Culture
Note de lecture

Être cambodgien après les Khmers rouges : "Génération peau de banane" par Lana Chhor

Auteure, Lana Chhor est aussi marraine et bénévole de l'association Enfants du Sourire khmer. (Crédit : Lana Chhor)
Auteure, Lana Chhor est aussi marraine et bénévole de l'association Enfants du Sourire khmer. (Crédit : Lana Chhor)
L’histoire d’une famille avec, en toile de fond, l’histoire du Cambodge. Dans Génération peau de banane, Lana Chhor raconte les souffrances indicibles subies par la population cambodgienne sous la férule des Khmers rouges. Mais elle révèle aussi le parcours de ceux qui viennent après la tragédie. Ces enfants nés en exil, mais qui ont choisi de porter un nouveau regard sur le pays de leurs parents. Un regard d’espoir.
17 avril 1975. La date est inscrite dans la chair et la mémoire de tous les Cambodgiens. Ce jour-là, les Khmers rouges remportent la victoire sur les républicains et prennent la capitale Phnom Penh. Ils installent un régime barbare en déportant la population des villes dans des camps de travail à la campagne.
Personne n’est épargné. Gens des villes, gens des campagnes, tous doivent participer à la construction d’une nouvelle société fondée sur le retour chimérique à la terre. Le prix est très lourd : entre un et deux millions de personnes périssent sur les huit millions de la population du pays. Soutenus à bout de bras par la Chine de Mao dont ils s’inspirent, les Khmers rouges dirigèrent le Cambodge de 1975 à 1979, date à laquelle l’armée vietnamienne les renversa.
Dans Génération peau de banane ou la vie après les Khmers rouges paru en 2018 aux éditions BoD, Lana Chhor raconte en 191 pages les souffrances indicibles subies par la population cambodgienne sous la férule des Khmers rouges. Née à Chiang Mai en Thaïlande, aujourd’hui française habitant à Paris, Lana Chhor est d’origine sino-cambodgienne – chinoise par sa mère et cambodgienne par son père. Elle est issue de la deuxième génération, née en exil de parents ayant fui le Cambodge.
Dans son livre, elle réussit la performance d’articuler un récit intime, l’histoire d’une famille avec, en toile de fond, l’histoire du Cambodge. C’est la concomitance entre sphère privée et sphère publique, entre histoire personnelle et familiale traversée par la tragédie du Cambodge qui rend le récit captivant. Entre rires et peines, elle prend le parti de briser le silence sur cette période peu ou mal connue et de réconcilier la génération actuelle avec son histoire.

Le silence des survivants

L’exploration de la vie d’une Sino-Cambodgienne donne à voir les péripéties dans laquelle elle se débat pour trouver sa place dans la société française et dans le pays de ses parents. Ce va-et-vient entre deux mondes questionne sa propre identité et son rapport à la France, pays où elle a grandi, et au Cambodge, pays où ses parents sont nés.
Son récit, écrit sur la foi des témoignages recueillis auprès de son père, décrit page après page les souffrances d’une population meurtrie, encore aujourd’hui traumatisée par le régime des Khmers rouges dont les crimes ont été peu à peu connus à l’étranger grâce à des témoignages de rescapés. L’indicible est retranscrit dans l’ouvrage sans pathos, ni dramaturgie, car les faits historiques en eux-mêmes suffisent. Tout effet de style serait superflu.
Comme l’écrit Suppya Hélène Nut, enseignante de littérature khmère à l’Institut Nationale des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), dans la préface du livre, « cette tragédie, les survivants la portent encore à travers le silence qu’ils imposent à leurs enfants. Elle traverse les générations comme le récit de Lana Chhor, où l’héroïne Tevy livre son mal-être, prise entre plusieurs cultures, la française, la cambodgienne, la chinoise et une famille fracassée par l’Histoire. »
L’auteure révèle un parcours qui marque non seulement ceux qui ont souffert mais aussi ceux qui viennent après. Ces enfants nés en exil, mais qui ont choisi de porter un nouveau regard sur le pays de leurs parents, un regard d’espoir.
Couverture du livre "Génération peau de banane ou la vie après les Khmers rouges" de Lana Chhor, éditions BoD, 2018.
Couverture du livre "Génération peau de banane ou la vie après les Khmers rouges" de Lana Chhor, éditions BoD, 2018.

