Société
Reportage

Thaïlande : faut-il vraiment définir l'identité thaïe ?

Devise de la Thaïlande sur un bâtiment officiel de l'armée à Bangkok. (Crédit : Suzanne Lamour)
Devise de la Thaïlande sur un bâtiment officiel de l'armée à Bangkok. (Crédit : Suzanne Lamour)
Cela fait deux ans que le gouvernement de Prayut Chan-o-cha s’approprie la « Thainess » ou l’identité thaïlandaise. Lancée en 2017, sa campagne « Thai Niyom Yangyuen », (« la Thainess durable ») est un exemple classique dans le pays d’un régime militaire tentant survivre à une faible popularité et d’identifier l’essence de la nation à son agenda politique et social, selon les mots du Bangkok Post. C’est qu’il est très difficile de donner une définition exacte de la notion de Khwampenthai, parfois traduite par « Thaïcité ». Cela dépend généralement de son usage et de sa cible. À travers l’histoire de la Thaïlande, chaque fois que le gouvernement a tenté de définir l’identité thaïe, il l’a fait en posant la suprématie d’un groupe sur un autre, les Bouddhistes en particulier. Comment comprendre de quoi il s’agit en sortant de la propagande ? Reportage à Bangkok.

Un musée dédié à la Thainess

En Décembre 2017, le musée du Siam à Bangkok inaugure une nouvelle exposition permanente : « Decoding Thainess ». L’objectif avoué de cette exposition qui dure encore aujourd’hui, est d’expliquer aux visiteurs le concept de Thainess, c’est-à-dire ce qui fait l’unité de la Thaïlande et surtout ce qui fait des Thaïlandais, de « vrais » Thaïlandais. La visite s’ouvre sur ces deux questions : Qu’est-ce qui est thaï et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Comment définir la Thainess ?
Pour commencer, une première salle offre une chronologie du concept et de son évolution. Cela débute par l’histoire ancienne : l’héritage culturel des communautés de Ban Chiang, avec comme figures de proue les poteries en grande partie exposées au palais Suan Pakkad à Bangkok, mais aussi la pierre d’inscription de Sukhothai, considérée comme le début de l’histoire nationale. Ensuite, les images d’Épinal de la Thainess s’enchaînent : le palais royal, les costumes traditionnels, une statue d’éléphant, le drapeau national. S’ensuivent des références à la Thaïlande post-réforme politique de 1932, évoquant ainsi le rôle de Phibun, fervent agitateur du sentiment patriotique. La chronologie s’achève par la vision de la Thaïlande contemporaine : tuk tuk, cinéma thaïlandais, spas, etc.
Les salles suivantes présentent une Thaïlande grandiose et majestueuse. « Magnificently thai » est le nom tout en sobriété d’un espace introduit ainsi par l’audioguide : « Une salle magnifique avec les symboles les plus beaux. » Le visiteur y découvre en particulier un trône royal, allégorie de la monarchie, considérée comme le cœur de la Thaïlande, vénérée pour sa grandeur et sa dimension symbolique. Après quoi, la partie dédiée aux degrés de la Thainess à travers des vêtements traditionnels offre une grille de lecture clairement ethnocentrique de la place des ethnies dans cette identité nationale. Les costumes de la Cour royale sont en effet considérés comme immensément thaïs alors que les tenues traditionnelles des différentes ethnies sont certes thaïes mais de manière très diluée. Quant aux Karens, représentant les ethnies montagnardes, ils se trouvent en bas de l’échelle. Leur costume, même pas exposé avec les autres, se trouve dans un coin de la pièce, à part. Le message est assez clair… On comprend donc que Ronald McDonald, également présenté, est plus Thaï qu’un Karen car il exécute un wai, le geste de salutation local, et ressemble ainsi immédiatement à un Thaï.
Espace de l'exposition "Decoding Thainess" au Palais du Siam à Bangkok. Ronald McDonald fait le "wai", l'un des symbole de l'identité thaïe. (Crédit : Suzanne Lamour)
Espace de l'exposition "Decoding Thainess" au Palais du Siam à Bangkok. Ronald McDonald fait le "wai", l'un des symbole de l'identité thaïe. (Crédit : Suzanne Lamour)
Espace de l'exposition "Decoding Thainess" au Palais du Siam à Bangkok. Le costume de l'ethnie Karen exposé à part et pas dans la posiiton du "wai", la salutation caractéristique des Thaïs. (Crédit : Suzanne Lamour)
Espace de l'exposition "Decoding Thainess" au Palais du Siam à Bangkok. Le costume de l'ethnie Karen exposé à part et pas dans la posiiton du "wai", la salutation caractéristique des Thaïs. (Crédit : Suzanne Lamour)
Bien sûr l’exposition n’occulte pas le rôle de l’école dans cette construction de l’identité. La pédagogie, à travers les écritoires et les chansons, plante les graines de la Thainess. L’audioguide évoque d’ailleurs de manière assumée une mécanique d’endoctrinement. Au couronnement de Rama IX, les écoliers écoutaient les chansons de leur roi, renforçant ainsi le sentiment de fierté nationale.
Le visiteur aborde maintenant la place de la religion, un des trois piliers de cette Thainess. La clef de voûte des croyances est le bouddhisme Theravada. Il se trouve mélangé à de l’animisme et du brahmanisme. « Les croyances thaïes, explique un panneau, nous permettent d’avoir un bouddhisme, un brahmanisme et de l’animisme à la thaïe. Les croyances thaïes aident à révéler les identités thaïes. Comprendre ces croyances est une des meilleures façons d’en apprendre davantage sur le peuple thaïlandais. »
Après la pièce finale consacrées aux traditions, l’audioguide invite à rester un peu dans le musée : « Faites comme chez vous car c’est ça le véritable esprit de la thaïcité [sic]. »

Que pensent les Thaïlandais de la Thainess ?

