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Analyse

Pourquoi l’Indonésie a brièvement arrêté d’exporter son huile de palme

L'Indonésie a interdit l'exportation d'huile de palme le 28 avril 2022. (Source : Zomaloma)
L'Indonésie a interdit l'exportation d'huile de palme le 28 avril 2022. (Source : Zomaloma)
Nationalisme économique ? Peur de la pénurie ? Que s’est-il passé entre le 28 avril et le 19 mai ? Pourquoi l’Indonésie a-t-elle décidé d’interdire ses exportations d’huile de palme avant de les autoriser à nouveau ?
Ce jeudi 19 mai, le président indonésien Joko Widodo a annoncé la reprise des exportations d’huile de palme pour le 23 mai, levant une interdiction qui avait pris effet le 28 avril dernier. L’Indonésie est le plus gros producteur mondial d’huile de palme. Elle en est aussi le plus gros exportateur. Les principales utilisations de cette huile sont l’alimentation et les cosmétiques. Selon l’ONG WWF, on trouve de l’huile de palme dans près de la moitié des produits emballés des supermarchés.
Pour les tenants du commerce libre, l’interdiction était une hérésie. L’agence de presse américaine Bloomberg, spécialisée dans l’économie et la finance, n’a pas hésité à la qualifier de « l’un des plus grands actes de nationalisme agricole » et de « l’un des exemples les plus dramatiques de protectionnisme alimentaire dans l’histoire récente ».
*Pour Sganarelle, 1965.
En économie, le mot « nationalisme » n’a pas le sens de l’idéologie mortifère que l’écrivain français Romain Gary définit comme « la haine des autres »*. Pour Sam Pryke, professeur de sociologie à l’université de Wolverhampton au Royaume-Uni, « le nationalisme économique devrait être compris comme un ensemble de pratiques destinées à créer, renforcer et protéger les économies nationales dans le cadre d’un marché mondial ». Comment comprendre la genèse et les motivations de cette décision du gouvernement d’un pays qui par ailleurs soutient la libéralisation du commerce international ?

Le trafic d’une « mafia »

La décision d’interdire l’exportation d’huile de palme était prévisible : début février 2022, Standard & Poor’s, une des principales agences de notation financière du monde, expliquait que le gouvernement indonésien avait émis un règlement demandant aux producteurs d’huile de palme de réserver 20 % de leurs expéditions à des acheteurs locaux pour tenter de ralentir la montée des prix de l’huile alimentaire sur le marché intérieur.
D’après le BPS, l’institut national indonésien de la statistique, les prix n’avaient cessé de grimper depuis octobre 2021. En novembre 2021, le directeur général du commerce intérieur Indrasari Wisnu Wardhana, qui dépend du ministère du Commerce, déclarait que la hausse se poursuivrait jusqu’au premier trimestre 2022. Il voyait notamment cinq causes à cette hausse : une forte augmentation des prix sur le marché international, une baisse de la récolte des palmiers au deuxième semestre, une hausse de la demande en huile de palme brute (CPO) et une diminution de l’offre d’huile de palme dans le monde, mais aussi le faible niveau des stocks d’autres huiles végétales, sans oublier des problèmes de logistique à cause de la pandémie.
*La Domestic Market Obligation (DMO) touche d’autres produits. En janvier dernier par exemple, le gouvernement avait émis une interdiction d’exportation du charbon de crainte que les quantités insuffisantes de fourniture aux centrales électriques ne se traduisent par des coupures de courant dans le pays. La « Domestic Market Obligation » a été introduite avec le « Production Sharing Contract » (contrat de partage de la production) sous lequel les compagnies pétrolières étrangères explorent et produisent le pétrole et le gaz en Indonésie depuis les années 1960.
Ces facteurs combinés avaient mécaniquement produit une diminution de l’offre et une hausse des prix sur le marché intérieur indonésien. Pour limiter cette hausse, le gouvernement annonce à la mi-janvier dernier une subvention pour l’huile alimentaire. Fin janvier, il émet un règlement obligeant les producteurs d’huile à réserver 20 % de leur CPO à des acheteurs locaux. Mi-février, cette « Domestic Market Obligation »* est étendue à l’huile de palme. La réaction du marché ne se fait pas attendre : les prix augmentent sur le marché malaisien des produits de base. Mais mi-avril, le CPO est exclu de l’interdiction d’exporter.
Mi-mars, le ministre indonésien du Commerce annonce que la montée des prix et la difficulté à se procurer de l’huile alimentaire malgré l’interdiction d’exporter sont dues aux agissements d’une « mafia ». L’huile subventionnée a en effet été l’objet d’un trafic sur trois plans : vente à l’industrie, vente comme huile de qualité supérieure et exportation. Le ministère et la police ont déjà identifiés les noms de plusieurs individus responsables de malversations qui seront bientôt publiés. À la mi-avril, le procureur général annonce les noms de quatre suspects : le directeur général du commerce intérieur lui-même et trois dirigeants de sociétés de plantations.

Priorité à la politique intérieure

Pour Armelle Bohineust du service macroéconomie internationale du Figaro, dans un contexte marqué par une hausse record du prix de l’huile de tournesol à cause de la guerre en Ukraine, l’interdiction indonésienne allait déstabiliser le marché des huiles végétales. Les principaux acheteurs de l’huile de palme indonésienne sont la Chine, l’Inde et le Pakistan. Selon James Guild, de la S. Rajaratnam School of International Studies de Singapour, pensait que des plaintes officielles des pays acheteurs finiraient par être exprimées, d’autant plus que l’Indonésie occupe depuis octobre dernier la présidence du G20. De leur côté, les producteurs indonésiens d’huile de palme protestent. Andrian Bagus Santoso, économiste à la banque d’État Mandiri, déclarait, quant à lui, que l’État pourrait perdre 1,4 milliard de dollars si l’interdiction devait durer un mois.
James Guild voyait un paradoxe entre une forte demande sur le marché international favorable aux producteurs et à la balance courante du pays d’une part et d’autre part, la volonté du gouvernement indonésien de ne pas faire payer à sa population le prix sur le marché international. Un sondage effectué mi-avril avait montré une baisse de la satisfaction du public pour le président Joko Widodo en raison du prix élevé des produites de base, dont l’huile de palme.
On peut se demander les raisons de l’interdiction alors que le pays ne consomme qu’un tiers de sa production. Pour Sahat Sinaga, directeur de la GIMNI, l’association indonésienne qui regroupe les raffineurs d’huiles végétales, elle s’explique par l’absence d’une structure efficace dans la chaîne qui va des producteurs aux consommateurs indonésiens. Mais il se disait convaincu que l’interdiction pourrait prendre fin en mai. Pour James Guild, le gouvernement indonésien semblait décidé à donner priorité à la politique intérieure et il a voulu envoyer à l’industrie ce message.
Aux yeux de Subramani Ra Mancombu, responsable de l’agro-alimentaire au Hindu Business Line de Madras en Inde, l’Indonésie allait être rapidement contrainte de lever l’interdiction, d’autant plus qu’elle risquait de perdre une partie du marché indien au profit de la Malaisie, l’autre grand producteur. Ce mardi 17 mai, les petits planteurs de palmier à huile indonésiens manifestaient pour demander la levée de l’interdiction d’exporter. Deux jours après, ils obtenaient gain de cause.
Par Anda Djoehana Wiradikarta

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.