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"Affront aux Chinois" : à Hong Kong, Cathay Pacific en zone de turbulence verbale

(Source : CNN)
(Source : CNN)
L’enregistrement a été diffusé sur les réseaux sociaux chinois le 22 mai dernier. Des hôtesses de l’air de la compagnie Cathay Pacific expriment leur exaspération. En moins de deux jours, la compagnie émet trois communiqués de presse, le chef de l’exécutif hongkongais John Lee s’excuse publiquement et les trois hôtesses de mauvaise humeur sont licenciées. Ce document audio, dont le contenu est qualifié de discriminatoire envers les passagers non anglophones, a provoqué une turbulence sans précédent au sein de la compagnie et creusé un peu plus le fossé entre la population de l’ancienne colonie et celle de la Chine continentale.
L’enregistrement audio a été réalisé lors d’un vol Chengdu-Hongkong. Il est posté par un passager, signant d’un pseudo, sur le réseau social chinois Petit Livre Rouge (小红书, Xiaohongshu) le 22 mai dernier. L’auteur précise : le billet de ce vol est destiné aux habitants de la région de Grande Baie (Shenzhen, Canton et Hong Kong). « Le vol était presque complet et j’étais assis à l’arrière de l’avion, près de l’endroit où les hôtesses et les stewards préparent leur repas et prennent leur pause, raconte-t-il. Dès que je me suis assis, j’ai entendu les hôtesses de l’air de l’arrière de la cabine se plaindre, en anglais et en cantonais. Je pensais qu’après onze ans passés à Hong Kong, je ne pouvais plus être plus affecté par ce genre de propos. Mais la discrimination était ici si manifeste que j’ai pensé devoir la signaler. »
Il enregistre alors leur conversation et en diffuse une partie. D’un point de vue technique, le document n’est pas parfait. Le ronronnement des moteurs, des bruits divers le parasitent par endroits. Mais on peut distinguer trois voix dans cet échange suivi de quelques rires.
« Si vous ne pouvez pas dire couverture (blanket) en anglais, vous ne pouvez pas en avoir.
— Hmm… Vraiment ?
— Le tapis (carpet), c’est sur le sol… Servez-vous si vous le souhaitez. »
L’auteur précise que son but est de dénoncer une « discrimination flagrante » et le « manque de respect élémentaire pour les passagers » de la part des hôtesses de l’air. Le jour même, la Toile s’enflamme et les internautes s’en emparent. Les 22 et 23 mai, Donald Lam, le PDG de Cathay Pacific, présente trois excuses via le réseau Weibo, en chinois simplifié, et confirme le licenciement immédiat des trois hôtesses concernées.
Les jours suivants, le secrétaire d’État aux Transports et à la Logistique du gouvernement hongkongais, Lam Saihung, déclare que cet incident contrevient gravement aux traditions d’hospitalité de Hong Kong. Il exige que la compagnie améliore immédiatement son service. Pour le chef de l’exécutif, John Lee, les paroles et la conduite des hôtesses sont une offense à tous les Chinois, du continent comme de l’île, et altèrent gravement les traditions locales de respect et de courtoisie.
Désaveu général donc, si ce n’est ce communiqué, dans un courriel interne, du syndicat Cathay Pacific Union, qui déplore la tendance à dénoncer sans le moindre fondement les employés membres de l’équipage à bord de l’avion et réclame que la compagnie empêche la diffusion d’images ou de films réalisés à l’insu des intéressés.

Colère des internautes

Il a suffi que les internautes chinois déblatèrent en ligne pour que la direction de Cathay Pacific et les membres du gouvernement de Hong Kong s’empressent de s’excuser et dénoncent sans ambages le comportement de l’équipage. Le licenciement et les déclarations répétées a laissé l’ensemble des salariés pantois.
Les internautes font immédiatement entendre leurs récriminations : les Hongkongais sont toujours racistes ; le personnel de Cathay Pacific se montre empressé avec les étrangers mais plein de mépris à l’endroit des compatriotes du continent, ce qui justifierait pleinement un boycott de la compagnie. En tout cas, la dénonciation documentée de ces comportements serait plus que justifiée, en attendant d’en finir une bonne fois pour toutes avec cette condescendance colonialiste. Et à ce concert s’ajoute la voix du Quotidien du peuple qui exhorte Cathay Pacific à s’amender au plus vite.
Cela saute aux yeux : la colère des internautes monte en puissance. On relève même un « affront aux Chinois »(辱华) dans les commentaires. Et puisque l’incident est causé par des Hongkongais, on n’est pas surpris d’entendre parler carrément de « déracinement de la culture coloniale »(去殖民文化). Ces propos, en nourrissant le nationalisme, jettent de l’huile sur le feu.
L’enregistrement a été réalisé à l’insu des personnes mises en cause, qui bavardent et plaisantent entre collègues, dans un espace de repos, donc privé. Des échanges de ce type sont monnaie courante dans le monde du travail, dans l’univers salarié. « Se plaindre du comportement des clients est sans doute la chose la plus banale qui soit », rappelle l’éditorialiste de Hongkong Free Press, Tim Hamlett. Puisque cet échange regrettable s’est tenu lors d’une liaison Chengdu-Hongkong, on pourrait penser qu’il visait exclusivement les passagers chinois non anglophones. Mais comme le fait remarquer le même journaliste, « sur un vol en provenance du Japon, on aurait eu droit à de très semblables quiproquos avec blanket et carpet ».

