposés et qui soutiennent le statu quo.
Propos recueillis par Hubert Testard

À lire

Arnaud Vaulerin, Taïwan, la présidente et la guerre, Novice, octobre 2023.

(Source : Decitre)
(Source : Decitre)

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A propos de l'auteur
Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Il enseigne depuis huit ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il est l’auteur d’un livre intitulé "Pandémie, le basculement du monde", paru en mars 2021 aux éditions de l’Aube, et il a contribué au numéro de décembre 2022 de la "Revue économique et financière" consacré aux conséquences économiques et financières de la guerre en Ukraine.