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Malgré le coronavirus, la Chine et l'Inde poursuivent leur course aux armements

Comparé aux autres secteurs de l'économie chinoise, le budget des armées en Chine a relativement épargné par la crise du coronavirus. (Source : Pinterest)
Comparé aux autres secteurs de l'économie chinoise, le budget des armées en Chine a relativement épargné par la crise du coronavirus. (Source : Pinterest)
La pandémie de coronavirus n’a pas mis en sourdine la rivalité stratégique entre la Chine et l’Inde. En témoignent les heurts meurtriers à la frontière himalayenne le 15 juin dernier. Quels sont les ressorts de cette course régionale aux armements ?
Le 15 juin dernier, la vallée de Galwan, située à 4 000 mètres d’altitude dans la région du Ladakh, est devenue le théâtre de tensions croissantes entre la Chine et l’Inde. La frontière entre les deux nations étant mal définie, l’une accuse l’autre de l’avoir traversée. Ces affrontements auraient fait 20 morts côté indien et peut-être une quarantaine de morts côté chinois, selon une estimation indienne. Toutes ces tensions provoquent l’apparition de sanctions économiques qui semblent inévitables dans le contexte régional actuel.
En raison de la croissance économique, des conflits territoriaux et des modernisations des capacités de défense engagées depuis longtemps, les dépenses militaires montent en flèche dans la région Asie-Pacifique. Dans la dernière décennie, elle ont augmenté de plus de 52 %, selon le SIPRI, atteignant le seuil des 392 milliards de dollars en 2018. Au total, ces dernières années, le budget militaire asiatique a compté pour plus de 28 % du budget mondial. Il devrait croître davantage encore dans les années à venir, malgré le contexte sanitaire actuel.
Cette tendance régionale prend parfois l’apparence d’une course aux armements. Elle est mue par une hausse des dépenses militaires de la Chine et un durcissement de ses revendications territoriales. Sous pression, les autres pays de la région s’arment en parallèle. Or, quelle est la capacité des États de l’Asie du Sud-Est à faire face aux ambitions chinoises dans un futur proche ? D’autant que l’économie de ces pays comme leur investissement dans la défense sont durement touchés par la pandémie de Covid-19. Mais l’Inde, qui se pose en rivale de la Chine, elle ne peut se permettre, en tant que puissance régionale, de diminuer son investissement dans ses capacités de défense malgré le contexte économique et sanitaire.

Dépenses militaires chinoises et tensions en mer de Chine méridionale

À l’instar de la quasi-totalité des États en 2020, la Chine a mis à l’arrêt ses industries durant le premier trimestre afin de juguler la propagation du nouveau coronavirus dont elle était à l’origine l’épicentre. Frappée de plein fouet par le Covid-19, la croissance économique chinoise a enregistré une baisse du produit intérieur brut de 6,8 %. Pour la première fois depuis 1990, Pékin a donc renoncé à fixer un objectif de croissance de son PIB brut pour l’année en cours.
Contraint par cette crise, le budget militaire du pays, annoncé lors de la session annuelle du parlement chinois le 22 mai, a également été revu à la baisse. Mais au regard des baisses budgétaires prévues dans les autres domaines, le secteur de la défense reste en réalité relativement épargné. Un choix peu surprenant pour une Chine qui se rêve en première puissance maritime mondiale. Dans le même temps, les tensions continuent de monter avec l’Inde, les États-Unis et certains pays d’Asie du Sud-Est. C’est que les Chinois ont maintenu leurs revendications territoriales sans fléchir, tout en évitant soigneusement de provoquer une « guerre ouverte » conventionnelle.
En mer de Chine du Sud, les heurts entre les différents pays impliqués sont fréquents depuis quelques mois, en dépit de la crise sanitaire. Le 2 avril dernier, un bateau de pêche vietnamien a été coulé par un garde-côte chinois à proximité des Paracels. Le 15 avril, le Haiyang Dizhi 8, un navire océanographique du gouvernement chinois, a ensuite été aperçu dans la Zone économique exclusive (ZEE) vietnamienne avant de se diriger vers le nord de la ZEE malaisienne, dans une zone disputée par la Malaisie et le Vietnam. Cet incident a immédiatement été condamné par les États-Unis, dont les forces navales étaient alors immobilisées par le virus. La porte-parole du Département d’État a ainsi accusé Pékin « d’exploiter la vulnérabilité » des pays d’Asie du Sud-Est occupés à combattre la pandémie. États-Unis avec lesquels la Chine s’est également confrontée en ce début 2020, après une escalade en 2019 lorsque les opérations américaines de « liberté de navigation » aux abords des Spratleys et des Paracels avaient déjà attisé le courroux chinois à plusieurs reprises.