Une compagnie frappée de plein fouet

La compagnie elle-même n’a pas mauvaise réputation. Selon l’agence de notation Skytrax, elle mérite amplement ses cinq étoiles. Sur le plan éthique, en interne en tout cas, elle est une des rares compagnies à former des femmes au pilotage. 8 % de ses 21 700 employés dans le monde sont originaires de Hong Kong. Première compagnie civile de l’île, Cathay a pour principal actionnaire le Britannique Swire (45 %), puis Air China (30 %).
Bon renom donc, mais qui ne prémunit pas contre tous les maux. En octobre 2020, la maison mère annonce 8 500 suppressions de postes pour cause de covid. Sa filiale, Cathay Pacific Dragon Air, qui déploie ses ailes entre les grandes villes d’Asie et la Chine continentale, met la clé sous la porte après 35 d’existence. Une partie des personnels néanmoins recrutés en Asie est formée pour servir des voyageurs chinois parlant mandarin. Précisons que, lors du recrutement, la maîtrise de l’anglais et du cantonais est exigée, bien que l’anglais soit la langue la plus pratiquée dans les faits.
Parallèlement à ces difficultés, communes à toutes les compagnies, Cathay a eu quelques ennuis avec Pékin. En avril 2018, l’Administration de l’aviation civile de Chine (CAAC) demande à 44 compagnies étrangères de ne plus indiquer sur toute leur signalétique « Taïwan » mais « Chine Taïwan ». Cathay traîne les pieds avant de s’exécuter in extremis, provoquant l’indignation et la colère des Hongkongais et des Taïwanais, qui lui reprochent de se coucher devant le pouvoir communiste.
Lors du mouvement de contestation de 2019, plus de 3 000 employés de Cathay Pacific participent à une grève du secteur aérien, ce qui entraîne l’annulation de 300 vols. En août de la même année, le pilote Sonny Liao se joint à une manifestation, ce qui lui vaut d’être traité « d’émeutier ». Peu avant l’atterrissage, un commandant de bord indique, en anglais, aux passagers que la situation dans le hall de l’aéroport est parfaitement calme. Mieux : il les encourage à comprendre le mouvement et termine son souhait de bienvenue en cantonais : « Allez les Hongkongais, soyez prudents »(香港人加油,万事小心 ».
L’Administration de l’aviation civile de Chine émet sans tarder un avis de « risque important pour la sécurité de l’aviation » à l’encontre de Cathay Pacific, exigeant la suspension de « ceux qui ont participé et soutenu des manifestations illégales, des perturbations violentes, et ceux qui se sont comportés de manière agressive ». Cathay Pacific révoque alors deux pilotes mentionnés et la présidente du syndicat des hôtesses et stewards, Rebecca Sy, après sa prétendue publication de messages de soutien aux manifestants de Hongkong sur Facebook.
Suite à cet incident survenu au mois de mai, le média en ligne Initium s’entretient avec deux hôtesses de la compagnie. L’une y dénonce l’ambiance délétère qui sévit dans l’entreprise depuis 2019 : surcharge de travail faute d’effectifs suffisants, méfiance entre collègues par crainte d’être dénoncé et absence totale de confiance dans l’encadrement en cas de conflit. Elle ajoute qu’on ne recrute plus les gens les plus compétents mais ceux qui acceptent un salaire de base de 9 000 dollars hongkongais, soit environ 1 100 euros. Une fois engagés, les salariés sont incités à faire des heures supplémentaires. De fait, nombre d’entre eux accumulent les heures de vol pour avoir une paie de 17 000 dollars hongkongais (environ 2 000 euros) et ainsi subvenir aux besoins de leurs familles et régler leur loyer, souvent très élevé.
L’autre hôtesse commente l’impact de cet incident sur son propre caractère. Elle serait devenue très circonspecte de peur d’être espionnée, voire filmée en cachette. Car si les Hongkongais n’ont pas subi la Révolution culturelle, fait-elle remarquer, ils sont maintenant plongés dans un climat de délation entretenue par les directions des entreprises.
Cette dernière ajoute que depuis 1998, le syndicat loue un local au siège près de l’aéroport afin d’y accueillir ses membres. Prétextant une contrainte commerciale, la direction force le syndicat à déménager au mois d’août 2021. L’organisation de défense des salariés doit alors s’installer loin de leur lieu de travail, ce qui ne facilite pas les rencontres entre les membres. Autre détail : la direction ne procède plus au prélèvement automatique de la cotisation syndicale. Autant de signes qui, combinés à la loi relative à la sécurité nationale adoptée en juillet 2020, laissent entrevoir une dissolution à court terme du syndicat.

