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"Solides comme un roc" : quel avenir pour les relations entre Taïwan et l'Amérique de Biden ?

Le président américain et son secrétaire d'État Anthony Blinken. (Source : Twitter @Yafbiden)
Le président américain et son secrétaire d'État Anthony Blinken. (Source : Twitter @Yafbiden)
Pas question de laisser penser que les États-Unis allaient lâcher Taïwan. La nouvelle administration américaine de Joe Biden a voulu marquer les esprits. Et de faire le tri : oui à un soutien ferme et sans équivoque à Taipei ; non à l’unilatéralisme déstabilisant de Donald Trump. Le défi reste cependant entier : comment rendre durable le destin commun à Taïwan et à l’Amérique face à la Chine de Xi Jinping ?
Le gouvernement de Taipei doit-il regretter Donald Trump ? Le changement au sommet du pouvoir américain, avec l’arrivée des Démocrates de Joe Biden, peut-il augurer d’un affaiblissement de l’engagement des États-Unis envers la République de Chine ? En effet, le soutien affiché par l’administration Trump ces quatre dernières années a atteint un niveau extrêmement élevé. Vente d’armes sophistiquées : missiles Harpoon, chars Abrams ou avions de chasse F-16. Outil juridique renforcé : Taiwan Travel Act, Taiwan Relations Act, Taipei Act, Taiwan Non-Discrimination Act, Taiwan Assurance Act, Taiwan Defense Act. Visites effectives ou annoncées de responsables américains : le sous-secrétaire d’État pour la Croissance économique, l’Énergie et l’Environnement, Keith Krach, en septembre 2020 ; le secrétaire américain à la Santé et aux Services sociaux, Alex Azar, en octobre 2020 ; l’ambassadrice des Etats-Unis à l’ONU, Kelly Craft annoncée pour janvier 2021, puis annulée suite à l’assaut sur le Capitole des partisans de Trump. Un cycle de visites couronné par l’annonce, le 10 janvier dernier, de la levée des restrictions que les responsables politiques américains s’imposaient dans les contacts avec leurs homologues taïwanais.
La barre était placée si haut que tout signe d’affaiblissement et de retrait aurait pu être interprété des deux côtés du détroit comme une forme de relâchement, voire de lâcheté. C’est pourquoi dès le départ, la nouvelle administration Biden a choisi de marquer les esprits et son territoire.

L’invitation à l’investiture de Biden

Première manifestation symbolique de ce soutien confirmé envers Taipei : l’invitation de l’ambassadeur de facto de Formose à Washington, Hsiao Bi-khim, à la prestation de serment de Biden, une première depuis 1979. Emily Horne, nouvelle porte-parole du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche, traduisait pour ceux qui ne l’auraient pas compris : « L’engagement des États-Unis envers Taiwan est solide comme un roc. »
Deuxième manifestation de ce soutien prolongé : les propos d’Antony Blinken lors de son audience de confirmation au Sénat le 20 janvier dernier. La continuité avec l’administration Trump sur la Chine et Taïwan est reconnue et affichée : le nouveau secrétaire d’État a déclaré n’avoir « aucun doute » sur le fait que, de toutes les nations, la Chine était celle qui posait le défi le plus important aux États-Unis. De ce point de vue, « une base très solide existe pour construire une politique bipartisane pour tenir tête à Pékin ».
À la question de savoir si Blinken était d’accord avec son prédécesseur Mike Pompéo pour qualifier le traitement par la Chine des Ouïghours au Xinjiang de « génocide », le désormais chef de la diplomatie américaine n’a pas laissé de place à l’équivoque : « Imposer à des hommes, femmes et enfants un séjour en « camp de concentration » ; essayer de les rééduquer pour qu’ils adhèrent à l’idéologie du Parti communiste chinois, tout cela témoigne d’un effort pour commettre un génocide. »

