Culture
Entretien

Mémoire, résilience et rêves de liberté : "Cambodgiens" d'Éléonore Sok-Halkovich

Éléonore Sok-Halkovich : "Je ne connais pas de jeunes Cambodgiens qui rêvent de faire la révolution. Mais j'en connais qui sont en colère et rêvent d'une évolution de la société, des mœurs, de la politique." (Source : NYT)
Éléonore Sok-Halkovich : "Je ne connais pas de jeunes Cambodgiens qui rêvent de faire la révolution. Mais j'en connais qui sont en colère et rêvent d'une évolution de la société, des mœurs, de la politique." (Source : NYT)
L’histoire de la France et celle du Cambodge sont liées intrinsèquement. Le protectorat puis le choix de l’Hexagone comme pays d’exil par un grand nombre de réfugiés khmers ont créé des ponts entre les deux pays. Mais au fond, que sait-on vraiment du Cambodge d’aujourd’hui ? À quoi rêve sa jeunesse, celle qui n’a pas connu le génocide ? Que reste-t-il des longues années fratricides de la période khmère rouge ? Comment la société, partagée entre les anciens bourreaux et les victimes, a-t-elle évolué depuis ? Le récent décès de Douch, un des principaux tortionnaires du régime de Pol Pot, montre bien que la question de la survivance de la mémoire de ces longues années de guerre est toujours sensible. Autant de questions auxquelles certains enfants d’exilés cherchent à répondre. Suivant un chemin de résilience, ils veulent comprendre le pays et cette histoire, parfois tue par leurs parents. La journaliste Éléonore Sok-Halkovich est l’une d’entre eux. Son essai passionnant, Cambodgiens, Lignes de vie d’un peuple (Ateliers Henry Dougier, 2019), est le reflet des ces interrogations. Entretien.

Entretien

Diplômée de l’École Supérieure de Journalisme (ESJ) de Lille en 2012, Éléonore Sok-Halkovich travaille au Parisien avant de tenter l’aventure de la correspondance au Cambodge. Elle s’installe dans le pays d’origine de son père en 2015, collabore avec une dizaine de médias tels que La Croix, Le Monde Magazine, ou Radio France. Cambodgiens, Lignes de vie d’un peuple, livre une rare mosaïque de portraits, qui réussit à la fois à témoigner de ce qu’il y a de singulier et d’universel au Cambodge. Ce voyage quasi initiatique au plus près des Cambodgiens, dans la complexité de ce pays, nous conduit au-delà des frontières connues de la société khmère.

La journaliste Éléonore Sok-Halkovich. (Copyright : Éléonore Sok-Halkovih)
La journaliste Éléonore Sok-Halkovich. (Copyright : Éléonore Sok-Halkovih)
Comment est née l’idée d’un livre sur les Cambodgiens et comment avez-vous sélectionné les portraits et les entretiens ?
Éléonore Sok-Halkovich : C’est un ami correspondant au Cambodge et auteur, Samuel Bartholin, qui avait amorcé ce projet avec l’éditeur. Il est finalement rentré en France et m’a passé le flambeau. Aux Ateliers Henry Dougier, la collection « Lignes de vie d’un peuple » a un cahier des charges précis : cinq ou six chapitres s’ouvrant par un grand entretien avec un spécialiste du thème. Les questions liées à l’histoire, la mémoire, les enjeux sociaux et politiques sont au cœur de la cinquantaine d’ouvrages déjà publiés. Le projet est de raconter ce qui constitue un peuple, d’en tirer la substantifique moelle, et de le mettre en scène à travers des individus, des récits de vie ou des reportages. Le reste est libre !
