Politique
Tribune

L’Inde, le G20 et le "Cachemire 2.0"

Des ouvriers finalisent une publicité murale dans une rue pour la réunion du G20 à Srinagar, le 19 mai 2023. (Source : Deccan Herald)
Des ouvriers finalisent une publicité murale dans une rue pour la réunion du G20 à Srinagar, le 19 mai 2023. (Source : Deccan Herald)
Organisée du 22 au 24 mai prochains à Srinagar, capitale d’été du Cachemire indien, la prochaine réunion du G20 en Inde suscite les critiques du Pakistan et de la Chine.
*The Indian Express, 5 mai 2023. **L’OCS est un forum multilatéral composé de huit États membres (Chine, Inde, Kazakhstan, Kirghizistan, Russie, Pakistan, Tadjikistan et Ouzbékistan), de quatre États observateurs et de six « partenaires de dialogue ».
Un mois et demi après avoir accueilli dans le cadre balnéaire somptueux de Goa (Panaji) une réunion* du Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS)**, à 2 700 km de là en direction du Nord, Srinagar, la capitale d’été du Jammu-et-Cachemire indien et son majestueux lac Dal, ses sommets montagneux alentours, seront du 22 au 24 mai le cadre septentrional indien d’un groupe de travail du G20 dédié au tourisme.
*Du 1er décembre 2022 au 30 novembre 2023, l’Inde désormais première démographie mondiale assure la présidence du G20 (85 % du PIB mondial, 75 % du commerce international, les tiers de la population mondiale). **Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, République de Corée, Royaume-Uni et Russie, et l’Union européenne. ***Dans le cadre de recherches de terrain et d’entretiens à l’Université du Kashmir, l’auteur de cette note a séjourné à diverses reprises dans les années 1990 et 2000 à Srinagar et à Jammu.
Près de six mois après le début de sa présidence tournante du G20*, après deux sessions de travail préalables (G20 Tourism Working Group) organisées successivement au pied de l’Himalaya à Darjeeling, dans le Bengale-Occidental puis dans l’ouest du pays, dans le marais salant du Rann de Kutch, dans le Gujarat, ou encore l’organisation d’un Youth-20 Summit ou Y-20** sous les auspices du G20 au Ladakh, à Leh du 26 au 28 avril dernier, l’Union indienne invite donc les délégations d’experts des 19 pays membres du G20*** à œuvrer, réfléchir, échanger et découvrir ensemble cette région du nord du pays. Une contrée longtemps associée dans l’inconscient collectif international à un périmètre instable, sensible, ébranlé à répétition*** depuis la fin des années 1980 par une violence séparatiste, indépendantiste en grande partie ourdie et entretenue par le voisin occidental, le Pakistan, vers lequel il était inopportun de se rendre.
*Selon les experts du South Asia Terrorism Portal, au Jammu-et-Cachemire indien, entre 2018 et 2022, le nombre annuel des victimes civiles et des personnels de sécurité a été divisé par trois. Entre 2002 et 2022, la volumétrie annuelle des incidents terroristes est passée quant à elle de 306 à 23. **À l’instar d’une entreprise émiratie ayant construit à Dubaï l’iconique Burj Khalifa annonçant en mars 2023 divers projets d’investissements de plusieurs dizaines de millions d’euros, à Srinagar – construction d’un centre commercial moderne et de complexes immobiliers.
Il en va différemment depuis peu, avec notamment l’amélioration significative de la situation sécuritaire locale*. Et la cinquième économie mondiale, forte d’un soft-power, d’une confiance et d’un écho désormais plus puissants dans le concert des nations, entend à bon droit le faire savoir au reste du monde : aux touristes, hier encore épris du charme incomparable de cette « Suisse indienne », aux investisseurs étrangers** à la recherches d’opportunités de marché – notons à ce propos qu’en janvier 2020, les autorités indiennes avaient organisé à Srinagar le premier Jammu & Kashmir Global Investors’ Summit – dans le désormais incontournable relais de croissance indien, sans oublier la population cachemirie locale et indienne au sens large. Le thème de la présidence indienne du G20 – « Une terre, une famille, un futur » – s’insère parfaitement dans cet état d’esprit de redécouverte d’une vallée du « Cachemire 2.0 » désireuse de s’extraire enfin des décennies de drames et de tourments pour ouvrir un chapitre plus en phase avec ses espérances, ses rêves et ses possibilités.
Du reste, dernièrement, ces velléités de nouvelle ère cachemirie, moins crisogène et plus heureuse portées par les autorités, ont trouvé un relais au sein de la population indienne. En 2022, sur l’ensemble de l’année, 2,7 millions de touristes indiens et plus de 10 000 visiteurs étrangers ont séjourné au Cachemire. Un engouement populaire bienvenu témoignant de la mue progressive du regard indien sur l’évolution administrative récente de la région, objet de crispation et de débats agités dans la « plus grande démocratie du monde ». Or à l’été 2019, les autorités indiennes optèrent, en adoptant le Jammu and Kashmir Reorganisation Act, pour la fin du statut spécial du Jammu-et-Cachemire – garanti jusqu’alors par l’article 370 de la Constitution – et la division de l’ancienne principauté en deux « territoires de l’Union » (Union territories ou UT) : le Jammu-et-Cachemire d’un côté, le Ladakh de l’autre.

