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Tuberculose : l’Inde face au fléau de l’antibiorésistance

Dans la décharge de Govandi à Bombay, la pollution et les fumées toxiques favorisent la progression de la tuberculose. (Copyright : Alban Foreste)
Dans la décharge de Govandi à Bombay, la pollution et les fumées toxiques favorisent la progression de la tuberculose. (Copyright : Alban Foreste)
Le 9 octobre dernier s’ouvrait la conférence internationale du Fonds mondial contre le paludisme, le sida et la tuberculose. On le sait peu, mais c’est aujourd’hui cette dernière qui tue le plus dans le monde. Alors qu’elle concentre 27 % des malades, l’Inde fait face à un phénomène aggravant : la bactérie a muté et résiste aux antibiotiques. Enquête au cœur de cette nouvelle menace à Bombay.
Lorsqu’elle évoque sa rémission, les yeux de Meera Yadav dégagent de la force et des larmes. « Je suis tellement chanceuse. Après sept ans de lutte, je suis libérée de la tuberculose. » Difficile de dire s’il s’agit de joie ou de tristesse. Certes, Meera est une miraculée parmi les victimes de la tuberculose en Inde. Grâce au soutien de Médecins sans frontières (MSF), elle a pu survivre à une forme très grave de la bactérie. Mais si les médicaments qui l’ont finalement sauvée lui ont été fournis gratuitement, sa guérison s’est faite au prix fort. « De nombreux hôpitaux m’ont prescrit des injections quotidiennes inefficaces et très douloureuses. J’ai dépensé 100 000 roupies [1 300 euros, une fortune en Inde, NDLR] sans que mon état ne s’améliore. » Et puis comme beaucoup de femmes touchées par la tuberculose, Meera Yadav continue de faire face au rejet de la société. Lorsqu’elle a commencé à tousser et cracher du sang, elle a dû se séparer de son mari et de son nourrisson pour éviter de les contaminer. Mais malgré sa rémission, l’époux n’est jamais rentré. Son enfant non plus.
Aux yeux du grand public, la tuberculose est vue comme un mal d’un autre siècle, la phtisie racontée dans les romans de Zola. En réalité, avec plus de 1,6 million de victimes par an, la tuberculose est depuis 2016 la maladie infectieuse la plus meurtrière du monde, loin devant le sida (1 million) et le paludisme (435 000). « L’Inde est le pays le plus frappé, détaille Jamhoih Tonsing, directrice Asie du Sud-Est de l’Union internationale contre la tuberculose et les maladies respiratoires. On y recense plus d’un quart des cas détectés dans le monde, soit 2,7 millions de personnes. » Le dénouement qu’a connu Meera est malheureusement rare : en 2017, 410 000 Indiens en sont morts selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Séparée de son enfant, Meera Yadav s'est vu prescrire des injections et médicaments sans effet sur sa maladie durant cinq ans. (Copyright : Alban Foreste)
Séparée de son enfant, Meera Yadav s'est vu prescrire des injections et médicaments sans effet sur sa maladie durant cinq ans. (Copyright : Alban Foreste)

Au moins 135 000 patients antibiorésistants

Il y a plus alarmant que le nombre de victimes de ce fléau : les traitements mis au point au XXème siècle (vaccin, pilules, injections) sont peu à peu devenus inefficaces sur une part croissante des malades. Le fait qu’une bactérie mute au contact des antibiotiques censés le détruire est un phénomène connu. Mais dans le cas de la tuberculose, cette mutation a pris un rythme et des formes particulièrement menaçantes, décrit Jamhoih Tonsing. « Souvent, les patients pauvres se voient prescrire de mauvais dosages par des docteurs incompétents, ou arrêtent leur traitement avant la fin parce qu’ils se sentent mieux. » Fatigue, dépression, perte d’audition, nausées sont autant d’effets secondaires qui frappent les patients et peuvent les conduire à arrêter leur traitement trop tôt. C’est alors que la bactérie refait surface dans leur corps et acquiert une nouvelle résistance puisqu’elle n’a pas été éliminée. « Au moins 135 000 Indiens en seraient atteints », avance Jamhoih Tonsing.
Ce phénomène est d’autant plus inquiétant que les résistances se transmettent directement par l’air aux personnes saines, en même temps que la maladie. Une véritable bombe à retardement à Bombay, où l’on peut compter jusqu’à 40 000 habitants au kilomètre carré. C’est à Govandi, un quartier dense et misérable de Bombay, que Médecins sans frontières (MSF) a installé son QG depuis 2014. À seulement 3 kilomètres de là se trouve une des plus grandes décharges d’Asie. Dans les bidonvilles qui ont poussé autour, la tuberculose fait des ravages. « MSF est présent à Bombay depuis 1999, relate Siddhesh Gunandekar, responsable partenariats pour l’ONG. Au départ, nous nous consacrions uniquement aux malades du sida. » Tout change pour l’ONG à la suite d’une étude réalisée en 2014. « Nous avons observé avec stupeur qu’un quart des patients touchés par le sida étaient aussi atteints de tuberculose antibiorésistante qu’ils avaient contractée à partir d’autres malades. »
Dans certains bidonvilles, la densité atteint jusqu'à 40 000 habitants au kilomètre carré, favorisant la propagation de la bactérie. (Copyright : Alban Foreste)
Dans certains bidonvilles, la densité atteint jusqu'à 40 000 habitants au kilomètre carré, favorisant la propagation de la bactérie. (Copyright : Alban Foreste)
Il existe des échelles à la résistance : on parle de tuberculose multirésistante lorsque plus de deux antibiotiques différents ne font plus d’effet sur un patient et d’ultrarésistance pour les cas les plus graves. Pneumologue et spécialiste de la tuberculose, la docteure Alpa Dalal a réalisé en 2015 une étude sur 340 patients antibiorésistants à Bombay. Conclusion : « 60 % étaient en passe de devenir ultrarésistants, la plupart du temps parce que leur traitement initial avait été inadapté ou mal administré. » À Govandi, MSF prend toutes les précautions pour contrôler cette infection : « Nous portons des masques et nous aérons très fortement les pièces. Des contrôles sont effectués tous les jours. Si un seul ventilateur est défectueux, il nous faut tout de suite en informer la maintenance ! »

