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Afghanistan : ce désastre qui prend forme sous nos yeux

Des centaines d'Afghans viennent solliciter l'aide humanitaire à Qala-e-Naw, en Afghanistan, le 14 décembre 2021. (Source : CNN)
Des centaines d'Afghans viennent solliciter l'aide humanitaire à Qala-e-Naw, en Afghanistan, le 14 décembre 2021. (Source : CNN)
Le 7 février dernier, le président américain Joe Biden a pris une décision inédite : saisir les quelques 7 milliards de dollars constituant les réserves gelées aux États-Unis de la banque centrale afghane. Cette saisie exceptionnelle de réserves d’un État souverain, protégées par la loi américaine, est destinée par la Maison Blanche aux victimes du 11-Septembre et à l’aide humanitaire au peuple afghan. Cette décision peut-elle profiter aux talibans ? Ou bien empêcher leur reconnaissance internationale ? Aidera-t-elle une population plongée dans une situation toujours plus désastreuse ?
*À l’hiver 2018, les « Jeux de la paix », selon le président Moon Jae-in, étaient organisés en Corée du Sud (9-25 février), puis à l’été 2021, les jeux d’été de Tokyo. Les JO d’hiver de Pékin se déroulent du 4 au 20 février.
En cette déconcertante « trève olympique » hivernale 2022 ayant à nouveau pour cadre l’Asie-Pacifique*, alors qu’à 6 000 km à l’ouest de la capitale chinoise d’inquiétants bruits de botte nous parviennent de la frontière russo-ukrainienne, il ne s’agira pas de chercher quelque motif de réconfort ou d’optimisme régional du côté de l’exsangue patient afghan, tant les augures semblent en ce premier trimestre terriblement défavorables. À défaut bien sûr de nous prendre à défaut, le sombre scénario du moment était déjà visible un semestre plus tôt, quand, mi-août 2021, le pavillon taliban flotta à nouveau – s’abattit serait plus juste -, après avoir disparu deux décennies durant, sur Kaboul.
De fait, dans cette si particulière et éreintée – on n’ose écrire désespérante… – nation afghane sur qui le sort ne cesse de s’acharner d’une manière ou d’une autre sans relâcher son emprise, ces dernières semaines, on ne sait dans quelle direction regarder pour ne pas soi-même sombrer dans le marasme auquel font courageusement face, résignés mais non rompus, les 38 millions d’Afghans.
La lecture en début février de la presse internationale – au chevet de la population afghane mais sans véritable levier sur le cours des choses – ne nous confirmera pas autre chose : cet État enclavé entre Asie centrale et sous-continent indien, affligé depuis près d’un demi-siècle par les crises ininterrompues, les conflits, la mauvaise gouvernance et les ingérences toxiques de ses voisins, paie déjà un lourd tribut au retour de l’obscurantisme et du joug fondamentaliste. Résiliente s’il en est, la population afghane a-t-elle cependant encore seulement la force de passer l’hiver et ce nouvel écueil radical ?

*Dont on louera au passage ces dernières décennies l’extraordinaire couverture des soubresauts incessants de ce pays, peu important l’identité et l’ADN politique des détenteurs du pouvoir à Kaboul. **Soit trois fois le montant d’assistance réclamé par l’ONU pour l’année 2021 !
Le 7 février, le New York Times* attirait l’attention de ses lecteurs sur la situation catastrophique du système de santé afghan, dont on se demande s’il réussira lui-même à survivre au départ précipité l’été passé de ses sponsors institutionnels extérieurs, cumulé à l’incurie des nouveaux maîtres du pays prévalant depuis lors. « L’Afghanistan ne tient qu’à un fil », s’inquiète le secrétaire général de l’ONU Antonio Gutteres, alors que les trois quarts de la population sont aujourd’hui enlisés dans une sordide pauvreté. Le mois dernier, face à cette tragique situation exposant plusieurs dizaines de millions d’Afghans, l’organisation universelle exhortait ses États membres à la générosité, à un niveau jamais atteint jusqu’alors pour un seul pays : rien de moins que cinq milliards de dollars pour la seule année 2022**.