Echoie donc à la capitale d’été du Cachemire indien, à son 1,7 million de résidents, la responsabilité d’accueillir d’ici quelques jours une rencontre internationale de premier plan, attirant au-delà des quelque 200 dignitaires étrangers la lumière et la curiosité extérieure – longtemps concentrée exclusivement sur son côté sombre – sur une région d’une grande richesse culturelle, religieuse et humaine, de paysages splendides immortalisés dans les productions bollywoodiennes, désireuse de se projeter vers un avenir et une dynamique enfin porteurs de développement économique, d’emplois et de perspectives.
*Au total, durant cette année de présence du G20, l’Inde a la responsabilité d’organiser sur son territoire plus de 200 réunions sur une cinquantaine de sites différents. **Deutsche Welle, 13 avril 2023.
Bien entendu, cette formidable occasion de redécouvrir la vallée du Cachemire et de son potentiel humain, touristique et économique n’est pas sans trouver quelques détracteurs zélés au-delà des frontières indiennes. Chez ses voisins immédiats notamment que sont la République islamique du Pakistan et la République populaire de Chine, tous deux prompts dès l’annonce en 2022 par New Delhi de ce rendez-vous cachemiri du G20*, à en faire la critique. Avec le recul, l’impartialité et l’objectivité que l’on devine. « En s’opposant à une réunion du G-20 » au Cachemire, le gouvernement pakistanais « cherche à amuser la galerie dans son pays et à détourner l’attention de l’instabilité politique et de l’état lamentable de l’économie »**, considère le directeur-général du Manohar Parrikar Institute for Defence Studies and Analyses de New Delhi.
Hormis Islamabad et Pékin, aucune autre capitale ne s’est jointe au chorus des détracteurs de ces événements programmés au Jammu-et-Kashmir indien et au Ladakh. Rappelons que le coûteux et controversé projet China-Pakistan Economic Corridor (CPEC), pièce importante des « Nouvelles routes de la soie » chères aux autorités chinoises, se développe pour partie dans la région du Cachemire sous administration pakistanaise, l’Azad Kashmir et le Gilgit Baltistan.
*Foreign Policy, 13 avril. **The Hindu, 2 mai
Il est également divers acteurs à vouloir dans la mesure du possible contrarier le bon déroulement de ce rare événement multilatéral organisé ces prochains jours dans la vallée du Cachemire, sur les berges méridionales du lac Dal, à privilégier l’option de l’embarras pour les autorités indiennes aux bénéfices espérés par le gouvernement* et la population locale (en termes de retombées économiques et médiatiques notamment). La presse indienne** rapporte que les autorités locales prennent la menace terroriste très au sérieux et déploient en conséquence à proximité du Sher-i-Kashmir International Convention Centre accueillant les délégations du G20, dans la ville, sur le lac ou encore à l’aéroport de Srinagar un dispositif sécuritaire des plus élaborés, auxquels les hommes de la National Security Guard, des Special Operation Groups, des commandos marines (MARCOS) et de la Kilo’s force de l’armée, sont très étroitement associés, sur terre, dans les airs et les eaux du lac Dal.
Du reste, dans la seconde quinzaine d’avril, dans le district de Poonch, à 150 km au sud-ouest de Srinagar, des militants affiliés à un groupe terroriste basé au Pakistan menaient une attaque meurtrière contre les forces de sécurité indiennes, tuant 5 personnes. Début mai, en l’espace de cinq jours, trois accrochages armés distincts, dans les districts de Machil et de Baramulla, entre forces de l’ordre indiennes et militants de différentes entités radicales (dont le Lashkar-e-Taiba), laissaient dans leur sillage cinq autres victimes dans les rangs terroristes.
*The Print (Inde), le 13 mai 2023.
Dans quatre mois, au crépuscule de l’été 2023, le 18ème sommet des chefs d’État et de gouvernement du G20 sera organisé dans la capitale indienne New Delhi, les 9 et 10 septembre. Il s’agira alors du point d’orgue* de cette année de présidence indienne du G20. D’ici-là, plus près de nous, la semaine prochaine, c’est à la capitale d’été du Cachemire indien que revient l’honneur d’accueillir l’espace de quelques jours entres fastes et espérances les délégations de cet incontournable forum de coopération économique internationale. « La réunion du G20 sur le tourisme à Srinagar est la meilleure chose qui soit arrivée au Cachemire »* assure le président de la chambre de commerce et d’industrie du Cachemire (CCIK) – avec une conviction forçant le respect.
Par Olivier Guillard

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.