Porte-avions américain en mer de Chine du Sud

Au sujet de Taïwan, Blinken a manifesté aussi son attachement à maintenir et consolider le soutien des États-Unis. À commencer par sa représentation dans les organisations internationales : dans celles qui n’exigent pas le statut de pays, « Taiwan devrait devenir membre ». Pour les autres, « il existe d’autres moyens de participer » . Dans tous les cas, « Taiwan devrait jouer un plus grand rôle dans le monde ».
Sur les relations entre Taipei et Washington, Anthony Blinken a approuvé la décision de Mike Pompeo d’assouplir les restrictions sur les relations officielles avec Taipei : « Je veux voir ce processus aller jusqu’à sa conclusion s’il n’est pas achevé, pour m’assurer que nous agissons conformément au mandat du Taiwan Assurance Act. » Enfin, le nouveau diplomate en chef à Washington a voulu insisté sur ses relations personnelles au plus niveau avec le gouvernement taïwanais : non seulement, il a reçu la présidente taïwanaise Tsai Ing-wen au département d’État lorsqu’elle était candidate aux élections mais il lui a parlé à plusieurs reprises après son accession à la présidence en 2016.
Dernière manifestation en date de ce soutien américain à Taipei : ce dimanche 24 janvier, au lendemain de l’intrusion de 15 avions militaires chinois dans la zone d’identification de défense aérienne du sud-ouest de Taiwan (ADIZ), le porte-avions américains USS Theodore Roosevelt, accompagné de deux cuirassés et d’un croiseur, est entré dans la mer de Chine méridionale pour promouvoir la « liberté des mers », tandis qu’un avion furtif U2 survolait lui aussi la zone.
Plus encore, dans un communiqué écrit spécifiquement au sujet de cette intrusion, le porte-parole du département d’État a réaffirmé la position officielle des États-Unis et de la nouvelle administration : « Nous demandons instamment à Pékin de cesser ses pressions militaires, diplomatiques et économiques contre Taïwan et d’engager plutôt un dialogue constructif avec les représentants démocratiquement élus de Taïwan. Nous nous tiendrons aux côtés de nos amis et alliés pour faire progresser prospérité, sécurité et valeurs communes dans la région Indo-Pacifique – et cela comprend l’approfondissement de nos liens avec la Taïwan démocratique. […] Notre engagement envers Taïwan est solide comme un roc et contribue au maintien de la paix et de la stabilité dans le détroit de Taïwan et dans la région. » Pour autant, la relation des États-Unis de Joe Biden avec la République de Chine de Tsai Ing-wen ne saurait être la copie conforme de celle inaugurée par l’ancienne administration Trump.

Fin d’un allié embarrassant

Tout d’abord, un élément important sera absent de cet relation désormais : l’encombrant Donald Trump lui-même. Jusqu’au bout, celui-ci aura été un allié embarrassant dans la volonté de son équipe de marginaliser la Chine en la poussant dans ses retranchements sur la question des droits de l’homme dans sa gestion des marges de l’Empire au Xinjiang et à Hong Kong. En effet, les relations « personnelles » que Trump avait voulu établir avec Poutine, Kim Jong-un, voire, au début, avec Xi Jinping, ont brouillé le message – tandis que l’assaut donné par ses partisans contre le Capitole le 6 janvier dernier a rendu quasi inaudible l’attaque en règle de Pompeo contre la répression des militants de Hong Kong, victimes de la nouvelle loi sur la sécurité nationale. L’assaut du Capitole fut une aubaine idéologique inespérée pour Xi Jinping et ses idéologues attitrés, chinois ou non chinois, leur donnant à nouveau l’occasion d’éditorialiser sur la « faillite » de la démocratie américaine.
Ensuite, l’administration Trump a agi parfois de façon trop unilatérale, sans suffisamment consulter Taipei sur certaines décisions qui pouvaient perturber l’équilibre régional : ainsi, la rumeur, infondée, d’une visite de Pompeo, propagée par le Global Times, fut suivie de la menace d’envoyer des avions de chasse survoler Formose. Le renforcement des relations doit être mutuel, graduel et multilatéral : Washington doit arriver à convaincre ses partenaires de renforcer leurs relations avec Taipei pour conforter sa propre position. C’est déjà en partie le cas pour ce qui concerne le Japon avec l’équipe ministérielle entourant le nouveau Premier ministre Yoshihide Suga, nommé en septembre dernier. Le 15 décembre, Yasuhide Nakayama, vice-ministre japonais de la Défense, exhortait Biden à adopter une ligne similaire, vis-à-vis de la Chine, à celle du président sortant en affirmant que Taïwan – son invasion par le régime chinois – était la « ligne rouge » du Japon.

