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L'Indonésie, Israël et le fiasco de la Coupe du monde de foot des moins de 20 ans

Parisien
(Source : Parisien)
La Fédération internationale de football (FIFA) a décidé de retirer à l’Indonésie l’organisation de l’édition 2023 de la coupe du monde de football masculin des moins de 20 ans, connue en anglais sous l’appellation FIFA U-20 (« under the age of 20 ») World Cup. Cette compétition se tient tous les deux ans, mais en raison de la pandémie du Covid-19, celle de 2021 avait été annulée. Elle devait se dérouler du 20 mai au 11 juin prochains. La décision de la FIFA est intervenue après de vives protestations en Indonésie sur la présence d’Israël dans cette compétition, entraînant l’annulation du tirage au sort.
Cinq propositions avaient été soumises à la FIFA pour accueillir la coupe de 2021 : une offre conjointe de l’Arabie saoudite, de Bahrein et des Émirats arabes unis ; le Brésil ; l’Indonésie ; une offre conjointe de la Birmanie et de la Thaïlande ; et enfin, le Pérou. C’est finalement l’Indonésie qui a décroché l’organisation de la compétition. L’archipel n’avait jamais accueilli de tournoi de la FIFA auparavant, mais avait déjà co-organisé la Coupe d’Asie 2007 de l’Asian Football Confederation. Il avait également accueilli les Jeux asiatiques de 1962 et de 2018. Six stades avaient été préparés pour la coupe : à Jakarta, la capitale, à Palembang dans le sud de Sumatra, à Bandung dans l’ouest de Java, à Surakarta dans le centre de l’île, à Surabaya dans l’est et à Gianyar à Bali.
Parmi les 24 pays participants, Israël s’était qualifié grâce à sa place de finaliste de la Coupe des moins de 19 ans en 2022. Après avoir battu la France le 28 juin en Slovaquie, les Israëliens avait été battus par l’Angleterre le 1er juillet.
Le 9 mars dernier, le parti islamiste PKS (Partai Keadilan Sejahtera, « Parti de la justice prospère ») a déclaré son rejet de la présence de l’équipe israélienne au nom de l’anticolonialisme. Le 14 mars, le gouverneur de Bali, Wayan Koster, envoyait au ministre des Sports une lettre pour protester contre la participation d’Israël, expliquant que c’était « par respect pour la position diplomatique de l’Indonésie sur la question de la Palestine ». Le 22, c’est à la grande organisation musulmane Muhammadiyah d’exprimer son refus de la présence d’Israël, qualifié de « colonialiste », invoquant la constitution de l’Indonésie. Le 23, c’est au tour du gouverneur de Java central Ganjar Pranowo, d’appeler à interdire la participation de la sélection israélienne. Koster et Ganjar sont tous deux membres du PDI-P (Partai Demokrasi Indonesia-Perjuangan, Parti démocratique indonésien de lutte), le principal parti du pays, dirigé par l’ex-présidente Megawati Soekarnoputri, fille de Soekarno, le premier président de l’Indonésie.

Constitution invoquée

*« Bahwa sesungguhnya kemerdekaan itu ialah hak segala bangsa dan oleh sebab itu, maka penjajahan di atas dunia harus dihapuskan, karena tidak sesuai dengan peri kemanusiaan dan peri keadilan. » **« Selama kemerdekaan bangsa Palestina belum diserahkan kepada orang-orang Palestina, maka selama itulah bangsa Indonesia berdiri menantang penjajahan Israel. »
Le gouverneur de Bali a justifié son geste en invoquant la Constitution indonésienne, dont le préambule déclare : « L’indépendance est le droit de toutes les nations et pour cette raison, le colonialisme dans le monde doit être aboli, car il n’est pas conforme à l’humanité et à la justice. »* En outre, Israël occupe des terres palestiniennes, ce qui est contraire au principe énoncé par le président Soekarno en 1962 : « Tant que l’indépendance n’aura pas été accordée aux Palestiniens, la nation indonésienne se dressera contre l’occupation israélienne »**.
En 1962, l’Indonésie accueillait les Jeux asiatiques. À la demande des pays arabes, Soekarno avait décidé de refuser l’entrée dans le pays à la délégation d’Israël. Les athlètes indonésiens avaient en conséquence été interdits de participation aux Jeux olympiques de Tokyo de 1964.
*Il est intéressant de noter que le sixième pays à reconnaître l’Indonésie est le Vatican, également en 1946.
L’Indonésie n’a pas de relations diplomatiques avec Israël. C’est par reconnaissance envers les pays arabes qu’elle ne reconnaît pas Israël lors de la création de l’État hébreu en 1948. En effet, en 1946, l’Égypte est le premier pays à reconnaître l’Indonésie, qui a proclamé son indépendance en 1945. Elle est suivie de la Syrie, du Liban, du Yémen et de l’Arabie saoudite*. On peut aussi ajouter qu’en 1944, Mohammed Amin al-Husseini, le grand mufti de Jérusalem durant la Seconde Guerre mondiale, déclare, alors qu’il est en visite à Berlin, soutenir la cause indonésienne pour l’indépendance.
À la demande des pays arabes, Israël n’est pas invité à la conférence de Bandung, qui réunit 29 pays et représentants de mouvements indépendantistes d’Afrique et d’Asie en 1955. Le boycott indonésien d’Israël ne prend pas seulement la forme d’une interdiction d’entrer dans le pays. En 1957, l’Indonésie avait déclaré forfait contre Israël dans les qualifications pour la Coupe du monde de football de 1958. En 2006, elle a refusé de jouer un match de tennis de la Fed Cup en Israël pour protester contre les interventions de ce dernier dans la bande de Gaza.

