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Scandale du sang contaminé en Chine : Gao Yaojie, militante et lanceuse d'alerte, est morte à 96 ans

La militante et lanceuse d'alerte chinoise Gao Yaojie. (Source : Reddit)
La militante et lanceuse d'alerte chinoise Gao Yaojie. (Source : Reddit)
Gynécologue et activiste chinoise, Gao Yaojie s’est éteinte le 10 décembre dernier à l’âge de 96 ans, à son domicile new-yorkais. Durant plus de deux décennies, elle a fait preuve d’un courage sans faille et d’efforts inlassables dans la lutte contre le sida en Chine et pour alerter le monde sur le scandale du sang contaminé.
Exilée en 2009 aux États-Unis, Gao Yaojie (高耀洁) vit seule dans un petit appartement à l’ouest de Harlem. Elle mène une vie ascétique, entourée d’étudiants chinois qui l’aident quotidiennement. Elle passe ses journées à écrire et répondre au courrier des lecteurs. Afin de protéger son intégrité, Gao se fixe trois principes : n’accepter aucun don d’argent ; ne pas créer de structure ; et ne travailler pour aucun gouvernement.

Scandale du sang contaminé

À la fin des années 1980, afin d’atténuer la « pénurie de sang » dans les villes, le gouvernement central adopte la politique du « don de sang planifié » et fixe des quotas de collecte aux gouvernements locaux. Dans le même temps, la Chine importe du matériel d’hématologie de l’étranger dans l’espoir de développer l’industrie des produits sanguins. Pour atteindre plus vite les objectifs fixés, on stimule la participation de la population : le don de sang est rémunéré, en moyenne 50 yuans par prise (l’équivalent de 7 euros aujourd’hui). « Augmentez vos revenus ! » C’est avec ce slogan que les fonctionnaires locaux promeuvent la collecte et la vente de sang, autorisant l’installation d’un grand nombre de stands de collecte dans tous les recoins des villages. Ainsi le donneur est-il devenu le vendeur et le sang, une marchandise.
La collecte de plasma simple fait référence à la séparation du sang au moyen d’une centrifugeuse : une fois le plasma retiré, les globules rouges sont réinjectés au vendeur rémunéré, afin qu’il puisse rapidement reprendre des forces. Le plasma extrait est revendu ensuite aux sociétés pharmaceutiques. Dans la pratique, afin d’accélérer la collecte de sang, les opérateurs séparent souvent le sang du donneur précédent pour le réinjecter directement au donneur suivant, ce qui augmente considérablement la probabilité de contracter le VIH, l’hépatite B et d’autres maladies transmissibles par le sang. Il faut préciser que toutes ces opérations sont faites sur place et par des personnes non qualifiées.
Jusqu’en 1995, un millier de cas de VIH sont signalés chaque année en Chine, contaminations par seringue chez les utilisateurs de drogue et par transmission sexuelle chez le tout-venant. Le gouvernement estime alors que la propagation de la maladie est sous contrôle relatif dans tous les territoires. D’une part, parce que les Chinois pratiquent une sexualité à partenaire unique, telle que le recommandent la tradition et le régime du mariage, et d’autre part parce que le gouvernement réprime sévèrement le trafic et la consommation de drogue sur tout le pays. De nombreux membres de la communauté médicale ne croient d’ailleurs pas qu’une pandémie de sida soit possible en Chine et ne prennent donc pas les mesures appropriées pour la prévenir : le manque de pédagogie et de mesures préventives pèseront lourd.

