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Sri Lanka : la fin de "l'ère Rajapaksa", de la déshérence économique à la déchéance politique

L'ex-président sri-lankais Gotabaya Rajapaksa à Colombo, le 3 janvier 2020. (Source : Time)
L'ex-président sri-lankais Gotabaya Rajapaksa à Colombo, le 3 janvier 2020. (Source : Time)
Il a finalement réussi à fuir. Mercredi 13 juillet, le président Gotabaya Rajapksa a quitté le Sri Lanka pour les Maldives, avant de remettre le pouvoir à son Premier ministre Ranil Wickremesinghe. Les bureaux de ce dernier ont été immédiatement envahis par les manifestants. Le nouveau président par intérim a demandé à l’armée et la police de « faire le nécessaire pour rétablir l’ordre ». Il devra céder le pouvoir à un député choisi par le Parlement pour présider le pays jusqu’à 2024, fin du mandat présidentiel en cours. Retour sur les causes de la chute du clan Rajapaksa.
La scène serait cocasse si la situation actuelle du pays – dramatique à plus d’un titre, au niveau alimentaire et économique notamment – prêtait au relâchement, à la légèreté. Ce mardi 12 juillet, on en est hélas fort loin. Imaginez un président de la République, dont la population réclame depuis des mois le départ, faisant dire la veille par la voix de son Premier ministre, lui-même démissionnaire, qu’il entendait présenter sa démission mercredi 13 juillet et qui, malheureusement pour lui, se retrouve en matinée du 12 juillet contre toute attente bloqué à l’aéroport international par le personnel refusant de le laisser fuir en catimini un pays plongé dans le désarroi, les carences et les pénuries !
C’était précisément le sort ubuesque réservé au chef de l’État sri-Lankais Gotabaya Rajapaksa au pouvoir depuis l’automne 2019 et dont le mandat courait jusqu’en 2024. Il en ira désormais bien autrement. Un épilogue politique peu flatteur pour l’intéressé et sa famille politique, la « dynastie Rajapaksa » ou « clan Rajapaksa » pour les médias et ses détracteurs. À l’image d’une gouvernance elle aussi très controversée ces dernières années.

Nation en banqueroute

*Celle-là même qui d’une certaine manière rétablit la paix dans l’île-État en 2009, après 26 années d’un meurtrier conflit ethno-religieux. Lors des dernières années de cette guerre civile, Gotabaya Rajapaksa était ministre de la Défense et son frère ainé, Mahindra Rajapaksa, président de la République (deux mandats entre 2005 et 2015). **Avant d’être contraint à la démission le 9 mai par la pression populaire.
Entre autres glissements et évolutions douteuses, la République démocratique socialiste du Sri Lanka, régime présidentiel aux mains de la dynastie politique Rajapaksa*, autorisa sans état d’âme une fratrie à accaparer le pouvoir : Gotabaya Président, son frère ainé Mahindra Premier ministre**, son frère cadet Basil ministre des Finances… Dans un pays qui en avait vu bien d’autres depuis son indépendance de la couronne britannique en 1948, ce système aurait certainement pu perdurer encore quelques temps si l’environnement économique et comptable de la 16ème économie d’Asie n’avait pas été tiré vers les abysses, et bien aidé en cela par l’incurie de son gouvernement.
*Cf. attentats coordonnés perpétrés par des islamistes sri-lankais radicalisés le dimanche de Pâques à Colombo, pour un bilan humain effroyable : 270 morts, dont une cinquantaine de ressortissants étrangers. **664 992 cas et 16 526 décès au 12 juillet depuis le début de la pandémie. ***Contraction du PIB – 3,6 % en 2020, remises de la diaspora à l’arrêt, secteur touristique plus encore sinistré (2,3 millions de visiteurs étrangers en 2018, 540 000 en 2020, 194 500 en 2021). ****En plein ralentissement économique national et international. *****Contractés à des conditions généralement bien au-dessus du marché auprès du créancier chinois notamment.
Quelles sont les causes de cette descente aux enfers ? Le Sri Lanka a subi ces derniers années des coups de boutoir successifs. À commencer par le retour du péril terroriste dans l’île au printemps 2019*, qui a brutalement anéantit toute velléité touristique nationale. Peu après, le Covid-19** s’abattait sur le pays, avec ses ondes de choc multiples sur les hommes et l’économie nationale***. Ajoutez les conséquences désastreuses**** pour les comptes publics de coûteux emprunts à l’étranger***** finançant le développement d’infrastructures (routes, ports, aéroports, etc.) à l’intérêt parfois très relatif sinon négatif, finalement impossibles à rembourser et menant au défaut de paiement – le ‘’piège de la dette’’ dans toute sa gravité. Sans oublier l’évaporation à grand vitesse des réserves de change nationales interdisant mécaniquement le financement des importations (alimentation, énergie, médicaments, biens de consommation). Résultat : à l’été 2022, une nation de 23 millions d’habitants en faillite, en situation de banqueroute, manquant de tout ou presque, rationnant le peu encore disponible au prix de bien des sacrifices, malmenant plus encore une population déjà exsangue, éreintée, ne voyant de secours à court terme venir de nulle part alors que ses dirigeants font étalage dans le même temps de leur incapacité à tenir la barre de ce navire à la dérive, affrontant sa pire tempête économique et alimentaire de ces 75 dernières années. Aussi, le weekend dernier, l’ancien Ceylan (Sri Lanka depuis 1972) a vécu des moments pour le moins agités. Le 9 juillet, à Colombo, une foule importante autant qu’enfiévrée prenait d’assaut – sans résistance particulière des forces de sécurité – le Secrétariat de la Présidence, la résidence officielle du président Rajapaksa et le domicile privé du Premier ministre Wickremesinghe (ce dernier a été incendié). Conscients du décalage possible entre les annonces et la réalité, échaudés et prudents, les manifestants ayant investi les lieux annonçaient demeurer sur place tant que le président et son chef de gouvernement n’auront pas officiellement et matériellement quitté leurs fonctions…
Dans la foulée de ces événements symbolisant la détermination de la population et son souhait de ne plus compter sur ses dirigeants du moment, lundi 11 juillet, le président Gotabaya Rajapaksa informait le Premier ministre Ranil Wickremesinghe de son intention de démissionner. Selon le président du Parlement, cette démission devait intervenir ce mercredi 13 juillet. Le Permier ministre, en fonction depuis deux mois, membre du United National Party (UNP) et non du SLPP du clan Rajapaksa, annonçait également sa démission imminente afin qu’un gouvernement intérimaire d’union nationale puisse lui succéder.