Plan gouvernemental

Tout n’est pas cependant perdu pour ces nouveaux malades. Après 40 ans de stagnation dans la recherche, deux médicaments prometteurs ont vu le jour. D’un côté, la Bédaquiline, brevetée par l’entreprise pharmaceutique américaine Johnson & Johnson. De l’autre, le Délamanide, du laboratoire Japonais Otsuka. Toutes deux ont fait preuve de leur efficacité sur les patients antibiorésistants. Et toutes deux sont recommandées par l’OMS depuis 2013 et validées par les autorités médicales indiennes depuis 2016. En s’appuyant sur ces médicaments, le gouvernement a dévoilé un plan pour mettre un terme à l’épidémie par une augmentation du budget dédié à la lutte contre la tuberculose de 100 à 500 millions de dollars. Fort de cette stratégie, le Premier ministre Narendra Modi a promis le 27 septembre à la tribune de l’ONU : « Nous éradiquerons la tuberculose d’ici 2025. »
Grâce à un partenariat avec le gouvernement, l'hôpital Jupiter de Bombay est un des seuls établissements privés à disposer de bédaquiline. (Copyright : Alban Foreste)
Grâce à un partenariat avec le gouvernement, l'hôpital Jupiter de Bombay est un des seuls établissements privés à disposer de bédaquiline. (Copyright : Alban Foreste)
Afin de contrôler l’utilisation de la Bédaquiline et du Delamanide, le gouvernement indien s’est arrogé le monopole de leur distribution. Objectif : éviter de faire naître une nouvelle résistance à ces médicaments, qui constituent la dernière barrière contre le fléau mondial. « Certains médecins et hôpitaux privés ont contribué au développement de l’antibiorésistance en posant de mauvais diagnostics et prescrivant de mauvais médicaments », justifie Alpa Dalal. Clinicienne privée au Jupiter Hospital, elle exerce aussi au sein d’un de ces 400 centres publics accrédités pour traiter les patients antibiorésistants. « Je comprends que le gouvernement veuille éviter de reproduire les erreurs du passé. »
Mais sur le terrain, beaucoup pensent que la stratégie gouvernementale n’est pas à la hauteur. À 37 ans, Ganesh Acharya a survécu au sida et à la tuberculose qu’on lui a diagnostiqués à 17 ans. Il milite aujourd’hui pour un accès plus large aux nouveaux médicaments. « Tous les jours, je reçois des appels de patients désespérés, assure l’activiste. Le gouvernement n’a pas dépensé une roupie et ne détient que 10 000 traitements de Bédaquiline, uniquement grâce à une donation de Johnson & Johnson, alors plus de 50 000 patients attrapent une tuberculose ultrarésistante chaque année. » Du côté du ministère indien de la Santé, on avance plutôt 22 000 doses de Bédaquiline. Quoi qu’il en soit, le problème reste entier : la quantité de médicaments disponible est très insuffisante face à l’épidémie d’antibiorésistance.
La docteure Pramila Singh détaille les protocoles de soins appliqués au sein de la clinique de MSF. (Copyright : Alban Foreste)
La docteure Pramila Singh détaille les protocoles de soins appliqués au sein de la clinique de MSF. (Copyright : Alban Foreste)

27 000 euros par patient

Mais pourquoi le gouvernement ne se procure-t-il donc pas plus de Bédaquiline et de Délamanide ? La réponse est simple : leur prix sont exorbitants. Dans la clinique de MSF à Govandi, Siddhesh Gunandekar en sait quelque chose. Avec l’accord des autorités sanitaires indiennes, l’ONG les achète à prix coûtant aux laboratoires Johnson & Johnson et Otsuka. « Nous traitons nos patients sur deux ans. Pour six mois de traitement, la Bédaquiline et le Delamanide coûtent respectivement 327 et 1 749 euros, auxquels il faut ajouter d’importants frais d’importation ainsi que d’autres médicaments. À l’arrivée, traiter un patient ultrarésistant nous coûte environ 27 000 euros. »
C’est ainsi que Meera Yadav et 238 autres patients de Bombay ont pu être sauvés. Mais de l’aveu même de Siddhesh Gunandekar, ce n’est pas ainsi que l’antibiorésistance sera vaincue. « Le gouvernement parle de 130 000 porteurs de la tuberculose ultrarésistante. Mais il en existe surement dix fois plus qui n’ont pas été diagnostiqués. » Au-delà de MSF, « les hôpitaux publics sont surchargés et leur personnel n’est pas formé à suivre les nouveaux protocoles de traitement », juge de son côté la pneumologue Alpa Dalal.