Dès le début, mon fil rouge a été la notion de résilience, de résistance, car c’est ce qui m’a inspiré au cours de mes rencontres. J’avais aussi pour pari de n’interviewer que des Cambodgiens. Or, du fait de l’histoire récente du pays, de la destruction des élites, puis de la mise sous tutelle onusienne dans les années 1990, ainsi que du climat politique depuis, de nombreux spécialistes du Cambodge sont étrangers. Il m’est donc apparu comme un enjeu que les voix cambodgiennes se racontent elles-mêmes, et cette collection s’y prêtait bien. Parmi les personnes rencontrées, certaines sont des acteurs bien connus sur la scène nationale, ou des anonymes, mais peu passent le tamis des médias internationaux, encore moins français.
J’avais aussi envie de parler des jeunes qui constituent une part importante de la population, et de mettre en avant les femmes, qui, je dois le dire, m’impressionnent le plus. Mais on ne retrouve pas tant de portraits de jeunes que cela, car j’ai fait le choix de témoins au discours articulé, qui sont aussi des figures de la transmission, et ne seront bientôt plus là pour témoigner de la richesse de leurs parcours… J’ai donc envisagé ce livre comme le prolongement naturel de mon travail de journaliste, non limité par ses contraintes de temps et de formats, comme un espace se prêtant au déploiement, aux détails, aux nuances, aux silences, aux non-dits, eux-mêmes significatifs dans la culture cambodgienne.
Couverture du livre "Cambogiens, lignes de vie d'un peuple" d'Éléonore Sok-Halkovich, Ateliers Henry Dougier, 2019. (Source : Amazon)
Couverture du livre "Cambogiens, lignes de vie d'un peuple" d'Éléonore Sok-Halkovich, Ateliers Henry Dougier, 2019. (Source : Amazon)
Le livre s’ouvre sur le témoignage saisissant de Youk Chhang, directeur du Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) et référence sur le travail de mémoire de la période khmère rouge. Quel rapport la population entretient-elle avec ce passé récent ?
C’est toujours délicat de répondre à cette question. La population est multiple : il y a un fossé entre les anciennes générations ayant vécu physiquement cette période et les plus jeunes qui ne l’ont pas connue, mais en sont les héritiers. Il n’est pas rare d’entendre : « Les Khmers Rouges, c’est du passé, c’est derrière, il est nécessaire d’avancer, etc. » Ce discours est d’abord celui du déni, porté par le régime politique. Le gouvernement du Premier ministre Hun Sen, au pouvoir depuis 35 ans, a conditionné cette vision post-conflit à la « réconciliation nationale » par nécessité de pacifier un pays à feu et à sang, de relancer l’économie, et de retrouver une « normalité » après cet épisode qui apparaît aujourd’hui irréel, cauchemardesque.
Pour beaucoup de Cambodgiens, la demande de justice était importante. Le Tribunal international pour les Khmers Rouges a posé des jalons en ce sens. Même limité, et ralenti, il a permis d’ouvrir un espace dans la société pour que ces questions se fassent jour, et de faire condamner une poignée de responsables encore vivants. Je ne suis pas sûre que cela rende justice aux familles brisées, mais le tribunal représente une étape. Maintenant, il est dur de dire vers quoi.
Du côté des jeunes, j’observe de la curiosité pour le sujet, mais je n’ai par exemple jamais assisté à une discussion sur les Khmers Rouges à un coin de table. Cela se passe dans l’intimité des familles, ou au cours du programme scolaire, grâce à l’initiative d’institutions comme le DC-Cam. En cela, les jeunes Cambodgiens ressemblent aux jeunes Français ; la Seconde Guerre mondiale et la guerre d’Algérie sont rarement des sujets de conversation courantes. Mais, il n’y a pas ici de volonté politique de « travail de mémoire ». On entend parfois que les jeunes ne s’intéressent pas aux Khmers Rouges ou nient l’existence de cette période. C’est de moins en moins le cas, je pense. Mais pour un jeune de vingt ans, grandir constamment avec l’idée que ses parents ont été des bourreaux ou des victimes est pesant. On peut comprendre le besoin de marche en avant, d’autres perspectives, d’affranchissement.