Proverbiale résilience

Selon la Constitution, une fois que le Président et le Premier ministre ont officiellement démissionné, l’étape suivante consiste à désigner le président du Parlement comme président par intérim. Le Parlement doit ensuite dans les trente jours désigner un nouveau président de la République en le choisissant parmi les membres du Parlement, qui demeurera en fonction jusqu’au terme du mandat de Gotabaya Rajapaksa, en 2024. Seulement à cette date pourront être organisées de nouvelles élections présidentielles.
*Que l’auteur de la note a pu maintes fois observer directement sur le terrain lors de la douloureuse et interminable guerre civile (1983-2009).
Ces dernières semaines, alors que le chef de l’État s’accrochait à son poste et faisait la sourde oreille aux appels répétés du peuple à la démission – à laquelle finit par se résoudre début mai son frère ainé, ancien président lui-même –, les longues coupures de courant, le rationnement des carburants – ces files d’attente infinies aux stations-services pour quelques litres de carburants -, les négociations avec la communauté internationale – FMI, Inde ou Chine – pour obtenir une aide d’urgence et les pénuries auront sans surprise eu raison de la patience émoussée et de la proverbiale résilience* des Sri-Lankais.
Majoritairement pacifiques, les manifestations anti-gouvernementales de samedi ont donc mis en branle une énième phase de transition politique nationale. Cette dernière peut toujours dans son sillage s’accompagner de convulsions violentes entachant les aspirations légitimes d’une population privée de tout ces derniers mois à un présent moins rude et un avenir politique confié aux bons soins d’une gouvernance méritante et honnête, s’engageant toute entière et toutes affaires cessantes dans le rétablissement de la nation. Une entreprise qui n’ira ni sans écueil, ni sans douleurs et autres frustrations, et qui ne sera rendue possible que par le concours d’une communauté internationale, fusse-t-elle déjà au chevet d’autres nations sinistrées ou malmenées par les événements. Cette assistance extérieure d’urgence indispensable sera d’autant mieux proposée, disponible et abondante si elle trouve alors à Colombo, dans une configuration politique post-Rajapaksa, des gouvernants responsables, compétents, ayant comme seule priorité l’intérêt national. En ce si volatile été 2022, il doit sûrement s’en trouver quelques-uns dans l’ancien Ceylan.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.