La Chine en tête de la course aux armements en Asie-Pacifique

En épargnant autant que possible les moyens alloués à sa défense malgré les coupes budgétaires inévitables de 2020, la Chine reste cohérente avec la politique de renforcement de ses capacités militaires depuis plusieurs décennies, même si elle est plus vigoureuse sous Xi Jinping. Cette tendance à la course à l’armement entraîne toute l’Asie-Pacifique dans une hausse des dépenses militaires nationales, cumulant ainsi en 2018 pour toute la zone 392 milliards de dollars, dont un peu moins de la moitié pour le budget chinois. En 1990, ces dépenses n’atteignaient que 89,4 milliards de dollars. Si les États-Unis ont encore dépensé dans ce domaine environ deux fois et demie plus que la Chine, c’est que cette dernière concentre ses investissements sur la région Asie-Pacifique, contrairement à son rival américain. Par ailleurs, une partie non négligeable de son budget est consacrée à une modernisation de l’Armée populaire de libération (APL) et de ses industries de défense.
La Chine s’affranchit ainsi des importations d’équipement russe dont elle était auparavant une cliente privilégiée, développant de nouvelles armes par des filières publiques ou privées. Parmi ce nouvel équipement, des missiles, des avions, des navires de guerre, des armes cyber ou spatiales, mais aussi des missiles de croisières supersoniques capables de dépasser la vitesse du son – ils sont développés en même temps par la Russie et les États-Unis. Pour évaluer ses capacités de défense, Pékin n’hésite pas à mener des actions d’intimidation et de dissuasion, comme en juin 2019 lors de tests de missiles balistiques à capacité antinavire à proximité des îles Spratleys.
La Chine est actuellement reconnue par le Pentagone comme la première puissance navale en Asie-Pacifique. Si Pékin ne semble pas souhaiter étendre son influence militaire hors des limites asiatiques, il est clair que le pays aspire toutefois à dominer la région. Sa rhétorique sur Taïwan et Hong Kong montre également que la « politique d’une seule Chine » reste prédominante et indiscutable, et cette volonté inflexible se retrouve dans les revendications en mer de Chine méridionale. Or, tous les autres États impliqués dans ces rivalités territoriales n’ont pas les capacités budgétaires et militaires pour répondre aux ambitions chinoises, a fortiori en temps de pandémie et de fragilités économiques. Une brèche stratégique que la Chine a peut-être déjà choisi d’exploiter.

Coup d’arrêt dans les dépenses militaires en Asie du Sud-Est à cause du coronavirus

L’Asie du Sud-Est n’a pas été épargnée par les effets du coronavirus. Si Singapour et la Malaisie semblent avoir repris le contrôle de la situation, l’Indonésie et le Vietnam sont suspectés d’avoir un nombre de victimes bien supérieur à leurs chiffres officiels de tests. Mais avant tout, et peu importe l’impact sanitaire effectif, c’est la chute du tourisme qui sera la cause d’une contraction des économies dans la région. Elle pourrait remettre en question les priorités budgétaires, notamment le budget militaire en hausse ces dernières années.
En effet, face aux tensions exacerbées en mer de Chine dues à une marine chinoise ignorant les questions de souveraineté, mais aussi aux conflits internes et à la menace terroriste, plusieurs pays d’Asie du Sud-Est avaient augmenté leur budget militaire et investi dans une modernisation de leur équipement de défense. Selon le SIPRI, les dépenses militaires en Asie du Sud-Est ont grimpé de 4,2 % en 2019, pour atteindre 40,5 milliards de dollars.
Si certains États ont augmenté leurs importations d’armes pour grossir leurs capacités, d’autres ont privilégié le développement de leur industrie pour fabriquer et exporter leurs propres armements. C’est ce qu’a choisi le président Joko Widodo en Indonésie, sur fonds de modernisation de son armée, afin d’en faire un « Axe maritime global ». L’archipel, carrefour commercial stratégique entre l’océan Indien et l’océan Pacifique, a le potentiel de devenir une puissance maritime, mais aussi d’être, toute proportion gardée, à même de s’opposer à la marine chinoise. En effet, si les deux pays ne s’affrontent pas sur la question de la mer de Chine méridionale, c’est au sujet de l’utilisation de la ZEE indonésienne au nord des îles Natuna, contestée par la Chine, que les frictions sont fréquentes. Même modernisation de l’armée aux Philippines, qui ont récemment importé de l’équipement américain malgré les tensions entre les deux pays et cherché à diversifier leur partenariat de défense avec la France.
Cependant, cet effort budgétaire a subi un coup d’arrêt avec le coronavirus, à Jakarta comme à Manille, bien que le Secrétaire philippin à la Défense ait assuré que le programme de modernisation serait maintenu. Quant à La Thaïlande, même si elle a été globalement épargnée par le Covid-19, elle aussi a dû revoir à la baisse son budget militaire et suspendre certains programmes de développement de son armée.