Les anthropologues, des spécialistes qui travaillent sur le temps long, nous invitent aussi à considérer ce phénomène sous l’angle culturel. La cicatrisation peut prendre des formes différentes, non orales, symboliques et rituelles. Par exemple, avec la cérémonie bouddhiste du Bangskol, que je détaille dans le livre, et qui peut avoir un effet thérapeutique au sens où on l’entend en Occident.
Je trouve cette notion de mémoire fascinante à la lumière des récents travaux en psycho-généalogie, ou de la notion de « mémoire traumatique » développée par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik. Les Cambodgiens portent cette période dans leurs peaux.
On perçoit à travers votre ouvrage un Cambodge pris en étau entre un passé angkorien glorieux, à mi-chemin entre l’histoire et le mythe, et une modernité toujours plus galopante, beaucoup encouragée par des investissements étrangers. Qu’en pensez-vous ?
C’est un poids que de grandir et d’évoluer dans ce cadre de références, de surcroît en tension. D’un côté, la grandeur de la civilisation d’Angkor, constamment brandie, du drapeau aux tableaux dans les salons, en passant par les affiches publicitaires où elle devient un slogan, le facteur d’unité, de fierté ultime. De l’autre, les horreurs des Khmers Rouges. Youk Chhang explique bien cette tension au sein même des familles, entre la génération des parents, traumatisée, et ces jeunes, plongés dans un idéal de modernité. Les changements ont été si rapides en l’espace d’une génération. Les investissements étrangers ont permis de développer le Cambodge, c’est une réalité. Au sortir de trois décennies de conflit, le budget de l’État était moribond, et c’était une chance que de pouvoir compter sur l’aide internationale.
Mais le caractère népotique du régime a entraîné des excès. Par exemple, les zones économiques spéciales (ZES), ces vastes concessions octroyées à des investisseurs pour des projets agricoles, industriels, miniers, des barrages hydro-électriques. Si elles ont permis de développer un tissu économique, offert du travail, elles ont aussi souvent entraîné des abus orchestrés par un petit groupe de personnes bien connectées : conflits fonciers, évictions sans ou avec peu de contreparties, grignotage de la forêt, déboisement. Les victimes sont les populations les plus fragiles, les pauvres, les minorités ethniques des régions excentrées… Le pouvoir est dur avec les faibles, violent, sans considération et paternaliste. Lorsque les dirigeants distribuent des sacs de riz ou construisent des écoles, cela apparaît encore comme une forme de cadeaux faits à la population, qu’il est bon de mettre en scène.
Dans une société où la sécurité économique élémentaire de beaucoup n’est pas assurée et où les inégalités se creusent, en témoigne notamment la présence de nombreuses ONG, quelle place y a-t-il réellement pour des questionnements environnementaux et sociétaux au sein de la population khmère ?
Ces questions sont présentes dans le microcosme de Phnom Penh, parmi les citadins, le monde des ONG, les médias. Dans le milieu rural, la population est confrontée à des enjeux plus basiques : assouvir ses besoins primaires. Mais ces questions ne leur sont pas étrangères, dans la mesure où ces populations fragiles sont souvent les premières victimes des abus générés par la modernisation à marche forcée. Ces personnes dépossédées ressentent une injustice immense, et une impuissance tout aussi abyssale. Pourtant, les communautés se mobilisent, s’organisent grâce au soutien d’ONG, et pétitionnent, manifestent, négocient des compensations. Dans certains cas, ces gens obtiennent des résultats positifs. Mais souvent, ils n’ont pas le choix.
Le contrecoup, c’est que la prédation des riches accélère la prédation des pauvres. Par exemple, dans le cas de la déforestation, lorsque les communautés locales voient des compagnies étrangères profiter de leurs concessions pour couper du bois au-delà des limites autorisées, elles vont, elles aussi, en couper. Elles se disent : « Si ce n’est pas eux, c’est moi. » Lorsqu’on n’a pas confiance en ceux qui nous gouvernent, chacun se concentre sur sa survie individuelle.