Extraits

« Il est temps pour moi de faire le bilan. J’ai un mari, un bébé, un travail, un appart… mais suis-je heureuse, malheureuse ? Quelque chose me manque et pour être tout à fait honnête, je sais exactement de quoi il s’agit. Je viens d’avoir mon premier enfant et ne sais pas moi-même d’où je viens. Mon arbre généalogique est déraciné, en ruine. Que vais-je transmettre à cet enfant si je ne sais rien de mon passé ? J’ai trente ans et il m’a fallu six ans de préparation psychologique avant de… je n’ai plus le choix, c’est maintenant ou jamais. Aller au Cambodge retrouver la terre de mes parents ! C’est décidé. Dans moins d’un mois, le 2 avril 2009, je partirai retracer le parcours de la famille, pour m’en faire une idée personnelle. À trois semaines du départ, je ne réalise toujours pas que je vais entreprendre le voyage de ma vie ; au sens propre et figuré. Le Cambodge est merveilleux pour les uns, cauchemardesque pour les autres. Pendant le séjour, toutes émotions seront au rendez-vous. Excitation, tristesse, nostalgie, questionnement… inquiétude… »
Lana Chhor raconte ainsi son départ pour le pays de ses parents et y découvre son histoire familial, entremêlée à celle du Cambodge. « À quelques jours de mon grand départ, je comprends que ma famille et moi sommes des survivants. Le devoir de mémoire me pousse à écrire ce carnet. Je me dois de trouver un sens à cette tragédie qui nous touche encore au quotidien, de génération en génération. Pour nos aînés, nos grands frères et grandes sœurs qui ont vécu sous le régime des Khmers rouges, le Cambodge est synonyme de gâchis, de pertes, d’horreurs. Les mauvais souvenirs abondent, les cauchemars persistent. »
« Imaginez un seul instant que votre boulanger, toujours souriant, soit votre futur tortionnaire. Improbable, mais essayez encore. Imaginez que votre garagiste menace aujourd’hui votre fils d’un fusil. Imaginez que le professeur de mathématiques de votre fils soit le commanditaire d’une tuerie dont vous seriez vous-même victime – Douch, avant d’être le dirigeant de S-21, le camp de la mort, était professeur de mathématiques. Imaginez enfin, que celui qui a enlevé la vie de votre enfant réside à deux pas de chez vous – « Je vais chez lui et je le tue ». Je vous entends le penser et le comprends. Sauf qu’au Cambodge, la force du karma est plus grande que celle de la vengeance. Les bonzes vous diront : « Vos mauvaises pensées se retourneront un jour contre vous. Il faut pardonner, oublier pour recommencer à zéro ». »
« Au moment du départ, ma valise est en désordre, tout autant que ma tête. Mon bébé de huit mois est trop petit pour que je l’emmène et mon mari ne peut pas m’accompagner à cause d’une phobie de l’avion », explique Lana. Seule en sac à dos, la jeune femme s’ouvre aux échanges directs avec la population grâce à sa maitrise de la langue khmère. Son récit est conté sous la forme d’un carnet de voyage, entrecoupé de rencontres enrichissantes, d’anecdotes amusantes et de découvertes accablantes.

« Un bout d’histoire qui appartient à l’humanité »

Voici sa description de sa visite au camp de la mort S-21. « Le site est divisé en quatre bâtiments eux-mêmes constitués de plusieurs cellules qui ont pour seul ameublement une couchette… de torture. Posés sur le mobilier en ferraille, d’autres instruments tout aussi métalliques : couteau à cran de petite taille, couteau à longue et fine lame, grosses chaînes rouillées, à moins que ce ne soit du sang maculé à tout jamais incrusté. Accroché au mur, au-dessus du lit, un poster géant… du mort. L’hostilité, la froideur des lieux ont glacé mes pas dès l’entrée. Je n’ai pas pu poser ne serait-ce qu’un pied à l’intérieur de la pièce. C’était assez de l’effet ressenti sur le pas de la porte. »
« Un autre des bâtiments est consacré aux mosaïques de photo-portraits des victimes (hommes, femmes, vieillards). J’esquisse quelques croquis dans mon carnet et reste marquée par leurs visages pourtant inexpressifs. C’est justement ça le pire. Ils ne savent pas pourquoi ils sont là et se contentent de regarder droit devant. Au fond de la salle, j’entrevois un grand panneau à l’écart, et m’aperçois qu’il n’y a que des enfants photographiés, des tout-petits : même pas deux ans. J’ai une pensée éclair pour mon fils et abandonne mon carnet pour m’enfuir de ce sinistre lieu trop chargé. »
« À l’étage se tient une exposition présentant les prémices de l’Angkar, nom donné au nouveau régime sous Pol Pot. Le dernier grand panneau, sorte d’épilogue, explique la dure vie dans les camps de réfugiés situés près des frontières thaïlandaises. Je suis complètement troublée de retrouver un pan de mon histoire dans la grande Histoire… Ma petite histoire appartient donc à un peu d’Histoire… Un paragraphe est même consacré aux survivants qui recherchent désespérément leurs proches disparus. Toujours dans les lieux du crime, je prends conscience à la lecture de l’écriture géante que ma vie est loin d’être un cas isolé. »
« Mon histoire est intrinsèquement liée à celle de mes parents, de ma famille, d’un pays, de tout un peuple. Mon histoire est un bout d’Histoire qui appartient à l’Humanité. »