L’Inde, rival militaire de la Chine ?

Selon les derniers chiffres du SIPRI datant de 2018, l’Inde est la quatrième puissance militaire mondiale en matière de dépenses, avec plus de 66 milliards de dollars investis pour cette seule année. Un investissement constant puisque de 2009 à 2018, ses dépenses militaires ont augmenté de plus de 29 %. Elles représentent aujourd’hui 2,4 % du PIB, contre 3 % jusqu’à la fin des années 1990, mais la croissance économique était bien moindre.
*Ballistic missile defence program (BMD).
Il faut dire que l’Inde se prépare à toute éventualité. Aussi le pays a-t-il lancé un processus global de modernisation de son armée avec des performances technologiques dans certains domaines : par exemple, le premier sous-marin nucléaire d’attaque national a été inauguré en 2009, et la première phase du programme de défense antimissile balistique indien*, lancée en 2006, s’est terminé en 2020. Sans oublier que l’Inde est une puissance nucléaire, respectant la doctrine de dissuasion et du « non emploi en premier ». Néanmoins, à travers la modernisation de l’armement indien, le pays s’assure d’avoir l’ensemble du territoire chinois à portée de tir de missile balistique. Les forces terrestres indiennes sont connues pour être l’une des armées les plus versatiles au monde, en étant également la colonne vertébrale des forces armées indiennes. Quant à la marine indienne, elle pointe au cinquième rang mondial, jouant un rôle-clé dans la sécurisation de l’Inde et de ses intérêts dans l’Océan Indien, la baie du Bengale, la mer d’Arabie et même la mer de Chine méridionale.
Dans le domaine spatial, la politique indienne a évolué au cours des dernières années. Auparavant, les choix effectués par le gouvernement de New Delhi étaient plutôt orientés vers le civil, pour bénéficier avant tout au développement économique du pays. Mais dernièrement, l’Alliance indienne de recherche pour la défense (Indian Defence Research Alliance) a estimé que le pays devait reconsidérer sa stratégie dans l’espace. Autrement dit, réorienter les programmes civils vers un usage militaire. D’où de nouvelles ambitions : l’Inde a envoyé des satellites d’observation militaires en 2015 et en 2016. En 2019, elle a rejoint les États-Unis, la Russie et la Chine dans le groupe des nations capables d’abattre un satellite.