Relations diplomatiques officieuse, relations commerciales officielles

Il est pourtant arrivé à l’Indonésie d’autoriser l’entrée d’un sportif israélien. En 2016, le joueur de badminton Misha Zilberman avait pu participer au championnat du monde, affirmant que les autorités indonésiennes avaient essayé de « le briser et l’humilier » et qu’il avait reçu des menaces de mort avant d’obtenir l’autorisation d’entrer dans le pays.
La position des pays arabes, elle-même, a évolué. En 2002, les membres de la Ligue arabe ont tous, sauf l’Irak et la Libye, approuvé une « initiative » qui propose un accord de paix et une normalisation des rapports avec Israël, en échange d’un retrait total de ce dernier des territoires occupés et une « solution juste » pour les réfugiés palestiniens. Mais en 2020, quatre États arabes : Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Maroc et le Soudan, ont signé les Accords d’Abraham, traités de paix qui prévoient l’établissement de relations diplomatiques avec Israël, une initiative du président américain Donald Trump. Pour le magazine américain Foreign Policy, « la décision de quatre pays arabes de nouer des relations avec Israël en 2020 n’avait rien à voir avec la paix, l’amour ou la compréhension mutuelle. Les Émirats arabes unis, le Soudan, le Maroc et (dans une moindre mesure) Bahreïn étaient tous motivés par des intérêts étroits, dont la promesse de ventes d’armes avancées ou de faveur diplomatiques de la part des États-Unis. »
En décembre 2020, le quotidien israélien The Jerusalem Post écrit que le Sultanat d’Oman et l’Indonésie pourraient être les prochains pays à établir des relations diplomatiques avec Israël. En janvier 2021, Adam Boehler, le patron de la United States International Development Finance Corporation, une banque de développement du gouvernement américain, explique que l’Indonésie pourrait obtenir 2 milliards de dollars d’aide au développement si elle se joignait à l’initiative de Trump. La réaction indonésienne ne se fait pas attendre : le porte-parole du ministère des Affaires étrangères dément : l’Indonésie ne cherche pas à établir de liens avec Israël, demeurant « constant à l’égard de la Palestine en accord avec le mandat de la Constitution ».
Un an plus tard, le Jerusalem Post révèle que le secrétaire d’État américain Antony Blinken a discuté lors d’une visite à Jakarta de la possibilité d’une normalisation des relations de l’Indonésie avec Israël. Dans un communiqué, le ministère des Affaires étrangères dément à nouveau : « L’Indonésie sera toujours aux côtés des Palestiniens dans la lutte pour la justice et l’indépendance. »
En septembre 2022, des délégations du Pakistan et d’Indonésie, rapporte encore le Jerusalem Post, sont en « visite secrète » en Israël. Un responsable du ministère des Affaires étrangères indonésien nie l’existence d’une telle visite, dénonçant un canular dont la presse israélienne est coutumière et rappelant que l’Indonésie n’établira pas de relations diplomatiques avec Israël tant que ce dernier occupera la Palestine.
Le Jerusalem Post se veut indépendant et essaie de préserver « une réputation de couverture informative et approfondie ». On peut donc supposer qu’il ne publie pas à la légère ces articles sur les relations entre l’État hébreu et l’archipel indonésien. De fait, l’Indonésie a des relations officieuses avec Israël depuis des décennies. Ainsi en 1980, l’armée de l’air indonésienne avait racheté secrètement à Israël une quinzaine d’avions d’attaque Douglas A-4 Skyhawk de construction américaine pour remplacer des avions achetés à l’Union soviétique à l’époque de Soekarno. En 1993, le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin avait rencontré Soeharto dans sa résidence privée à Jakarta en secret.
Cela dit, malgré l’absence de relations diplomatiques, les deux pays ont des relations commerciales officiellement inaugurées sous la présidence d’Abdurrahman Wahid, qui se montent à des centaines de millions de dollars par an. Avec une rapide croissance de son économie, l’Indonésie a de plus en plus besoin de technologies qu’Israël peut lui offrir. Mais Israël n’a pas de représentation commerciale en Indonésie et doit traiter ses affaires à travers son bureau de Singapour. L’ouverture d’un tel bureau en Indonésie serait tout à fait possible en théorie. Ainsi, alors que l’Indonésie ne reconnaît pas la République de Chine, qui est le nom officiel de Taiwan, au nom de la « politique d’une seule Chine » qu’elle applique depuis l’ouverture des relations diplomatiques avec la République populaire en 1950, l’Indonésie et Taïwan ont ouvert des bureaux de représentations en 1971, respectivement l’Indonesia Economic and Trade Office to Taipei et le Taipei Economic and Trade Office in Indonesia.

