Politique
Tribune

Sri Lanka : un an après les attentats, la réconciliation nationale en danger

Scène de rue, en 2015, dans la ville de Puttalam, au nord-ouest du Sri Lanka (Vincent van Zeijst, wikimedia commons)
Le 21 avril 2019, une série d’attentats-suicides revendiquée par le groupe État islamique tuait 259 personnes au Sri Lanka. Pour Olivier Guillard, les changements politiques qui ont suivi pourraient raviver le communautarisme, qui a marqué des décennies de guerre civile dans cette nation insulaire de l’océan Indien.
C’était il y a plus d’un an déjà. En ce dimanche de Pâques, célébré par la minorité chrétienne sri-lankaise (7,5% des 23 millions d’habitants) et une cohorte de touristes étrangers (2,3 millions en 2018), le pays subissait l’attaque terroriste coordonnée la plus meurtrière de son histoire. 259 innocents, dont une quarantaine d’enfants et une cinquantaine de ressortissants étrangers, perdirent la vie. 500 autres furent blessés dans leur chair, dans leur âme. En quelques dizaines de minutes, un commando de kamikazes parvenait à perpétrer 6 attentats-suicides contre des églises et des hôtels de standing situés dans la capitale Colombo, sa périphérie (Negombo) et sur la côte orientale de l’ancien Ceylan (Batticaloa). Une initiative meurtrière revendiquée peu après par l’organisation islamo-djihadiste État islamique (EI), laquelle compte quelques rares soutiens dans cette île-État multi-confessionnelle.

Nouveau traumatisme pour une population déjà meurtrie

Ces attentats ont traumatisé une population pourtant familière des bilans humains effroyables. À commencer par celui de la guerre civile ethnico-religieuse qui tua entre 80 000 et 100 000 personnes de 1983 à 2009. L’île fut aussi frappé de plein fouet par le Tsunami de 2004, avec 40 000 morts et 250 000 sinistrés. Douze mois après ce nouveau drame national, cette perle de l’océan Indien affronte elle aussi une menace d’une toute autre nature avec la pandémie de Covid-19. Dans quel état d’esprit se trouve cette nation multiethnique ? Est-elle parvenue à panser ses plaies, à faire le deuil de ces disparitions ? Comment cette fébrile voisine insulaire de l’Inde s’emploie-t-elle à cicatriser sa peine, apaiser sa douleur ?

Colère contre l’establishment

En ce printemps 2020 maussade sur bien des plans, on ne saurait dire que la vie a repris son cours comme si de rien n’était dans l’île. De Colombo à Kandy, de Jaffna à Matara, la colère et la douleur demeurent à fleur de peau. La peine et l’incompréhension restent omniprésentes. Naturellement, le ressentiment vise en premier lieu les instigateurs et les auteurs des attentats. Mais il s’exprime aussi aussi à l’endroit d’un segment précis de l’establishment et des autorités de l’époque. Aux yeux de leurs administrés, ils sont coupables de ne pas avoir pris la mesure de la menace qui allait violemment s’abattre sur le pays, alors même que les avertissements, les signaux forts et les alertes se multipliaient depuis des semaines. Ces mises en garde émanaient des services de renseignements nationaux comme de leurs homologues sud-asiatiques (Inde), jusqu’au matin même des attentats…

Le retour des « hommes forts » au pouvoir

En novembre dernier, cinq mois, après ce « 11-septembre sri-lankais », l’électorat national était convié aux urnes pour élire un successeur au président Maithripala Sirisena, au pouvoir depuis janvier 2015. Dix ans après la fin de la guerre civile, le scrutin fut globalement apuré de violence – il n’en a pas toujours été de même lors des élections précédentes. L’ancien ministre de la Défense Gotabaya Rajapaksa (2005-2015), remporta l’élection haut la main, avec dix points d’avance sur son premier challenger, dans une ambiance de plébiscite populaire saisissante, avec un taux de 80 % de participation. Cet artisan déterminé et disputé de la fin de la guerre civile avait principalement centré sa campagne sur la thématique sécuritaire et la nécessité de ramener des « hommes forts » au pouvoir, en ces temps incertains. Son élection a marqué le retour aux affaires de la fratrie Rajapaksa. L’une des premières décisions du nouveau président a d’ailleurs été de nommer son frère aîné, ancien président lui-même, au poste de… Premier ministre.
Le président du Sri Lanka Gotabaya Rajapaksa (à gauche) et son frère Mahinda Rajapaksa, Premier ministre (Jorge Cardoso, wikimedia commons)

Risques de tensions intercommunautaires

L’issue du scrutin n’a pas été saluée avec le même engouement par les diverses minorités ethnico-religieuses, soudain fort inquiètes du probable retour d’une gouvernance médiocre et des risques de tensions intercommunautaires qui pourraient en découler.
La communauté internationale n’a, elle aussi, guère applaudi la consécration post-attentat d’une administration Rajapaksa 2.0, à l’ADN cinghalo-nationalo-bouddhiste affiché. Les États-Unis ont attendu un trimestre pour imposer des sanctions au nouveau chef des armées sri-lankaises, le général Shavendra Silva. L’administration américaine l’accuse d’être impliqué dans les crimes de guerre présumés qui ont marqué le crépuscule douloureux du conflit. Cette initiative fut saluée par Human Rights Watch qui invita l’Union européenne à en faire de même.

Une grâce qui fait polémique

Les observateurs locaux et extérieurs s’inquiétaient des maigres chances de réconciliation nationale dans l’ancien Ceylan. Leurs craintes furent confirmées un mois plus tard. L’administration Rajapaksa décida de gracier un soldat condamné à mort en 2015 pour le meurtre de huit civils tamouls lors de la guerre civile. Une décision douteuse, immédiatement dénoncée par la société civile, les organisations de droits de l’homme et l’opposition.
En cette période de pandémie, la population, confinée et soumise à un couvre-feu, n’a guère pu se mobiliser pour dénoncer cette initiative qualifiée « d’affront aux victimes » par le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme. Amnesty International déplore de son côté « l’utilisation de la pandémie comme une occasion de libérer les personnes condamnées pour des crimes odieux ». L’administration américaine a synthétisé en quelques mots bien sentis le malaise général : « Cette décision remet en question l’engagement du Sri Lanka en matière de responsabilité et de réconciliation. »
Rien ne semble, hélas, augurer d’une quelconque orientation favorable à court terme, dans ce paysage ethnico-religieux fracturé, traumatisé, sinistré, longtemps privé de paix et malmené par les coups de boutoirs incessants de la violence terroriste et du sectarisme. Les 23 millions de Sri-Lankais aspirent pourtant à un tout autre projet. Il leur faudra, semble-t-il, faire montre – une énième fois – de patience et de résilience.
Par Olivier Guillard

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.