Conflits frontaliers et alliés lointains

L’effort militaire de l’Inde s’explique aussi par les tensions géopolitiques qui persistent avec ses voisins. Les frontières du pays restent très militarisées, au Cachemire comme dans les plateaux himalayens. Ces tensions se ressentent évidemment à l’Ouest avec son frère ennemi pakistanais, mais aussi à l’Est avec le voisin chinois, allié économique du Pakistan. Entouré par des États qui ne sont ni des alliés ni des partenaires stratégiques, l’Inde est allée en trouver ailleurs. Depuis une décennie, elle approfondit pas à pas avec les États-Unis partenariats et accords de sécurité. De son côté, Washington a choisi de se rapprocher de New Delhi dans l’espoir que l’Inde puisse contenir un jour la croissance économique et militaire chinoise. C’est après le conflit de Kargil en 1999 que les deux pays se sont rapprochés, en réaction à l’alliance Chine-Pakistan. Cette alliance a débouché sur un accord de partage de bases militaires, des transferts de technologie et des exercices militaires conjoints de plus en plus courants.
Jusqu’à preuve du contraire, le conflit au Cachemire ne laisse pas présager de réconciliation indo-pakistanaise. La stratégie indienne est de renforcer et d’améliorer ses capacités militaires, tout en créant des partenariats de défense durables avec de multiples pays dans le monde. Mais si l’Inde a une armée plus importante en nombre, le Pakistan est mieux armé dans le domaine nucléaire. De plus, bien que New Delhi ait plus d’alliés qu’Islamabad, la réputation de l’Inde à l’étranger sous le gouvernement de Narendra Modi décroît en raison de la situation au Cachemire. L’un des derniers exemples les plus édifiants est celui des frappes aériennes en 2019 sur les bases terroristes au Pakistan, en représailles à l’attaque de Pulwama le 14 février 2019. Ainsi, les relations entre l’Inde et le Pakistan pourraient se dégrader sévèrement : le ministre indien de la Défense a prévenu que l’Inde pourrait reconsidérer sa doctrine de « non emploi en premier » de l’arme nucléaire à cause de la menace pakistanaise. Quant au Pakistan, il n’applique pas de telle doctrine officiellement. L’intervention de puissances étrangères pour agir en médiateur semble assez inefficace jusqu’à aujourd’hui, même si une guerre totale a toujours pu être évitée.
Cependant, l’Inde ne consolide pas son armée uniquement à cause du Pakistan, mais aussi en raison de la menace chinoise. D’une part, Pékin semble être devenu l’un des plus gros alliés économiques et stratégiques d’Islamabad, contribuant aux tensions croissantes entre l’Inde et la Chine. La Chine qui a aidé le Pakistan à développer l’arme nucléaire parce qu’elle le voit comme un contrepoids à l’Inde. D’autre part, New Delhi et Pékin ont toujours des disputes territoriales. En témoignent les affrontements meurtriers Le 15 juin dernier à la frontière himalayenne. La question de l’appartenance de la vallée du Galwan, théâtre de ces affrontements, est un sujet de contestation fréquent depuis la guerre sino-indienne de 1962. Certaines régions comme l’Arunachal Pradesh et Leh ont souvent été victimes d’incursions, de face-à-face et d’affrontements entre les troupes de l’Armée populaire de libération chinoise et la police des frontières indo-tibétaines ces dernières années.
Si l’Inde se pose à l’avenir en sérieux rival régional pour la Chine, l’écart entre les armées des deux pays est pour l’instant trop important. Selon une étude menée en 2019 par le Centre for New American Security, cet écart n’a cessé de s’accroître depuis les accords passés entre l’Inde et les États-Unis. De plus, l’environnement stratégique indien bascule en faveur de la Chine depuis que Pékin a négocié des accords pour créer des bases militaires encerclant le pays de Narendra Modi. Cette stratégie dite du « collier de perles » permet à la marine de guerre chinoise d’installer des points d’appui tout au long de sa voie d’approvisionnement maritime vers le Moyen-Orient, au Bangladesh, au Pakistan, au Sri Lanka, en Birmanie et même sur la Corne de l’Afrique, à Djibouti.
La situation s’est compliquée avec la crise sanitaire actuelle. L’Inde se retrouve à dépendre principalement de la Chine pour s’approvisionner en principes actifs nécessaires à la fabrication de médicaments. Les autorités politiques et militaires indiennes persistent à voir en Pékin un rival dangereux : selon elles, les Chinois profitent de la crise pour élargir leur sphère d’influence autour de l’océan Indien en portant assistance aux pays de la région. L’Inde a bien tenté de créer un mécanisme de solidarité entre les pays de la région autour du SAARC, l’Association sud-asiatique pour la coopération régionale, mais la Chine s’y est opposée, dénonçant l’exclusion délibérée du Pakistan. En dépit d’un certain élan régional vers une coopération accrue, la réalité des tensions géopolitiques à laquelle l’Inde fait face paraît supplanter les opportunités de solidarité avec ses voisins. Les affrontements directs et indirects avec la Chine feraient presque oublier les effets du coronavirus et ses répercussions économiques.
Par Eléa Beraud et Capucine Bourget-Olanier

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A propos de l'auteur
Diplômée de Sciences Po Paris et de l'INALCO, Eléa Beraud est passionnée de l'histoire et de la culture du Japon, où elle a vécu, étudié et travaillé. Elle s'intéresse également aux défis humanitaires en Asie du Sud-Est, aux questions sécuritaires en mer de Chine méridionale et aux conséquences géopolitiques du changement climatique.
Etudiante en master en sécurité internationale au sein de l’école de relations internationales de Sciences Po Paris, Capucine Bourget-Olanier étudie les questions de sécurité, de défense et de renseignement. Ayant étudié pendant un an à l’université Waseda de Tokyo, elle est passionnée par l’Asie de l’Est et plus particulièrement par le Japon et sa culture.