Cote de popularité

On peut se demander pourquoi, dans un tel contexte de rejet proclamé d’Israël par l’Indonésie, alors que la qualification de la sélection israélienne des moins de 20 ans était connue dès juin 2022, ce n’est qu’en mars, soit quelque neuf mois plus tard, que des voix s’élèvent contre sa présence dans l’archipel. Au même moment, la municipalité de Surabaya terminait la rénovation du stade où se déroulerait le tournoi. Fin mars encore, le président Joko Widodo déclarait qu’il garantissait la participation d’Israël à la compétition et que celle-ci ne remettait pas en question le soutien de l’Indonésie à la cause palestinienne.
*« Ini Bukan Kiamat bagi Sepak Bola Indonesia. »
Pour le Guardian, « l’Indonésie est sans doute la nation de football la plus passionnée en Asie ». Mais classée 152ème sur 211 par la FIFA pour 2022, entre Andorre et la République dominicaine, l’archipel est loin d’être une grande nation de football. Ce n’est pas par manque de talents, de compétences et de moyens. La Fédération indonésienne de football, la PSSI (Persatuan Sepakbola Seluruh Indonesia), est gangrenée par la corruption et l’objet d’interventions du gouvernement. En 2015, la FIFA a même suspendu la Fédération indonésienne de toutes compétitions à cause d’interventions du gouvernement dans son fonctionnement. En accueillant la coupe des moins de 20 ans, le football indonésien tenait enfin une chance d’apparaître dans un championnat mondial. Le public de l’archipel n’y croit plus. Mais pour le vice-président Ma’ruf Amin, ancien dirigeant du très conservateur Conseil des oulémas d’Indonésie ou MUI (Majelis Ulama Indonesia), un organisme créé par le régime de Soeharto, « ce n’est pas la fin du football indonésien »*.
En réalité, accepter la présence des jeunes footballeurs israélien n’aurait pas été un problème pour la majorité des Indonésiens. La décision de la FIFA a suscité « colère et amertume » chez les joueurs, les supporters et commentateurs indonésiens. Le très populaire Ganjar était parmi les candidats potentiels de son parti pour l’élection présidentielle de l’an prochain, bien plus que sa rivale Puan Maharani, la fille de Megawati, présidente du PDI-P et fille de Soekarno. Mais sa déclaration a fait chuter sa cote de popularité. Son adversaire potentiel à la présidentielle, le ministre de la Défense Prabowo Subianto, « candidat malheureux » contre l’actuel président Joko Widodo lors des deux précédentes élections, passe en tête dans les sondages.
Le 21 avril dernier, le PDI-P a finalement désigné Ganjar comme candidat. Sa cote est remontée, repassant devant celle de Prabowo.
Officiellement donc, les dirigeants politiques indonésiens rejettent toute relation avec Israël au nom de l’anticolonialisme. Même des organisations musulmanes mettent en avant ce principe et non la religion. Un événement a été l’occasion d’observer l’hostilité envers Israël en Indonésie. En 2018, à l’appel du MUI et des organisations islamiques indonésiennes, plus d’un million de personnes ont manifesté à Jakarta contre le projet du président américain Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël. Cet événement a démontré la capacité des organisations islamiques indonésiennes à mobiliser les musulmans du pays en faveur des Palestiniens. L’établissement de relations diplomatiques avec Israël pourrait provoquer une protestation au moins aussi massive de la part de certaines organisations islamiques, à commencer par la deuxième plus grande d’Indonésie, la Muhammadiyah, qui déclare que « si on tolère des colonialistes, on trahit la Constitution ».
Ce n’est certes pas la position de la plus grande organisation musulmane du pays, la Nahdlatul Ulama. En 1985, quand il en était le dirigeant, Abdurrahman Wahid, qu’on appelle informellement « Gus Dur », s’était rendu en Israël. En 2018, Yahya Cholil Staquf, alors secrétaire général de l’organisation, qui revendique 60 millions de membres, s’était rendu en Israël à l’invitation de l’American Jewish Committee et avait rencontré le Premier ministre Benjamin Netanyahu.
Selon Syed Huzaifah Bin Othman Alkaff de la Nanyang Technological University de Singapour, « pour l’Indonésie, tous liens avec Israël, même en cas d’intervention diplomatique américaine, nécessiterait sans doute un accord qui garantirait un avantage stratégique politique, économique ou militaire qui non seulement apaiserait les nationalistes mais aussi en vaudrait la peine face aux groupes islamistes ». Même une place dans le football international ne semble pas en valoir la chandelle.
Par Anda Djoehana Wiradikarta

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.