Je constate toutefois que ces enjeux intéressent de plus en plus les jeunes, les étudiants. La conscience environnementale se développe sur un terreau ancestral. L’idéal cambodgien est celui de la propriété : avoir un lopin de terre, travailler pour soi, produire de quoi se nourrir. Un idéal toujours présent chez les jeunes urbains qui, même s’ils apprécient le confort de la vie citadine, cultivent une forme de nostalgie de la nature, de leurs racines rurales.
Ces questions sont aussi remontées dans l’agenda des organisations internationales – faute de marge de manœuvre dans le champ de la gouvernance –, et dans l’actualité mondiale. Par exemple, la question du plastique à usage unique, qui finit au mieux brûlé, au pire dans la nature, puisqu’il n’y a pas encore d’usine de traitement des déchets. Les initiatives se sont multipliées à ce sujet, les programmes éducatifs, les spots publicitaires, afin de sensibiliser la population. Le ministre de l’Environnement a pris le relais en votant récemment une loi pour faire payer les sacs plastiques dans les supermarchés. C’est un signal positif, lorsqu’on sait que ce volontarisme est récent en Europe aussi. Cependant, ces initiatives occupent l’espace médiatique et masquent les enjeux plus profonds sur lesquels il est difficile d’avoir prise, car politiques, comme dans le cas de la déforestation, une des plus rapides au monde.
Vous consacrez un chapitre à la « société civile entrée en résistance ». Peut-on parler de découragement des différents acteurs de cette société militante ?
Les militants s’accrochent, mais je constate une lassitude face à l’immobilisme. Les lois sur les ONG, les syndicats, le droit de manifester, le contrôle des médias et réseaux sociaux, ont limité leurs marges d’action, et criminalisent tout « débordement ». Par exemple, avant les élections de 2018, la société civile avait pour habitude de se rassembler au bien nommé « Freedom Park », en plein centre-ville. Ces rassemblements offraient au moins un espace afin que les frustrations s’expriment collectivement. Depuis, ce parc a été  » déplacé » en périphérie, dans un de ces quartiers nouveaux, et les rassemblements sont étroitement contrôlés. Vous imaginez si à Paris, les Français ne pouvaient plus manifester de Nation à République, mais seulement dans l’hippodrome de Vincennes ou le marché de Rungis ? Depuis le dernier scrutin, la liberté d’expression s’est réduite comme peau de chagrin. Le crime de lèse-majesté a été introduit en suivant l’exemple de la Thaïlande, alors que les prérogatives du roi sont limitées, et les Cambodgiens n’ont pas de revendications antiroyalistes. Le ministère de l’Intérieur a annoncé récemment la création d’une nouvelle loi sur l’ordre public qui va jusqu’à criminaliser des pratiques quotidiennes et l’esthétique des centres urbains. Exemples avec le commerce ambulant (une source de revenue majeure pour un pan de la population vivant de l’économie informelle), la mendicité, le linge qui sèche sur les façades, les tenues trop courtes ou transparentes des femmes, ou encore des dispositions très vagues sur les « comportements arrogants »… Les régimes autoritaires ont l’avantage du temps long pour distiller un climat de peur et contrôler la population par l’usure.
Pourquoi avoir fait le choix de parler de Hun Sen dans ce chapitre en particulier ?
J’avais des doutes quant au portrait de Hun Sen. Je voulais en parler car ce dirigeant est peu connu en France, et son histoire et son ascension sont fascinantes. L’intégrer au chapitre le plus politique me semblait logique. Je me suis demandée comment l’aborder, qui pour en parler. Ses opposants ? À moins d’être exilés, ils n’osent plus s’exprimer. Ses partisans ? Même eux sont peu enclins à la causerie. De jeunes militants sur le terrain ? J’en ai rencontré, mais je dois dire que la plupart ânonnent un discours de propagande assez pauvre : « Hun Sen est le sauveur, le garant de la paix et du développement économique, etc. » Ils ont peu de recul et de sens critique.