Jeu flou du Kuomintang

Le dernier « obstacle » à lever se situe moins à Washington ou à Pékin qu’à Taipei même, au sein du parti dans l’opposition, le Parti nationaliste chinois (KMT), fondateur historique de la République de Chine, dont la stratégie manque pour le moins de lisibilité. Alors qu’il n’avait eu de cesse lors du premier mandat de Tsai Ing-wen de critiquer l’isolement diplomatique de l’archipel, le KMT, loin de reconnaître la promotion de Taïwan permise par la présidente et sa gestion du Covid-19, joue un jeu ambigu.
Début octobre 2020, le Kuomintang proposa deux résolutions au Parlement dominé par le parti démocrte-progressiste (DPP) au pouvoir. Primo, le gouvernement devrait s’efforcer de persuader l’administration américaine sur la base du Taiwan Relation Act d’aider l’archipel à se défendre contre la menace de la Chine par des moyens diplomatiques, économiques ou sécuritaires, si Pékin devait mettre manifestement en danger la sécurité et les institutions socio-économiques taïwanaises. Secundo, l’objectif des efforts diplomatiques du gouvernement avec les États-Unis devrait être de travailler à la reprise des relations diplomatiques formelles avec Washington.
Ces deux résolutions en ont surpris beaucoup et peuvent s’interpréter de différentes manières. Faut-il y voir la volonté du KMT de « surfer » sur la perception favorable par le public du renforcement des liens avec les États-Unis sous la présidence DPP afin de « moderniser » son message ? Le KMT cherche-t-il à placer le DPP en difficulté face à une résolution radicale pour pouvoir mieux le critiquer et lui reprocher sa pusillanimité si la résolution était retoquée (elle fut acceptée) ? Le Kuomintang veut-il la pression de Pékin sur Formose si la résolution devait être acceptée pour pouvoir dire ensuite que l’île n’était pas défendable et qu’on ne pouvait compter sur les États-Unis pour le faire (comme le suggéra Ma Ying-jeou, l’ancien président KMT entre 2008 et 2016) ?
Comment comprendre également que le 21 et 22 janvier derniers, le caucus du KMT ait proposé de geler une partie des frais de représentation des envoyés de Taïwan aux États-Unis (Hsiao Bi-khim), et à Prague, en République tchèque (Ke Liang-ruey) ? Et cela, un jour après l’invitation formelle de Hsiao Bi-khim à assister à la cérémonie d’investiture de Biden et plusieurs mois après la visite à Taipei d’une délégation officielle tchèque conduite par Miloš Vystrčil, le président du Sénat. Soit incontestablement les deux plus grandes réussites diplomatiques du deuxième mandat de Tsai Ing-wen à ce jour. Noyautage de la frange dure du KMT par le PCC ? Guerres intestines entre factions rivales ? Politique du pire ? Opportunisme « collaborationniste » avant défaite programmée et abdication ? Flou stratégique pour éviter d’être la prise de guerre d’un conflit semblant inévitable entre Pékin et Washington ?

Double dépendance

Dans la région de l’ASEAN, la volonté de maintenir un « équilibre stratégique » a dans les faits le plus souvent signifié une inféodation politique à l’ordre régional voulu par Pékin, assortie d’une dépendance économique à l’ordre financier global défini par les États-Unis et le FMI. Cependant, cette répartition des tâches ne va plus de soi. D’une part, les « Nouvelles Routes de la Soie » veulent renforcer l’aspect commercial (prêts, investissements) et militaire (bases, exercices conjoints) de la vassalisation politique de la région par Pékin. De l’autre, la stratégie de « l’Indo-Pacifique » entend donner un contenu idéologique (monde libre contre dictatures) à une assistance militaire que les États-Unis veulent mutualiser.
Pour Taipei, la situation est un peu différente : « dépendance » commerciale envers Pékin (40 % des exportations) et « dépendance » militaire envers Washington. Le KMT, voulant accroître la première, entend diminuer la seconde et doit pour cela maintenir le récit d’une « sinité » de Formose. Le DPP, pour renforcer la seconde, doit diminuer la première et peut s’appuyer sur le renforcement du sentiment d’identité taïwanais – qui se vérifie chez 67 % de la population en 2020, contre seulement 2,4 % se disant chinois, le reste assumant une double identité.
*Ou « TPP-11 » entre le Japon, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, Brunei, le Canada, le Chili, la Malaisie, le Mexique, le Pérou, Singapour et le Vietnam.
Les Démocrates de Biden et le DPP de Tsai ont jusqu’à 2023 pour rendre durable, contre le déterminisme culturel et géographique, le destin politique commun de Formose et de l’Amérique. Ce qui devra sans doute passer par un multilatéralisme à la fois militaire – via le Quad – et économique – via l’extension du Partenariat Trans-Pacifique*.
Par Jean-Yves Heurtebise

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A propos de l'auteur
Jean-Yves Heurtebise, docteur de philosophie de l’Université d’Aix-Marseille, est maître de conférences (Associate Professor) à l’Université Catholique FuJen (Taipei, Taiwan). Il est aussi membre associé du CEFC (Centre d’études français sur la Chine contemporaine, Hong Kong) et co-rédacteur en chef de la revue Monde Chinois Nouvelle Asie. Il est l'auteur de Orientalisme, occidentalisme et universalisme : Histoire et méthode des représentations croisées entre mondes européens et chinois (Paris: Eska, 2020) et avec Costantino Maeder (UCL) de Reflets de soi au miroir de l’autre. Les représentations croisées Chine/Europe du vingtième siècle à nos jours (Switzerland: Peter Lang, 2021).