*Selon le NYT, entre octobre 2021 et fin janvier 2022, plus d’un million d’Afghans auraient ainsi pris le chemin de l’exil vers l’Iran.
Sur une note toute aussi dramatique – et à juste titre -, le grand quotidien new-yorkais se penchait quatre jours plus tôt sur la terrible crise humanitaire, économique, sociale, affligeant la population. Le désespoir, la pauvreté, la famine et le joug obscurantiste poussent quotidiennement plusieurs milliers d’Afghans à fuir leur patrie et sa kyrielle de maux, et à chercher refuge en Iran* et au Pakistan, terres d’asile et d’espoir ténues depuis toujours des candidats au départ. Les mots, là encore forts, terribles, du secrétaire général de l’ONU résument tristement, froidement, l’effroyable trame du moment : « Pour les Afghans, la vie quotidienne est devenue un enfer de glace. »
*L’appellation officielle de l’actuel régime taliban afghan, identique à celle de la précédente administration talibane entre 1996 et 2001.
De glace et d’effroi serait-on tenté d’ajouter. Ce ne sont pas les courageuses femmes afghanes osant défier la loi talibane en manifestant directement leur courroux, leur frustration, leur désespoir dans les rues de Kaboul et durement réprimées physiquement courant janvier par les forces de l’ordre, qui nous démentiront. Ni les centaines de disparus – membres des forces de sécurité (armée, police) de l’ancien gouvernement notamment, opposants politiques et autres membres de la société civile – pleurés par leur famille alors même que la direction de l’Émirat islamique d’Afghanistan* s’était engagée devant la population et la communauté internationale à ne pas verser dans une quelconque chasse aux sorcières une fois (ré)installée au pouvoir.

Le nouveau régime ne pourra bien évidemment pas compter sur un quelconque soutien ou compréhension de la part des jeunes filles, injustement privées d’école depuis septembre dernier par un gouvernement faisant peu de cas de la condition féminine et de son appétence légitime pour l’éducation.
Les réserves et autres franches critiques à l’endroit des nouvelles autorités de Kaboul n’émanent pas uniquement, loin s’en faut, de la société afghane. Il n’est qu’à se pencher pour s’en convaincre sur le détail du rapport onusien de l’UNSC Monitoring Team, rendu public ces derniers jours. Selon ce texte, le régime taliban n’a visiblement pris aucune mesure pour limiter les activités des combattants terroristes étrangers encore présents en Afghanistan : ces derniers profiteraient d’une liberté d’action plus importante qu’à tout autre moment de l’histoire récente. Par ailleurs, le fils d’Oussama Ben Laden, Abdallah, se serait rendu fin 2021 en Afghanistan pour y discuter avec des responsables talibans. Et le rapport du UNSC Monitoring Team onusien de laisser entendre que l’Afghanistan pourrait (re)devenir un refuge pour la nébuleuse terroriste radicale al-Qaïda et divers groupes terroristes, d’Asie centrale notamment.
Des craintes comme il se doit rejetées en bloc par la plume du ministère afghan des Affaires étrangères dans un communiqué du 7 février : « L’Émirat islamique d’Afghanistan rejette fermement le récent rapport de l’équipe de surveillance du Conseil de sécurité des Nations Unies, faisant état d’une augmentation des activités des groupes étrangers en Afghanistan. L’Émirat islamique estime que ce rapport manque de preuves, de documents et d’adresses et n’est pas dans l’intérêt de l’Afghanistan, de la région ou du monde. L’Afghanistan connaît une sécurité exemplaire depuis que l’Émirat islamique a recouvré sa pleine souveraineté sur le pays. L’Émirat islamique a mis en œuvre les engagements pris dans le cadre de l’accord de Doha et ne permet à personne de menacer un autre pays à partir du sol afghan, et attend en retour la même chose des autres ».
*Attaque meurtrière revendiquée par l’État islamique (EI).