Le monde des universitaires et des politologues est limité, mais surtout, c’est un microcosme très clivé entre ceux qui travaillent dans un organe gouvernemental et sont étiquetés « pro-Hun Sen », et ceux qui évoluent dans des structures indépendantes et sont taxés d’être « anti-Hun Sen »… Au cours de mes recherches, je suis tombée sur des citations du Premier ministre. C’est un orateur prolixe, lors de ses fréquents déplacements : il tient des discours fleuves retransmis à la télé. Ces propos sont riches de sous-entendus, d’images, d’ironie mordante. Dans le contexte actuel, je me suis dit qu’il serait intéressant de le laisser se raconter lui-même : ses propos permettent de prendre la mesure du personnage.
Un thème revient régulièrement en filigrane dans votre essai : la place des femmes dans le pays. Quel est leur avenir ?
Les plus belles rencontres que j’ai faites au Cambodge sont des femmes, et pour moi, elles incarnent le mieux ce pays. Elles m’ont ouvert leur intimité, se confient avec plus de générosité, tandis que, de manière générale, il y a plus de filtres avec les hommes. J’imagine que cela traduit les normes culturelles. Le rôle central des femmes persiste au sein du foyer, mais au cœur de la société, il y a encore beaucoup d’inégalités. Par exemple, un sujet que j’aurais aimé aborder dans le livre : la question de l’adultère. On m’a raconté des anecdotes de maris volages, de maîtresses, de bordels… Plus l’homme est riche et a du pouvoir, plus ces pratiques sont tolérées. Mais souvent, ce sont les femmes qui sont stigmatisées, culpabilisées : « Ton mari va voir ailleurs car tu ne sais pas lui apporter ce qu’il faut. »
Autre phénomène : les attaques à l’acide, une pratique qui fait moins les gros titres qu’il y a dix ans, mais existe toujours. Cette action punitive est souvent le fait d’épouses délaissées contre les maîtresses, et non pas les époux adultères. Les femmes qui en sont victimes subissent une double peine car elles sont meurtries dans leur chair, défigurées à vie (la chirurgie esthétique étant réservée aux riches), mais aussi moralement, car les gens tendent à penser qu’elles l’ont bien cherché. Les femmes ont intégré ces préjugés, elles en sont les premières victimes, et les perpétuent. Elles occupent peu de places dans les hautes sphères, peu de postes à responsabilités. C’est criant lorsqu’on regarde la composition du gouvernement : seuls deux maroquins sont détenus par des femmes, les ministères des Affaires féminines et de la Culture ! Pourtant, les choses évoluent : grâce à l’éducation, les programmes tremplins, de plus en plus de jeunes femmes acquièrent des compétences solides qui assoient leur légitimité, et leur permettent de prendre leur place sans attendre qu’on la leur offre.
Dans tous les chapitres, vous mettez en lumière des contrastes – entre générations, entre projets de construction luxueux à Phnom Penh et ruralité, ou entre bouddhisme et animisme. Quel est le contraste majeur qui caractérise le pays à ce jour ?
Vous les avez bien saisis. Il n’y a pas tant de contrastes entre bouddhisme et animisme dans la mesure où la religion au Cambodge est assez syncrétique. Il n’y a pas non plus de tensions inter-religieuses comme dans d’autres pays de la région. Le contraste entre la capitale et la campagne est en effet assez criant. Les nouveaux quartiers de Phnom Penh se rêvent en îlots futuristes à la singapourienne, telle que l’île Koh Pich [en anglais « Diamond Island » ou « l’île au diamant » en français, NDLR], avec condos luxueux, terrains de golfs, et réplique de l’Arc de triomphe dans un quartier haussmannien imitation béton. Mais en s’éloignant du centre, et dans les provinces, le paysage conserve le caractère immuable des tableaux bucoliques : maisons sur pilotis, charrette à bœufs, familles nombreuses. Le mode de vie n’est pas tant éloigné des représentations sur les bas-reliefs d’Angkor, le téléphone et le plastique en plus !