Négociations avec les laboratoires

Alors que faire ? De l’avis de tous, diminuer le prix des médicaments en fabriquant des génériques est la priorité. Problème : Johnson & Johnson et Otsuka détiennent les brevets et ne semblent pas disposés à les lâcher. Le laboratoire américain est d’ailleurs en train d’étendre son monopole sur la Bédaquiline jusqu’en 2027. Selon Ganesh Acharya, le gouvernement pourrait décréter l’état d’urgence sanitaire pour forcer ces laboratoires à partager leur licence. « En Inde, nous fournissons toutes les pharmacies du monde en médicaments génériques, mais nous ne serions pas capables de sauver notre propre peuple de la tuberculose. » Révolté, l’activiste a écrit à toutes les instances indiennes et même au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme pour dénoncer un « génocide ». « Mon combat ne concerne pas que l’Inde, juge Ganesh. La tuberculose ultrarésistante sévit aussi au Népal, au Bangladesh, au Sri Lanka. »
Un groupe de survivants à la tuberculose proteste contre le brevet de la bédaquiline. (Copyright : Siddesh Gunandekar / MSF)
Un groupe de survivants à la tuberculose proteste contre le brevet de la bédaquiline. (Copyright : Siddesh Gunandekar / MSF)
À proximité du siège du Times of India, dans le centre historique de Bombay, je rencontre Nandita Venkatesan. Issue d’une famille aisée, elle est pourtant elle aussi passée par le calvaire de la tuberculose. « J’ai dû subir six chirurgies intestinales et de nombreuses injections de Kanamycin qui m’ont rendue quasiment sourde, raconte cette journaliste et militante. Si je vous parle aujourd’hui, c’est grâce à un appareil auditif. » Après sa guérison, Nandita a lancé avec une autre survivante le réseau Bolo Didi [« Parle, ma soeur », en hindi, NDLR], qui fournit conseils et contacts aux patients les plus désespérés. Lors des conférences où elle prend la parole, Nandita appelle comme Ganesh à ce que le gouvernement indien fasse pression sur les laboratoires. « Je ne souhaite à personne de vivre ce que j’ai vécu faute de médicaments efficaces. Avec un collectif d’avocats, nous avons donc porté plainte contre l’extension du brevet de Johnson & Johnson. »

Mobiliser la société indienne

Difficile de dire si ces lettres et plaintes ont des chances d’aboutir. Elles participent néanmoins à une mobilisation qui n’a que trop tardé à venir pour vaincre la tuberculose. « Depuis des décennies, il y a un engagement des États, des ONG, des entreprises et de la société civile contre le sida, mais concernant la tuberculose, rien ne bouge, juge Ganesh Acharya. C’est comme si la lutte contre le sida nous avait aveuglés. » Une analyse qui rejoint celle de Jamhoih Tonsing. « Trop longtemps, nous avons perçu la tuberculose comme une simple maladie, appelant une réponse médicale. Or, il faut prendre en compte les conditions sociales et économiques des patients, détecter les infections au plus vite, s’assurer que les médicaments sont administrés correctement et aussi lutter contre les discriminations. »
Rejetée par les siens, c’est effectivement en femme isolée que Meera Yadav passe aujourd’hui ses jours dans l’appartement où vivait autrefois sa famille, au nord de la jungle urbaine de Bombay. Sur son t-shirt, elle arbore fièrement une seringue barrée d’un trait rouge et un slogan : « Stop aux injections, accès aux bons médicaments pour tous les patients maintenant ! » Comme Ganesh Acharya et Nandita Venkatesan, Meera est devenue une militante. Son rêve ? Lancer une ONG qui apporte un soutien psychologique à tous les patients victimes de discriminations et implique des célébrités dans le combat contre la tuberculose. Et Jamhoih Tonsing de conclure : « Il faut que toute la société se mobilise : si la tuberculose doit être vaincue, ce sera en Inde. »
Ce reportage a été financé par le Centre européen de journalisme (EJC) via son programme de bourse dédiée à la santé mondiale Global Health Journalism GrantProgramme for France.
Ce reportage a été d’abord publié sur le site Vice.

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A propos de l'auteur
Côme Bastin est reporter en Inde, basé à Bangalore depuis 2019. Il travaille avec Radio France Internationale, Ouest-France, Mediapart et Marianne. Il chérit les longs reportages et les analyses sur le sous-continent et ses multiples facettes. Auparavant, il était reporter en France et en Europe (We Demain, Socialter, Radio Nova, RFI).