Anti-discrimination et conflit identitaire

Il existe bel et bien plusieurs identités culturelles à Hong Kong. Si la pratique du cantonnais n’est pas la plus évidente tant elle est naturelle, notamment à Canton, la signalétique en anglais dans tous les services publics frappe le visiteur. Autre fait notoire : tous les employés du secteur touristique, jeunes comme vieux, s’efforcent de parler anglais pour montrer leur sens de l’hospitalité.
Il suffit d’avoir vécu à Hong Kong dans les années 1980-1990 pour comprendre comment s’est constituée cette identité. Face à des vagues migratoires en provenance de Chine et pour faciliter la cohabitation entre des gens de cultures différentes, la télévision et le cinéma ont produit des séries et des films qui se voulaient sans doute consensuels mais qui faisaient preuve d’un humour douteux, voire non dépourvu d’un certain esprit de supériorité. À partir des années 2000, le sentiment antichinois affecte toutes les couches de la société. Ces comédies lourdingues ne verraient évidemment plus le jour maintenant.
Prenons un cas très parlant. À partir de 2001, afin de bénéficier du système éducatif de l’île, beaucoup de couples chinois aisés choisissent Hong Kong comme lieu de naissance de leur deuxième enfant, naissance que n’autorise pas la loi sur le continent. Selon les statistiques du département de l’immigration, le nombre de mères dépourvues de carte de résidence, seulement de 620 en 2001, avait grimpé à 25 268 en 2008, c’est-à-dire un total cumulé de 77 443 en huit ans. On imagine aisément la pression sur les services hospitaliers, désormais en sous-effectifs, et l’argument facile fourni par ce déséquilibre aux racistes locaux.
Il se peut que cette majorité écrasante se sente discriminée par un groupe de personnes qui ont une culture différente. En revanche, accuser l’équipage de se comporter avec complaisance vis-à-vis des passagers étrangers et mépris avec ceux de Chine continentale dénote plutôt un complexe d’infériorité. Après 150 ans de colonisation britannique, les natifs de Hong Kong ont l’habitude de cohabiter avec les gens venus des quatre coins du monde, qui prennent acte de leur volonté de parler deux langues, l’anglais et le cantonais, pour communiquer avec eux. Le bilinguisme est une des identités revendiquées par la population, exigence aux antipodes du nationalisme exacerbé des internautes chinois.
Comme le remarque la presse, contrairement au buzz chinois, il y a eu très peu de commentaires côté hongkongais. Phénomène prévisible puisque la société est bâillonnée depuis le mouvement de 2019. Quelques-uns font tout de même remarquer que ces licenciements express ne visaient qu’à trouver une issue facile sans rien modifier à la situation socio-économique. Par manque d’intelligence politique, Cathay Pacific et le gouvernement de Hong Kong sont donc tombés dans le piège : seuls ceux qui crient plus fort seront entendus. Au lieu d’apaiser les mécontentements d’un côté et le sentiment d’injustice de l’autre, l’exécutif hongkongais a non seulement raté une occasion de faire preuve de pédagogie, mais il a favorisé encore le détournement du discours anti-discrimination en outil de propagande politique et accentué le différend entre les deux populations.
Par Tamara Lui

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A propos de l'auteur
Originaire de Hongkong, ancienne journaliste pour deux grands médias hongkongais, Tamara s'est reconvertie dans le documentaire. Spécialisée dans les études sur l'immigration chinoise en France, elle mène actuellement des projets d'économie sociale et solidaire.