Mais ceci n’est pas propre au Cambodge, c’est le cas partout en Asie, et c’est aussi le modèle de nombreux pays en développement. Le Cambodge cherche à faire sa place au sein de l’ASEAN. Le contraste qui m’interpelle le plus est celui entre les générations, car par son histoire et ses conséquences démographiques, politiques, ou psychologiques, le Cambodge a un destin sans équivalent. La génération ayant grandi sous Pol Pot dans la misère, la terreur, avec pour seul horizon la survie, cohabite avec des jeunes connectés, ouverts sur le monde, qui vont siroter des capuccinos dans des cafés climatisés, faire du shopping dans des malls, de la K-pop en extérieur, et rêvent d’une vie plus épanouie en Corée, ou en Australie. Au sein des familles, l’incompréhension est parfois immense, la communication éprouvante.
Pourquoi ce choix de finir votre ouvrage sur le thème de la création et surtout de la nouvelle scène artistique khmère ?
C’est par ce biais que j’ai rencontré le Cambodge. D’abord parce qu’avant même de poser un pied dans le pays, j’avais vu des films du réalisateur Rithy Panh, comme pas mal de jeunes Français d’origine cambodgienne. Puis, lors de mon stage au Phnom Penh Post en 2011, j’ai fait la rencontre de la scène artistique, où différentes formes contemporaines étaient alors en pleine éclosion. J’avais été marquée par cet élan, cette sorte de movida qui faisait souffler un vent nouveau. J’avais alors le regard neuf et naïf du nouvel arrivant.
Aujourd’hui, la scène culturelle m’apparaît plus corsetée. L’industrie la plus populaire, la musique pop, fait l’objet de censures, des chansons sont interdites d’antenne. Par exemple, un morceau qui racontait le sort d’une jeune fille de la campagne arrivée en ville pour devenir femme de ménage et se retrouver prostituée a été interdit d’antenne au motif qu’il donnait une mauvaise image de la société khmère. Le gouvernement semble dépassé par les évolutions sociétales, et par crainte, sans doute, il impulse au champs culturel une tendance nationaliste. Distinction est faite entre « ce qui est khmer » et « pas Khmer », ce qui est le fruit de « la tradition » et des « influences étrangères »… Néanmoins, j’ai choisi de finir le livre sur la création parce que l’art joue un rôle encore plus important, je crois, dans une société autoritaire. Il crée des ponts, valorise le métissage, la rencontre. Ces cinéastes, danseurs, peintres, ouvrent des fenêtres. Ils interrogent, mettent des mots, des couleurs, créent du sens, des émotions, du recul.
À quoi rêve la jeunesse khmère ?
Elle rêve d’avenir, de liberté, comme toutes les jeunesses… Les jeunes de milieux pauvres rêvent avant tout d’un travail, de sécurité matérielle, de mettre leurs parents à l’abri, de ne pas avoir de problème de santé car les soins sont un gouffre financier, d’être capables de rembourser leurs emprunts, le taux d’endettement des ménages étant ici très fort. Les jeunes ayant déjà un certain confort rêvent de pouvoir se déployer, intimement, émotionnellement, professionnellement. Par exemple, une amie m’a parlé de ses difficultés professionnelles : elle doit faire face à l’écrasante bureaucratie, la hiérarchie patriarcale, les petits chefs. Elle peut difficilement prendre des initiatives et des responsabilités, et se sent étouffée. Une autre, cheffe de famille qui s’est dévouée pour élever ses frères et sœurs, a fait plein de petits boulots au cours de sa vie, et rêve aujourd’hui de revenir à un modèle plus proche de la terre. Elle a acheté un bout de terrain où elle plante fruits et légumes. Elle parle couramment trois langues, possède des compétences qui pourraient lui permettre d’aspirer à un « bon job » selon les critères de la réussite sociale, mais elle est en rupture avec ces normes.