La fréquentation de l’exposition est en majorité thaïlandaise. Le discours qui peut apparaître aux yeux de certains comme du prêt-à-penser est fédérateur et entretient à la perfection la flamme de la fierté d’appartenance à une nation unique.
C’est le roi Rama IV (1851–1868) qui crée le concept de Thainess. La notion s’enracine sous le règne de son fils : Rama V œuvre à l’unification de son pays et à sa modernisation. Le processus nationaliste est en marche. C’est particulièrement sous le règne de ce monarque que les Siamois auraient résisté aux velléités d’invasion des Français ou Britanniques. Toujours considérée par les Siamois comme de fines manipulations stratégiques, l’analyse historique de cession du Laos, d’une partie du Cambodge et de certaines zones de la Malaisie pour éviter toute colonisation, est cependant remise en question par certains historiens et chercheurs.
« Les documents coloniaux ont pourtant clairement établi qu’aucune colonisation du Siam n’avait été planifiée, souligne Eugénie Mérieau dans Thaïlandais (2018, éditions Ateliers Henry Dougier), les puissances françaises et anglaises préférant maintenir un État tampon entre leurs colonies respectives. » C’est à cette même époque que la toponymie se thaïfie. L’est du pays alors appelé par les Français « Laos siamois » devient l’Isan. Cette appellation vient du sanskrit Īśāna, surnom de plusieurs divinités de l’hindouisme. Plus tard, la volonté de Rama VI est d’affiner les coutumes (tradition, art, langue) pour créer un concept unique d’identité assimilé à trois éléments clés : la nation, la religion et la monarchie. Cette triade du nationalisme thaï est toujours la devise du pays.
La fin de la monarchie absolue est marquée par l’abdication de Rama VII et les années Phibun. Après une partie de ses études en France, ce militaire devient Premier ministre en 1938 et met en œuvre un programme patriotique : le changement du nom du pays – le Siam devient alors la Thaïlande (« pays des Thaïs ») -, un slogan sans équivoque – « la Thaïlande aux Thaï » -, l’instauration d’un nouvel hymne national, la promotion de la façon dont le peuple doit organiser sa journée et évidemment l’apologie d’une consommation locale.
C’est ainsi que le tryptique « Nation, Religion, Monarchie » ne cesse de s’épanouir :
• Nation : l’histoire nationale est ravivée, les héros et héroïnes qui auraient défendu le pays contre les envahisseurs, comme la princesse Suriyothai ou Thao Suranaree, sont portés aux nues. Autre exemple, la magnificence du royaume de Sukhothai est à la fois exaltée et en parallèle, remise en question par des historiens contemporains qui y voit plutôt une hagiographie établie au XIXème siècle.
• Religion : le journaliste Arnaud Dubus examine dans son étude Buddhism and Politics in Thailand les mouvements qui souhaitent faire du bouddhisme la religion d’État. Un de leurs arguments majeurs est culturel : le bouddhisme a depuis « très longtemps » façonné l’identité thaïe.
• Monarchie : Rama IX remet la royauté au cœur de la Thainess en prônant « l’économie de la suffisance » après la crise économique de 1997.
Les années récentes font aussi la part belle à cette conception de l’identité nationale. En 2015, le ministère de la Culture lançait un plan de six ans pour promouvoir la Thainess, soit l’exception thaïlandaise, afin de donner de soutenir les revenus du tourisme. L’an dernier, le Premier ministre Prayut Chan-o-cha dévoilait son programme « Thai Niyom Yangyuen », autrement dit « la Thainess durable ».
Impossible de ne pas constater que ce concept – né pour unifier une nation composée d’ethnies et carrefour commercial entre plusieurs civilisations, les Birmans, les Mons, les Chinois, les Occidentaux – a tendance à trier et classifier la population. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que les Thaïs sont fiers de leur culture, peu importe quand et comment exactement le concept de Thainess commence. Le concept est dynamique et éclectique. Il varie aussi en fonction des époques, des tendances et des différentes autorités qui régissent le pays. Finalement, il est difficile de donner une définition claire de l’idée. Les Thaïlandais sont invités à être eux-mêmes créateurs et acteurs de la Thainess. L’exposition, très pédagogique au demeurant, du musée du Siam en est la preuve. Une constante : la Thainess se définit toujours contre ce qui n’est pas thaï.

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A propos de l'auteur
Passionnée d'Asie du Sud Est depuis de nombreuses années, Suzanne Bruneau a parcouru cette région du monde à travers plusieurs voyages. Diplômée de l'École Supérieur de Commerce de Grenoble après une classe préparatoire littéraire, elle a notamment travaillé sur le développement commercial en France d'un projet de tissage de la soie embauchant une cinquantaine de femmes dans le nord-ouest du Cambodge. Aujourd'hui, elle s'intéresse particulièrement à toute la littérature concernant cette zone (essais, romans).