« Les gens trouvent ça stupide qu’un pays se fasse exterminer par sa propre population »

« Le 17 avril 1975, date glorieuse dans l’histoire du Kampuchéa, inaugure une ère plus prestigieuse encore que celle des temples angkoriens – Angkar. L’histoire nous montrera qu’il en est tout autrement dans les faits. L’Angkar, l’Organisation révolutionnaire, est utilisée pour désigner la direction du parti khmer rouge. C’est une autorité que personne n’ose contester sous peine de représailles, comme dans le « Big Brother is watching you » de George Orwell. »
« L’Angkar poursuit deux objectifs : libérer le peuple de toutes les influences néfastes du capitalisme ; constituer une base de race pur pour le Cambodge. Sous l’Angkar, si tu voles, si tu commets la moindre faute, t’es mort », raconte à Lana un Cambodgien qu’elle rencontre.
« Le terme génocide fait encore polémique car la définition elle-même n’est pas tout à fait cadrée. L’ONU n’a pas reconnu les événements au Cambodge comme un génocide, mais comme un « massacre de masse » et « crime contre l’humanité ». Le critère de la « classe sociale » n’est pas prévu dans la définition du génocide par l’ONU, qui ne reconnaît le génocide que s’il y a eu élimination physique intentionnelle, totale ou partielle d’un groupe national, ethnique ou religieux », souligne Lana Chhor.
Quand elle annonce son départ pour le Cambodge, Lana Chhor se heurte à son père. « Papa ? Comment dit-on « fier » en cambodgien ? Tu connais le mort « fier », c’est « proud » en anglais. » Réponse du père : « Oui, je connais le mot « fier » en français et « proud » en anglais, mais il n’existe pas vraiment en khmer. Les Khmers ne disent pas qu’ils sont « fiers », ils disent « contents », « satisfaits ». – D’accord Papa, tu es fier d’être cambodgien ? – Non pas vraiment. Je ne dis jamais aux gens que je viens du Cambodge. – Pourquoi ? – Parce que j’ai honte de mon pays. – Pourquoi ? – Les gens trouvent ça stupide qu’un pays se fasse exterminer par sa propre population. »
« Mais les gens qui disent cela… n’y connaissent rien, reprend Lana. Les Khmers rouges ne représentent pas l’ensemble de la population khmère. C’est un groupuscule d’extrémistes qui a pris le pouvoir par les armes… et semé la violence auprès de ses compatriotes… Le seul point commun entre un Khmer rouge et un civil c’est d’habiter sur le même territoire. Si tu fais référence à un autogénocide, tu peux déjà enlever le préfixe. Un Khmer rouge n’est pas un Khmer tout court. Il faut bien faire la différence. C’est comme si tu disais qu’un djihadiste était un simple musulman. Les Khmers rouges ont voulu exterminer un mode de vie et de pensées. Ils ont voulu éliminer les élites de la nation. Les Khmers rouges étaient dans une guerre idéologique. Ils s’en prenaient à l’Éducation, la Liberté, l’Art. Eh bien moi, je suis fière d’être cambodgienne et de représenter cela. »
Comment comprendre le titre de l’ouvrage de Lana Chhor ? L’auteure évoque les explications d’une Cambodgienne aguerrie : « C’est tout le problème des « enfants peau de banane ». – Comment ça, « peau de banane » ? – Jaune dehors et blanc dedans. Comme une peau de banane ! – On nous appelle comme ça ? je lui demande incrédule, mais amusée. – Mais oui ! C’est ça pour tous les jeunes qui sont nés ici. Il y a plein de choses qu’ils ne comprennent pas ou qui les irritent. Tu es loin d’être seule dans ton cas. »
Par Pierre-Antoine Donnet

Souvenirs d'un correspondant : avec Sihanouk à Pékin

Je me souviens avoir fréquemment rencontré le prince Norodom Sihanouk pendant mes années à Pékin de 1984 à 1989, lorsque j’étais correspondant de l’Agence France-Presse. Son Altesse Royale m’appelait souvent pour m’inviter à venir sans délai dans sa résidence, dans la capitale chinoise, afin d’écouter religieusement ses propos qui racontaient par le menu comment une bonne partie de sa famille avait été torturée et massacrée par les Khmers rouges.

Je démarrai ma moto et filai à toute vitesse vers son palais offert par le gouvernement chinois. Mais je n’étais pas dupe de ce manège car, aussitôt rentré au bureau de l’AFP, le téléphone sonnait avec, au bout du fil, un officiel de l’ambassade du Vietnam me priant de venir aussitôt afin de raconter la totalité des propos du prince. Un jeu de dupes donc car Norodom Sihanouk se servait de moi comme d’un petit télégraphiste qui n’était qu’un relais entre Norodom et le gouvernement vietnamien.

P.-A. D.

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).