Dans ce vigoureux – mais guère convaincant – communiqué, les nouveaux maîtres du pays jugent donc que « L’Afghanistan connaît une sécurité exemplaire depuis que l’Émirat islamique a recouvré sa pleine souveraineté sur le pays ». Un mieux-être incontestable serait plus approprié. Au premier trimestre 2022, on demeure à des lieues de l’exemplarité, et cette prétention décalée fera injure aux nombreuses victimes innocentes encore déplorées sur le sol afghan, à l’instar des 7 personnes tuées à Hérat, troisième ville du pays à l’Ouest, le 22 janvier dans un attentat à la bombe visant un minibus. Du reste, un trimestre après les faits, personne à Kaboul n’a oublié les dizaines de victimes tombées et la cinquantaine de blessés lors de l’attaque terroriste* du plus important hôpital militaire de la capitale début novembre.
*Le gouvernement pakistanais ne ménage pas sa peine depuis août 2021 pour faciliter cette reconnaissance extérieure. Lors du quinquennat au pouvoir du premier régime taliban entre 1996 et 2001, seuls trois États avaient reconnu l’Emirat islamique d’Afghanistan 1.0 : le Pakistan, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. **Alors même que trois journées de discussions (notamment sur la question des droits de l’homme et la situation humanitaire critique) entre émissaires talibans afghans, diplomates occidentaux et responsables humanitaires étaient programmées pour la deuxième quinzaine de janvier à Oslo, en Norvège.
À la recherche d’une reconnaissance internationale lui faisant encore défaut six mois après la prise de Kaboul – qu’aimeraient toutefois lui accorder à terme certaines capitales complaisantes et bien disposées à son égard* -, on ne saurait dire que l’Émirat islamique d’Afghanistan s’y prend au mieux pour rallier un soutien populaire national massif autant que nécessaire, et convaincre un concert des nations pour le moins sceptique et très réservé à son endroit. Et ce n’est bien sûr pas l’annonce le mois dernier de l’incorporation dans les rangs de l’armée afghane d’un bataillon de kamikazes ou candidats aux attentats-suicides – des « brigades de martyres », selon les mots du porte-parole de l’Émirat – qui devrait amener la communauté internationale à revoir toutes affaires cessantes sa position sur le sujet**.
*Un décret présidentiel qualifie le contexte afghan de « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère des États-Unis », justifiant ainsi selon le droit américain à saisir ces fonds. **Au lendemain du retour au pouvoir des talibans à Kaboul. ***Dans la mesure bien sûr où une telle douleur est d’une manière ou d’une autre indemnisable matériellement. ***Pour rappel, le premier Émirat islamique d’Afghanistan (1996-2001) taliban offrait l’hospitalité à la nébuleuse terroriste al-Qaïda – à Oussama Ben Laden, notamment – (alors même que les États-Unis les enjoignaient à renoncer à ce projet), qui planifia en partie les attentats du 11-Septembre sur le sol américain depuis le refuge afghan.
Le 11 février, l’administration américaine* a décidé de transférer sur un compte de la Réserve fédérale de New York les fonds appartenant à la banque centrale afghane (l’équivalent de 6,2 milliards d’euros) et bloqués depuis août 2021** : ces fonds seront consacrés pour moitié à l’aide humanitaire destinée à la population afghane, et pour moitié à l’indemnisation*** des victimes américaines des attentats du 11 septembre 2001****. Dans quelle mesure cette décision de la Maison Blanche aura-t-elle pour conséquence de repousser aux calendes grecques la reconnaissance internationale de cet Émirat islamique d’Afghanistan 2.0 ?
En tout état de cause, il est peu probable que cette initiative de Washington – qui certes pourrait à terme apporter un certain réconfort (humanitaire) aux populations afghanes affligées par les carences et la désolation – concourt à normaliser les rapports avec les nouveaux maîtres obscurantistes de Kaboul, et pousse une communauté internationale pour le moins sceptique et réservée à accueillir en son sein cet acteur fondamentaliste n’ayant lors du semestre écoulé envoyé (aux niveaux domestique et extérieur) que des signaux rédhibitoires.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.