Un autre vit mal son orientation sexuelle : il est homosexuel et ne peut se résoudre à partager son secret avec ses parents, par ailleurs ouverts et permissifs. La déception serait trop grande, trop cruelle, alors il est prêt à se marier avec une amie pour garder la face. Une autre rêve d’amour et de fidélité : son dernier copain menait une double vie depuis des années. Cette jeune femme me répétait : « Comment peut-il faire des choses si bien dans la vie [c’est un activiste connu], et être un menteur dans le privé ? » D’autres rêvent de monter leur boîte, de gagner beaucoup d’argent, du dernier Iphone, d’une grosse voiture, d’ascension ou de revanche sociale. Je n’en connais pas qui rêvent de faire la révolution. Mais j’en connais qui sont en colère et rêvent d’une évolution de la société, des mœurs, de la politique. C’est une colère sourde : ceux-là ont intégré l’impossibilité d’un changement de régime, pensent qu’il faut être patient. Tenir, c’est leur manière de résister. Sur le temps long, ils ont encore la vie devant eux pour espérer.
Propos recueillis par Suzanne Bruneau

À lire, à voir sur le Cambodge : les conseils d'Éléonore Sok-Halkovich

– Roman : Jaraï de Loup Durand (Livre de Poche, 1998). « L’intrigue a pour décor la période précédant l’arrivée des Khmers Rouges, et met en lumière la question du métissage. Le personnage principal, Lara, est issu d’une lignée de colons planteurs. À l’intérieur, il est khmer, mais à l’extérieur, c’est un « barang », un blanc, et ce décalage constitue le nœud du récit. Cela entre en écho particulier avec ma propre histoire et la place aujourd’hui des enfants de la seconde génération d’immigrés cambodgiens. C’est un roman d’aventure avec une galerie de personnages superbement campés, il y a une densité, et une finesse d’observation rarement égalée. »

– Essais historiques : Le génocide cambodgien de Ben Kiernan et Pol Pot de Philip Short. « Essai au style assez romanesque, Pol Pot de Philip Short dresse le portrait glacial d’un anti-héros : comment Saloth Sâr est-il devenu Frère numéro 1 de l’Angkar ? »

– Essai sur le Cambodge contemporain : Hun Sen’s Cambodia de Sébastien Strangio (Yale University Press, 2014 ; non traduit). « L’ouvrage de référence. »

– Roman graphique : Concombres Amers de Séra (Marabout, 2018, préface par Tardi). « L’auteur a consacré six ans de travail. À lire pour sa valeur historique et son esthétique magnifique. Il documente les années ayant conduit au génocide – des décennies passées en arrière-plan -, balayées par l’énormité des « trois ans, huit mois et vingt jours », ayant forgé notre vision de la « catastrophe » comme une parenthèse folle. La BD développe le rôle des grandes puissances dans le contexte de la Guerre Froide – les Etats-Unis de Nixon, la Chine de Mao, la France de De Gaulle -, la figure du roi Sihanouk, et des personnalités moins connues tel que le général Sosthène Fernandez, ainsi que le point de vue des anonymes. »

– DVD : L’histoire terrible et inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, pièce de théâtre de Hélène Cixous, mise en scène par Ariane Mnouchkine au théâtre de la Cartoucherie en 1985. « Cette pièce de huit heures a ensuite été remise en scène par Delphine Cottu et Georges Bigot avec des jeunes comédiens cambodgiens de Phare Ponleu Selpak. Ils sont sensationnels, notamment la jeune femme qui interprète le rôle principal de Sihanouk ! »

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A propos de l'auteur
Passionnée d'Asie du Sud Est depuis de nombreuses années, Suzanne Bruneau a parcouru cette région du monde à travers plusieurs voyages. Diplômée de l'École Supérieur de Commerce de Grenoble après une classe préparatoire littéraire, elle a notamment travaillé sur le développement commercial en France d'un projet de tissage de la soie embauchant une cinquantaine de femmes dans le nord-ouest du Cambodge. Aujourd'hui, elle s'intéresse particulièrement à toute la littérature concernant cette zone (essais, romans).