PIB boosté par le business du plasma

Le business du plasma est rapidement devenu une industrie dans la province de Henan. En 1992, le département provincial de la santé de la province a conclu un accord avec le centre de transfusion sanguine de la Croix rouge du Henan pour tenter de doubler l’objectif de collecte de sang. Le secrétaire du comité du Parti communiste de la province, Li Changchun (李长春), rêve de voir la croissance du PIB exploser grâce aux collectes de sang. Les slogans sont sans équivoques : « Si vous voulez une vie prospère, vendez rapidement du plasma ». La province a une population de 90 millions d’habitants, dont 80 % sont des agriculteurs. Selon les autorités, le sang est un excellent moyen de sortir de la pauvreté.
En 1993, la docteure Wang Shuping(王淑平), responsable de la banque du sang de la ville de Zhoukou dans l’est du Henan, constate que les résultats des tests de dépistage de l’hépatite B de certains donneurs de sang sont tout à fait anormaux. Elle en fait part au département de la santé. Deux ans plus tard, elle détecte pour la première fois le VIH dans la banque du sang même. Elle alerte encore une fois sa hiérarchie. En vain, son laboratoire vient d’être dissous. En 2001, elle quitte la Chine pour s’installer aux États-Unis après son divorce. Elle devient ainsi la première lanceuse d’alerte à dénoncer le scandale du sang contaminé qui ravage le pays.
À partir de 1995, le gouvernement provincial du Henan réorganise la méthode de la collecte et ferme bon nombre de stands. Mais la machine est déjà en route, le business du plasma s’opère maintenant dans la clandestinité. Selon les statistiques, la plupart des personnes infectées par le « fléau du sang » le sont entre 1995 et 1996. En 1997, les négociants en sang ont également fait l’objet d’une répression sévère de la part du gouvernement local, et l’économie du plasma a peu à peu disparu.
Dans le même temps, de nombreux médecins et journalistes qui ont révélé les faits sont réprimés à des degrés divers. Outre le Henan, une des régions les plus durement touchées, de nombreuses provinces connaissent à grande échelle des infections aux causes identiques. Ce n’est qu’en 2001 qu’un reportage officiel de la télévision centrale chinoise CCTV dénonce le « fléau du sang ». Mais jusqu’en 2004, date de la publication officielle du premier recensement dans la province du Henan, la vérité sur l’épidémie de sida en Chine reste inconnue, même si des informations continuent d’être divulguées par la presse. Gao Yaojie et Wang Shuping, quant à elles, affirment que l’épidémie de sida en Chine est bien plus grave qu’on ne le prétend. Mais aucun responsable politique n’est condamné.
Selon CCTV, en 2001, le nombre de personnes infectées par le VIH a atteint 600 000 dans l’ensemble du pays. Mais l’Asia Weekly de Hong Kong révèle que 1,4 million de personnes dans la province du Henan étaient impliquées dans cette économie juteuse, que des millions étaient infectées par le sida et que des dizaines de milliers en étaient mortes. Le magazine cite Gao Yaojie : « Si nous calculons que 20 000 personnes sont infectées dans chaque comté, au moins 1,02 million de personnes sont touchées par le VIH. » De son côté, le quotidien Libération avance le chiffre d’1,5 million de personnes infectées dans la province du Henan.
Vingt ans se sont écoulés depuis. Selon le chiffre publié en 2019 par l’Organisation mondiale de la santé, le nombre des personnes touchées par le VIH en Chine est d’environ 960 000. En 2022, le chiffre annoncé par le gouvernement chinois atteint 1,14 million.

Une pionnière dans la lutte contre le désastre et le pouvoir

Née en 1927 dans une famille de propriétaires terriens, Gao Yaojie suit des études de médecine et devient gynécologue en 1953. Elle exerce son métier dans la province du Henan et fonde une famille. Pendant la Révolution culturelle, elle est prise à partie et battue par les extrémistes maoïstes qui lui reprochent ses origines sociales. Après avoir été forcée de s’agenouiller sur des pierres froides pendant des heures, elle souffre de problèmes de genoux. Puis elle subit une gastrectomie partielle pour cause de mauvais traitements.
En 1991, Gao Yaojie, en tant que députée à l’Assemblée populaire de la province du Henan, a appris que les maladies du foie étaient répandues dans certaines zones rurales du Henan en raison des ventes de sang. La même année, le paludisme, qui n’avait pas été observé dans le sud du Henan depuis longtemps, a recommencé à sévir. Et l’année suivante, un recensement local revèle que l’incidence de l’hépatite C est comparable à celle de l’hépatite B.
En 1996, Gao Yaojie, défenseure de la santé des femmes dans tout le pays, entre en contact pour la première fois avec une patiente atteinte du VIH, qui a été infectée par une transfusion sanguine et décédera environ deux semaines plus tard. Gao entreprend de visiter différents villages et constate de ses propres yeux l’ampleur des dégâts. Déjà septuagénaire, elle parcourt des centaines de villages et aide les malades et les démunis. Elle soigne les personnes contaminés avec les médicaments et fournitures achetés avec ses propres économies, et soutient matériellement les familles grâce aux dons.
Mais la réputation grandissante de Gao entrave sa liberté. Les autorités de la province lui interdisent à plusieurs reprises de quitter le territoire pour recevoir ses récompenses aux États-Unis. Dans une interview accordée à Voice of America en 2007, elle déclare être surveillée jour et nuit par les policiers en civil qui se tiennent devant son immeuble. Même la femme de ménage et ses voisins se montrent coopératifs avec les autorités.
« J’ai mûrement réfléchi : si je meurs en silence, les documents que je possède disparaîtront et le monde extérieur n’en saura rien », écrit-elle dans ses mémoires publiées en 2013. En 2009, elle décide de quitter la Chine. Dans un message laissé à ses proches, elle s’explique : « J’ai quitté la Chine pour que le monde puisse connaître la vérité sur ce fléau du sang contaminé au fin fond du pays. Je reviendrai quand même et je mourrai dans l’avion qui me ramènera en Chine. »
Par Tamara Lui

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A propos de l'auteur
Originaire de Hongkong, ancienne journaliste pour deux grands médias hongkongais, Tamara s'est reconvertie dans le documentaire. Spécialisée dans les études sur l'immigration chinoise en France, elle mène actuellement des projets d'économie sociale et solidaire.